Introduction
La France se caractérise par l’importance de ses services publics. Cependant, ces derniers ne sont pas tous gérés par des personnes publiques. Le secteur privé y contribue également. L’évolution de la société civile a amené les pouvoirs publics à composer avec elle pour offrir au mieux aux citoyens certains services publics. Le juge administratif veille à cette répartition opérée par les personnes publiques.
Le 15 juillet 1925, la ville de Paris a concédé au club athlétique des sports généraux (CASG) un terrain, notamment pour y édifier le stade Jean Bouin et y pratiquer des activités sportives. Cette concession a été régulièrement renouvelée. En 2003, le CASG se rebaptise association Paris Jean Bouin. Le 11 août 2004, la ville de Paris prolonge à nouveau la concession des terrains au profit de l’association Jean Bouin pour vingt années.
Mais en novembre 2003, la société Paris Tennis manifeste sa volonté de présenter sa candidature à la concession de ces dépendances. Elle se porte candidate le 28 septembre 2004, soit après la décision de la ville de Paris de prolonger la concession de l’association Jean Bouin. Le maire de Paris informe donc la société Paris Tennis que sa candidature n’a pu être prise en compte.
Cette société a alors porté l’affaire devant les tribunaux. Le tribunal administratif de Paris a annulé le 31 mars 2009 la décision du maire de Paris d’attribuer la convention à l’association Jean Bouin ainsi que la décision du maire informant la société Paris Tennis de la non-retenue de sa candidature. La Cour administrative d’appel de Paris a confirmé les annulations du tribunal administratif dans son arrêt du 25 mars 2010. Le Conseil d’Etat a été saisi en cassation contre l’arrêt de la Cour administrative d’appel par deux fois : par la ville de Paris et par l’association Jean Bouin. Il leur donne raison à tous les deux et confirme les décisions d’attribution du maire de Paris à l’association Jean Bouin dans son arrêt unique du 3 décembre 2010.
Pour contester la décision d’attribution, la société Paris Tennis soutient qu’il s’agit d’une délégation de service public. Une telle délégation est soumise à des procédures de publicité et de mise en concurrence qui n’auraient pas été respectées dans le cas présent. Le Conseil d’Etat, après analyse de la convention de concession, conclut qu’il ne s’agit pas d’une délégation de service public mais d’un contrat ayant pour objet de concéder à l’association Jean Bouin le droit d’occuper et d’utiliser de façon privative les dépendances du domaine public de la ville de Paris. Un tel contrat peut être soumis à des procédures de mise en concurrence ou de publicité, mais il n’y a là aucune obligation légale. La ville de Paris n’a donc enfreint aucune règle de droit.
La question que pose cet arrêt concerne donc la définition de ce qu’est un service public. La réponse engendre de lourdes conséquences quant aux contrats que peuvent passer les autorités publiques et aux procédures à suivre.
Par principe, un service public est géré par une personne publique mais la jurisprudence prévoit la possibilité qu’un service public soit géré par une personne privée (I) mais il faut alors des liens suffisamment forts qui l’unissent à une personne publique (II).
I - La possible prise en charge d'un service public par une personne privée
Le développement de certains secteurs de la société civile a pu conduire des personnes privées à intervenir (B) pour gérer une activité d’intérêt général (A).
A - La présence d'une activité d'intérêt général
L’intérêt général peut être déclaré tel par les pouvoirs publics. Mais le plus souvent, il revient au juge de déterminer si l’activité en cause est d’intérêt général ou non. Il a ainsi pu le reconnaître pour une activité théâtrale (CE, 27 juillet 1923, Gheusi). En revanche, le Conseil d’Etat a refusé la qualification d’intérêt général à des courses hippiques du fait que leur objet était purement financier (CE, 7 juin 1999, Syndicat hippique national ; l’article 65 de la loi du 12/05/2010 a toutefois décidé que les sociétés de courses de chevaux participent à une mission de service public). Mais un casino peut l’être dans la mesure où les jeux sont accompagnés de nombreux autres spectacles qui concourent à l’animation touristique (CE, 25 mars 1966, Ville de Royan).
Pour ce qui concerne les activités sportives, le Conseil d’Etat a fait évoluer sa jurisprudence. Il a d’abord admis l’intérêt général seulement pour le développement du sport amateur et non pour l’organisation de compétitions de sport professionnel (CE, ass., 26 février 1965, Société Vélodrome du parc des Princes). Il a finalement admis que les fédérations sportives remplissaient une mission de service public, y compris lorsqu’elles organisent des compétitions de sport professionnel (CE, sect., 22 novembre 1974, Fédération des industries françaises d’articles de sport).
En l’espèce, l’association Jean Bouin gère un domaine public de la ville de Paris mais pour y pratiquer des activités sportives. Le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 3 décembre 2010, reconnait qu’il s’agit d’une activité d’intérêt général qui est gérée par une personne privée. Mais cette qualification n’emporte pas celle de service public.
B - La prise en charge d'une activité d'intérêt général par une personne privée
A l’origine, un service public est une activité d’intérêt général exercé par une personne publique (TC, 29 février 1908, Feutry). Ce critère organique emporte une présomption de service public. Mais dans l’arrêt Ville de Paris et association Jean Bouin, c’est une association, et donc une personne privée, qui exerce l’activité sportive.
Le juge administratif était réticent à reconnaître comme étant un service public une activité gérée par une personne privée, quand bien même son activité serait d’intérêt public (CE, ass., 20 décembre 1935, Entreprise Vézia). Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat admet quand même que l’entreprise bénéficie de certaines prérogatives, comme celle de la procédure d’expropriation. Trois ans plus tard, le Conseil d’Etat admet qu’une personne privée puisse gérer un service public, indépendamment de toute concession (CE, ass., 13 mai 1938, Caisse primaire « Aide et protection »).
Un service public peut donc être géré par une personne privée. La Cour administrative d’appel avait interprété la convention passée entre la ville de Paris et l’association Jean Bouin comme étant une délégation de service public. En effet, la gestion des terrains a pour objet de permettre à toutes sortes de public (étudiants, professionnels, amateurs, etc.) de pratiquer des activités sportives. Selon la cour administrative d’appel, il s’agit là d’une activité de divertissement et de spectacle sportif liée à la présence d’un club de rugby professionnel. Le Conseil d’Etat rejette cette interprétation en estimant « que la seule présence d'un club de rugby professionnel sans autres contraintes que celles découlant de la mise à disposition des équipements sportifs ne caractérise pas à elle seule une mission de service public ». La reconnaissance d’une activité d’intérêt général prise en charge par une personne privée ne suffit pas. Il faut un lien suffisamment fort unissant la ville de Paris et l’association Jean Bouin.
II – L'absence de liens suffisamment forts unissant la ville de Paris à l'association Jean Bouin
Dans l’arrêt du 3 décembre 2010, le Conseil d’Etat rejette l’interprétation selon laquelle la ville de Paris aurait un droit de regard sur l’activité de l’association Jean Bouin. Il est plus strict quant à la qualification de service public qu’il ne l’a été auparavant (A), ce qui entraine des répercussions sur la qualification du contrat (B).
A - Un conditionnement plus strict de la qualification de service public
La jurisprudence demande trois conditions pour reconnaître qu’une personne privée gère un service public : il faut que l’activité soit d’intérêt général, qu’elle s’exerce sous le contrôle d’une personne publique (que ce soit quant à sa création, ses organes ou sa gestion) et avec le concours de prérogatives de puissance publique (CE, sect., 28 juin 1963, Narcy). Cette troisième condition n’est pas indispensable mais en son absence, il faut que le contrôle exercé par l’administration soit particulièrement étroit, faisant ainsi apparaître l’organisme comme un simple prolongement de la personne publique (CE, 20 juillet 1990, Ville de Melun). L’arrêt APREI est venu assouplir cette dernière obligation (CE, sect., 22 février 2007, APREI). Le Conseil d’Etat a admis la possibilité d’exercer un service public pour un organisme privé même en l’absence de prérogative de puissance publique. Il a confirmé sa jurisprudence quelques mois plus tard (CE, sect., 6 avril 2007, Commune d’Aix-en-Provence).
A la suite de cette jurisprudence extensive de 2007 quant à la reconnaissance des services publics, le Conseil d’Etat s’est montré plus réservé. A la fin de l’année 2007, il a considéré qu’une société d’économie mixte créée par une ville pour exploiter un cinéma exerce une mission d’intérêt général mais n’assure pas un service public car la ville ne lui a pas imposé d’obligation ni d’objectifs (CE, 5 octobre 2007, Société UGC-Ciné-Cité). La différence de points de vue entre le Conseil d’Etat et les juridictions administratives inférieures dans l’affaire de l’association Jean Bouin porte sur la présence ou non d’obligations et d’objectifs pesant sur l’association.
L’association Jean Bouin doit se soumettre à certaines obligations fixées dans le contrat. La Cour administrative d’appel a interprété cette disposition comme étant la révélation de la volonté de la ville de Paris d’organiser des activités sportives sous son contrôle. Le Conseil d’Etat relève qu’il ne s’agit pas là d’une obligation née de la seule volonté de la ville de Paris mais d’un engagement pris conjointement par les deux parties au contrat. De plus, ces dispositions ne visent pas à permettre à la ville de Paris de diriger l’activité mais plutôt d’assurer la « coexistence harmonieuse » dans l’utilisation des dépendances domaniales. Il ne s’agit donc pas d’obligations imposées par la ville.
La convention prévoit qu’en cas de difficultés financières, l’association et la municipalité peuvent se rencontrer pour trouver des solutions afin de continuer à garantir les activités sportives. Il s’agit là pour la Cour administrative d’appel de l’expression de la volonté de la ville de Paris de garantir le bon exercice d’un service public, qui peut au besoin passer sous son contrôle. Le Conseil d’Etat interprète au contraire strictement cette disposition. Il s’agit d’assurer la meilleure gestion possible du domaine et le bon exercice de l’activité qui s’y déroule et en aucun cas elle n’est un droit de regard de la personne publique sur l’activité de l’association ou son organisation.
Le Conseil d’Etat estime également que les modalités de mise à disposition, comme les créneaux horaires, servent à la ville de Paris pour s’assurer du bon emploi du domaine public mais ne sont pas un droit de regard pour elle sur l’activité de l’association. Il s’agit de dispositions que le propriétaire public peut imposer dans l’intérêt du domaine comme dans celui général. Mais elles ne caractérisent pas un droit de regard sur l’exercice d’un service public. Dans cet arrêt du 3 décembre 2010, le Conseil d’Etat confirme donc un conditionnement plus strict de la qualification de service public.
B - Les conséquences de l'absence de qualification de service public
Il peut arriver qu’une personne publique vienne consacrer l’existence d’un service public. Il est possible qu’un organisme privé ait eu l’initiative d’exercer une activité d’intérêt général et qu’une personne publique soit venue par la suite approuver cette activité, la transformant en service public (CE, section de l’intérieur, avis du 18 mai 2004). Le législateur peut également en décider.
Le lien entre le gestionnaire du service public et la personne publique peut être identifié le plus facilement grâce à un contrat (CE, sect., 20 avril 1956, Epoux Bertin). Le premier article de la convention entre la ville de Paris et l’association Jean Bouin stipule clairement qu’il s’agit d’une concession d’un droit d’occupation et d’utilisation de façon privative des dépendances du domaine public et qu’en aucun cas ce n’est une concession de service public. Cependant, cette considération intervient en dernier lieu de la justification de l’arrêt. Le juge administratif se réserve le droit de requalifier la nature de la convention au besoin.
Une délégation de service public entraîne certaines obligations pour les parties. La cour administrative d’appel a jugé que la prise en charge par l’association Jean Bouin du financement d’un programme de modernisation du domaine correspondait à la contrepartie d’une obligation de service public. La Cour d’appel raisonne à l’inverse : elle cherche les conséquences nées du contrat pour trouver des indices de requalification du contrat. Le Conseil d’Etat relève que la convention n’oblige en rien à ce programme et qu’il doit être seulement motivé par les besoins de conservation du domaine par l’association et non pour exercer spécifiquement un service public. De plus, la redevance due par l’association à la ville de Paris est trop faible pour être une obligation de service public. Il ne s’agit rien de moins qu’une redevance pour exploiter un domaine public.
Le Conseil d’Etat constate donc qu’il s’agit d’une convention d’occupation du domaine public et non une délégation de service public. La passation de ce type de convention n’impose pas aux pouvoirs publics de respecter les procédures de publicité et de mise en concurrence. La Haute juridiction décide, en effet, « qu'aucune disposition législative ou réglementaire ni aucun principe n'imposent à une personne publique d'organiser une procédure de publicité préalable à la délivrance d'une autorisation ou à la passation d'un contrat d'occupation d'une dépendance du domaine public, ayant dans l'un ou l'autre cas pour seul objet l'occupation d'une telle dépendance ».
Cette solution a, toutefois, changé récemment sous l’influence du droit européen, notamment la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur. Sur sa base, la Cour de Luxembourg a jugé juge que les autorisations d’occupation du domaine des personnes publiques, sans faire la distinction entre les deux domaines propres au droit français, doivent être soumises, préalablement à leur délivrance, à une procédure de publicité et de mise en concurrence (CJUE, 14/07/2016, Promoimpresa SRL, aff. C-458/14). Par deux arrêts, le Conseil d’Etat a tiré les conséquences de ces solutions. Il a, d’abord, intégré dans le champ d’application de la directive « Services » du 12 décembre 2006 les conventions d’occupation du domaine public, imposant ainsi des obligations de publicité et de mise en concurrence pour leur conclusion (CE, 02/12/2022, n° 455033). Il a, en revanche, confirmé l’absence de telles formalités pour la délivrance d’une autorisation d’occupation du domaine privé (CE, 02/12/2022, M. D c/ Commune de Biarritz et Société Socomix, n° 460100).
CE, sect., 3/12/2010, Ville de Paris et Ass. Paris Jean Bouin
https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000023162753/
