Introduction

Certaines notions du droit administratif parviennent, parfois, à personnifier à elles seules l’un de ses régimes. Tel est le cas de la notion d’acte créateur de droits en matière de retrait et d’abrogation des actes administratifs unilatéraux.

Cette notion constitue, en effet, depuis toujours, un outil majeur utilisé par le juge administratif pour déterminer les règles régissant la disparition de ces actes. C’est, en effet, à partir d’elle qu’est délimité l’équilibre qu’il convient d’adopter entre le respect de la sécurité juridique d’un côté et celui de la légalité de l’autre, deux exigences qu’impacte nécessairement toute mesure d’abrogation et de retrait. Ce rôle ne s’est pas démenti lorsque le Code des relations entre le public et l’administration (CRPA), adopté par l’ordonnance du 23/10/2015, est venu systématiser les règles applicables en la matière. Bien que centrale, cette notion n’en demeure pas moins, comme toute notion du droit administratif, difficile à définir avec précision : se heurtent, en effet, ici, l’impérieux pragmatisme que la fonction de juger impose au juge et le besoin de systématisation auquel la doctrine se voit, du fait de son rôle, à jamais condamnée.

Il convient donc d’étudier, dans une première partie, l’intérêt de la notion d’acte créateur de droits (I) et de comprendre, dans une seconde partie, en quoi cette notion est difficilement saisissable (II).

I – L'intérêt de la notion d'acte créateur de droits

La notion d’acte créateur de droits apparaît comme centrale dans le régime de disparition des administratifs unilatéraux. Elle détermine, en effet, les règles applicables à leur retrait et à leur abrogation (A) et conditionne l’équilibre entre le respect de la sécurité juridique et celui de la légalité qui caractérise ce régime (B).

A – Une notion au cœur du régime du retrait et de l'abrogation

Longtemps, l’analyse de la problématique de la disparition des actes administratifs unilatéraux commandait de distinguer les règles du retrait et celles de l’abrogation : le premier emporte disparition rétroactive de l’acte quand la seconde n’induit sa sortie de l’ordre juridique que pour l’avenir. La perspective a été complètement modifiée quand le CRPA est venu systématiser les règles applicables en la matière en faisant de la distinction entre actes créateurs de droits et actes non créateurs de droits le pivot du régime de la disparition des actes administratifs unilatéraux.

S’agissant des actes créateurs de droits, le CRPA prévoit que l’abrogation ou le retrait ne sont possibles que si la décision est illégale et que dans le délai de quatre mois suivant son édiction. Ce faisant, le Code reprend la solution qu’avait consacrée le Conseil d’Etat à propos du retrait des décisions explicites (CE, ass., 26/10/2001, Ternon) en l’appliquant tant au retrait des décisions implicites (jusque-là régi par un régime dérogatoire posé par la loi du 12/04/2000) qu’à l’abrogation de ces deux catégories de décisions. La nouvelle règle vaut que l’abrogation ou le retrait soient prononcés à l’initiative de l’administration, à la demande d’un tiers ou à celle du bénéficiaire de la décision. Dans ce dernier cas, cependant, le CRPA prévoit des aménagements : c’est, ainsi, que l’administration peut, sans condition de délai, abroger ou retirer une décision, qu’elle soit légale ou illégale, dès lors que son abrogation ou son retrait n’est pas susceptible de porter atteinte aux droits des tiers et s’il s’agit de la remplacer par une décision plus favorable au bénéficiaire.

S’agissant des actes non créateurs de droits, c’est-à-dire des actes règlementaires et des actes non règlementaires non créateurs de droits, le Code reprend la distinction entre l’abrogation et le retrait. Dans le premier cas, l’acte peut être abrogé pour tout motif et sans condition de délai. La seule exigence réside dans le fait d’adopter, le cas échéant, des mesures transitoires pour éviter une atteinte excessive à la sécurité juridique. Le texte reprend également à son compte la jurisprudence Cie. Alitalia (CE, 03/02/1989) en matière d’obligation d’abrogation des actes règlementaires ou non règlementaires non créateurs de droits illégaux ou dépourvus d’objet. Quant au retrait, le CRPA prévoit que l’acte ne peut être retiré que s’il est illégal et si le retrait intervient dans le délai de quatre mois suivant son édiction.

Au-delà de leur aspect technique, ces solutions doivent être lues au travers du prisme de l’équilibre entre sécurité juridique et respect de la légalité que le caractère créateur de droits ou non de l’acte qu’il s’agit de retirer ou d’abroger conditionne.

B – Une notion qui conditionne l'équilibre sécurité juridique / respect de la légalité

Le régime de l’abrogation et du retrait des actes administratifs unilatéraux repose sur un subtil équilibre entre le respect de la sécurité juridique et celui du principe de légalité. Dans le premier cas, il s’agit de garantir les droits acquis par les administrés en limitant les pouvoirs d’abrogation et de retrait de l’administration. Dans le second, au contraire, il s’agit de faire droit aux exigences du respect de la légalité en permettant à l’administration de faire disparaître un acte illégal.

L’arrêt Dame Cachet (CE, 03/11/1922) qui a, longtemps, régi le régime du retrait des actes explicites créateurs de droits est de ce point de vue très instructif. Celui-ci fixait deux conditions pour qu’un tel acte puisse être retiré : l’acte devait, ainsi, être illégal et le retrait devait intervenir dans le délai du recours contentieux, c’est-à-dire dans les deux mois de la publicité de la décision ou, lorsqu’un recours avait été formé contre celle-ci, tant que le juge n’avait pas encore statué. Cette solution parvenait à combiner l’exigence du respect de la légalité par la possibilité reconnue à l’administration de retirer l’acte illégal et celle du respect de la sécurité juridique en limitant la possibilité de retrait à la période de temps pendant laquelle l’acte pouvait encore être annulé par le juge.

C’est sur la base des mêmes exigences que le CRPA de 2015 fait varier les règles de retrait et d’abrogation. Et, c’est à partir du caractère créateur de droits ou non de l’acte qu’il s’agit de retirer ou d’abroger qu’il détermine où placer le curseur entre ces deux pôles. C’est, ainsi, que lorsque l’acte est créateur de droits, le Code fait sa part aux exigences du principe de légalité en permettant sa suppression lorsqu’il est illégal, mais fait largement primer l’impératif de sécurité juridique en enfermant son abrogation ou son retrait dans un délai de quatre mois de manière à limiter la période pendant laquelle les droits acquis par les administrés peuvent être remis en cause. A l’inverse, lorsque l’acte n’est pas créateur de droits, les exigences de sécurité juridique s’effacent devant celles du respect de la légalité, voire même, tout simplement, devant des considérations d’opportunité. L’administration peut, ainsi, abroger un acte pour tout motif et sans condition de délai. Il n’en va différemment que pour le retrait de ces actes qui n’est possible que dans le délai de quatre mois et sous condition de leur irrégularité : cette solution qui replace les exigences de sécurité juridique au premier plan en matière d’actes non créateurs de droits peut étonner, mais le caractère rétroactif de la disparition de l’acte peut justifier un encadrement plus strict qu’en matière d’abrogation.

La notion d’acte créateur de droits apparaît donc comme centrale dans le régime de disparition des actes administratifs unilatéraux. Sa définition n’en est, alors, que plus cruciale : hélas, celle-ci apparaît malaisée.

II – La notion d'acte créateur de droits : une notion insaisissable ?

Comme pour toute notion du droit administratif, celle d’acte créateur de droits a fait l’objet de multiples tentatives de définition de la part de la doctrine. Et, comme il advient souvent en cette matière, ces essais se sont épuisés à chercher dans la jurisprudence des éléments de définition que le juge, fidèle à sa démarche empirique, se gardait bien de lui procurer. Aussi, si certains traits caractéristiques peuvent être avancés avec suffisamment de certitude, aucune définition globale n’est, à ce jour, parvenu à recueillir un large consensus au sein des commentateurs de la jurisprudence administrative.

Au titre des éléments suffisamment solides, la doctrine est parvenue à isoler le champ d’application des actes créateurs de droits. C’est, ainsi, que ces actes ne peuvent jamais être des actes règlementaires : en effet, en vertu d’une formule souvent reprise par le juge, « nul n’a de droits acquis au maintien d’une disposition règlementaire ». Les actes créateurs de droits ne peuvent donc être que des décisions individuelles, même si toutes ne sont pas créatrices de droits. L’autre élément bien établi concerne les bénéficiaires des droits. Il peut s’agir de la personne désignée par la décision ou bien de tiers par rapport à cette dernière : par exemple, le refus de nommer des personnes dans un corps de fonctionnaires peut créer des droits au profit des fonctionnaires appartenant déjà à ce corps.

C’est, là, que s’arrêtent les certitudes et que commencent les propositions de systématisation aux contours suffisamment perméables pour prendre en compte la liberté que s’accorde le juge administratif de compléter au cas par cas la liste des actes reconnus comme créateurs de droits. Les auteurs des Grands arrêts de la jurisprudence administrative considèrent, ainsi, que « sont créateurs de droits les actes qui donnent aux intéressés une situation sur laquelle il n’est pas possible en principe à l’administration de revenir ». Les auteurs peinent à aller au-delà dans leur raisonnement et reconnaissent eux-mêmes que cette notion « est plus facile à illustrer par des exemples qu’à systématiser par une définition ». La suite de l’ouvrage ne fait donc pas exception à la tradition administrativiste du recours au recueil d’exemples pour donner corps à une définition que l’on peine à saisir. Au titre des actes créateurs de droits cités, l’on trouve l’acte de nomination d’un fonctionnaire, la décision d’octroi d’une décoration ou même la décision de ne pas infliger une sanction. Relèvent, également, de cette catégorie l’ensemble des décision pécuniaires (CE, sect., 06/11/2002, Mme. Soulier), à l’exception des mesures qui « se bornent à procéder à la liquidation de la créance née d’une décision prise antérieurement » puisque, ici, c’est la décision initiale qui est créatrice de droits (CE, sect., 12/10/2009, Fontenille). A l’inverse, ne sont pas créateurs de droits, outre les règlements, les autorisations de police, les sanctions, les actes obtenus par fraude ou, plus généralement, les actes recognitifs c’est-à-dire les actes qui se bornent à constater une situation.

Il n’y a dans ce constat rien de bien surprenant pour qui connaît le droit administratif. Les commentateurs et le juge sont, en effet, mus par deux logiques différentes. Les premiers tentent, et c’est leur rôle d’enseignants-chercheurs, de déceler, derrière les multiples cas d’espèce, l’unité de la notion, alors que le second, s’il peut, lui-aussi, être porté par un certain effort de systématisation indispensable à une bonne lisibilité du droit, demeure dans une posture largement pragmatique : son rôle n’est, en effet, que de donner une solution au litige qui lui est soumis, sans s’enfermer dans des notions a priori qui le priveraient de toute faculté d’adaptation. Cela ne signifie pas que la notion d’acte créateur de droits n’est pas opératoire ni efficace, mais simplement qu’il apparaît vain de lui rechercher une définition et des bornes concrètes.