Les relations internationales pendant la Guerre froide : un monde bipolaire ? (dissertation)

Introduction

« De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer est descendu à travers le continent ». Cette citation est tirée du discours de Winston Churchill à Fulton en 1946, où il a utilisé l’expression « rideau de fer » pour décrire la division de l’Europe, et plus largement du monde, en deux blocs : l’Est Communiste et l’Ouest capitaliste. Elle illustre la division profonde qui caractérise les relations internationales durant la Guerre froide

Les relations internationales désignent l’ensemble des rapports, interactions et affrontements entre les États, mais aussi avec d'autres acteurs (organisations internationales, entreprises, mouvements transnationaux, individus) sur la scène mondiale. Ces relations, qu'elles soient diplomatiques, économiques, culturelles ou militaires, structurent l'ordre international. La période des relations internationales étudiée ici est celle de la Guerre froide qui désigne le conflit d’un genre nouveau opposant principalement, entre 1947 et 1991, les États-Unis et l’Union soviétique. Ce conflit est qualifié de « froid » car, contrairement aux guerres traditionnelles, il n’a pas donné lieu à une confrontation militaire directe entre les deux superpuissances, mais s’est traduit par des tensions permanentes, des courses aux armements, des crises diplomatiques et des guerres par procuration. Enfin, l’adjectif bipolaire suggère une structuration du monde autour de deux pôles de pouvoir antagonistes. Un système bipolaire se caractérise par une division nette du monde entre deux camps opposés, en l’occurence entre communisme et capitalisme, chacun sous la domination d'une superpuissance, impliquant une rivalité constante et une logique d'alignement pour les autres États.

À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, l’équilibre mondial est profondément bouleversé. Les grandes puissances européennes sont affaiblies, tandis que deux États émergent comme vainqueurs incontestés et détenteurs d'une puissance sans précédent : les États-Unis, forts de leur suprématie économique et militaire, et l’URSS, étendant son influence sur l’Europe de l’Est. Dès la fin des hostilités, les divergences idéologiques, politiques et stratégiques entre les deux grands alliés d’hier éclatent au grand jour. La conférence de Yalta (février 1945) et celle de Potsdam (juillet-août 1945) avaient tenté d’organiser l’après-guerre, mais elles ont rapidement montré les limites de la coopération entre Washington et Moscou. En 1947, la doctrine Truman aux États-Unis et la doctrine Jdanov en URSS formalisent l'entrée dans la Guerre froide, chacun prétendant défendre la liberté ou le socialisme contre les visées impérialistes de l’autre. La division du monde en deux blocs devient manifeste avec la mise en place du Plan Marshall (1947) et du COMECON (1949) puis la création de l’OTAN (1949) et du Pacte de Varsovie (1955), ou encore la partition durable de l’Allemagne et de Berlin. La bipolarité impose sa logique durant plusieurs décennies, bien qu'elle soit progressivement remise en cause par de nouvelles dynamiques apparues à la faveur de la décolonisation, des rivalités internes aux blocs, et de l'émergence de puissances régionales. Cette période d’affrontement multiforme entre deux blocs prendra fin en 1991 avec la chute de l’URSS qui signe de facto la disparition du bloc de l’Est.

Dans le cadre de la présente dissertation nous nous interrogerons pour déterminer dans quelle mesure la Guerre froide a façonné un système international strictement bipolaire, ou si la réalité des relations internationales fut plus nuancée, marquée par des dynamiques alternatives à cette division binaire.

Pour répondre à cette problématique nous verrons d'abord comment la Guerre froide a institué une organisation du monde largement bipolaire (I), avant d'analyser les limites de cette bipolarité et l'émergence d'acteurs et de logiques multipolaires (II).

I - La Guerre froide : l’affirmation d'un monde bipolaire structurant les relations internationales

Durant la période de la Guerre froide, chacun des deux blocs est emmené par une superpuissance, les États-Unis d’une part et l’URSS d’autre part, qui promeuvent respectivement un modèle économique et politique antagoniste (A). Cette antagonisme crée un phénomène de bipolarité et conduit à un affrontement multiforme entre les deux grandes puissances (B).

A - Deux superpuissances aux modèles antagonistes

La Guerre froide est caractérisée par un affrontement de nature idéologique entre deux modèles antagonistes. Les États-Unis, au sein du bloc de l’Ouest, promeuvent d’un point de vue économique le capitalisme et d’un point de vue politique la démocratie libérale et la liberté individuelle (1). L’URSS, au sein du bloc de l’Est, met en avant un modèle communiste qui s’oppose quasiment en tout point au modèle occidental (2).

1 - Les États-Unis, promoteurs du libéralisme et du capitalisme

À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis apparaissent comme la première puissance économique et militaire du monde. Forts de leur suprématie industrielle et financière, ils entendent promouvoir un modèle basé sur la démocratie libérale, l'économie de marché et la liberté individuelle. La politique étrangère américaine s’organise dès 1947 autour de la doctrine Truman, qui vise à contenir l’expansion du communisme en soutenant politiquement, économiquement et militairement les pays menacés par l'influence soviétique.

Le Plan Marshall (1947) illustre cette stratégie : en apportant une aide financière massive à l'Europe de l'Ouest pour favoriser sa reconstruction, les États-Unis entendent à la fois consolider les régimes démocratiques et créer un espace économique compatible avec leurs intérêts. Cette logique d’endiguement est également militaire avec la création de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) en 1949, alliance défensive censée protéger l’Europe occidentale contre toute agression soviétique. Par ces initiatives, les États-Unis structurent un vaste ensemble d’États alignés sur leur modèle politique et économique, formant ainsi l’un des deux pôles de la bipolarité mondiale.

2 - L'URSS, promoteur du socialisme et de l'internationalisme communiste

De son côté, l’Union soviétique propose une alternative radicale à l’ordre libéral américain. S'appuyant sur la victoire contre l'Allemagne nazie et la conquête de l'Europe de l'Est, Moscou impose progressivement des régimes communistes dans les territoires libérés par l’Armée rouge. Dès 1947, la doctrine Jdanov théorise la division du monde entre un « camp impérialiste » mené par les États-Unis et un « camp anti-impérialiste » guidé par l’URSS.

Pour consolider son influence, l’URSS met en place le Conseil d'assistance économique mutuelle (COMECON) en 1949, visant à organiser les économies socialistes selon une logique planifiée. Militairement, la création du Pacte de Varsovie en 1955, en réponse à l'OTAN, scelle l’alliance des pays du bloc de l'Est sous l’autorité soviétique. En promouvant une idéologie égalitariste et anticapitaliste, l'URSS prétend incarner l’espoir des classes populaires et des peuples colonisés, renforçant ainsi son attractivité dans de nombreuses régions du monde. L'Union soviétique constitue ainsi le second pôle du système bipolaire issu de la Guerre froide.

B - Une division du monde en deux blocs rivaux

La deux puissances dominantes de la Guerre froide vont chercher à structurer leur camp autour d’un certain nombre d’alliance, notamment dans le domaine militaire mais aussi scientifique et technologique, sportif ou culturel (1). Cette confrontation multiforme n’a cependant jamais dégénéré en affrontement armé global, notamment du fait de la possession par les deux superpuissances de l’arme nucléaire (2).

1 - La formation d'alliances militaires et idéologiques

La structuration bipolaire du monde pendant la Guerre froide se traduit par la constitution d'alliances formelles et la polarisation idéologique de la planète. L'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), créée en 1949, réunit les États-Unis, le Canada et plusieurs pays d’Europe occidentale autour d’un pacte de défense collective : une attaque contre l’un des membres serait considérée comme une attaque contre tous. En réponse, l’Union soviétique met sur pied en 1955 le Pacte de Varsovie, alliance militaire regroupant les pays du bloc de l'Est sous son contrôle.

Outre ces alliances militaires, la confrontation s'étend au domaine scientifique et technologique mais aussi sportif ou culturel. Chacun des deux blocs cherche à promouvoir son modèle comme supérieur. Cette rivalité se traduit notamment par la course à l’espace, symbolisée par le lancement du satellite soviétique Spoutnik en 1957, puis par la conquête de la Lune par les Américains en 1969. Elle s’exprime également à travers la propagande, les compétitions sportives (comme les Jeux olympiques) et l’affrontement culturel (films hollywoodiens destinés à promouvoir le modèle américain par exemple). Chaque camp tente de rallier à sa cause les pays émergents, notamment ceux issus de la décolonisation, en vantant les mérites de son système politique et économique.

2 - La codification de la confrontation : l’équilibre de la terreur nucléaire

Au cœur de cette bipolarité se trouve la montée en puissance de l’armement nucléaire. Dès 1949, l’Union soviétique acquiert l'arme atomique, mettant fin au monopole américain. La possession d’armes de destruction massive par les deux superpuissances donne naissance à la doctrine de la dissuasion nucléaire, selon laquelle aucun des deux camps n'oserait déclencher un conflit direct de peur d'une destruction mutuelle assurée (MAD — Mutual Assured Destruction).

Cette situation d’équilibre de la terreur est illustrée par des crises majeures, comme celle du blocus de Berlin (1948-1949), qui voit les Occidentaux ravitailler Berlin-Ouest par un pont aérien pour contrer l’encerclement soviétique, ou encore la crise des missiles de Cuba (1962), au cours de laquelle le monde se retrouve au bord d'une guerre nucléaire après le déploiement de missiles soviétiques sur l’île caribéenne. Ces épisodes démontrent que, malgré l’absence d’affrontement militaire direct entre les États-Unis et l'URSS, la rivalité est totale et structure profondément les relations internationales.

II - Les limites d'un monde strictement bipolaire

Si l’affrontement entre deux blocs, et entre deux modèles, est incontestablement le prisme dominant de l’analyse des relations internationales durant la période de la Guerre froide il faut également en souligner les limites. En effet un certain nombre d’États ont, durant cette période, adopté une position dite « non-alignée » vis à vis des deux blocs (A). De plus les deux blocs n’ont jamais été uniformes et ont connu un certain nombre de tensions internes (B).

A - L'affirmation du « Tiers-monde » et des non-alignés

Le phénomène de décolonisation suite à la seconde guerre mondiale a abouti à l’apparition d’un certain nombre de nouveau États sur la scène internationale. Ces nouveaux États ne se sont pas nécessairement inscrits dans l’un des deux blocs et nombre d’entre eux ont manifesté une volonté d’émancipation par rapport à l’affrontement bipolaire entre les États-Unis et l’URSS (1). Cette volonté d’émancipation a notamment abouti à la création du mouvement des non-alignés, qui revendique une troisième voie dans l’affrontement entre capitalisme et communisme (2).

1 - La décolonisation et la naissance de nouveaux acteurs internationaux

À partir des années 1950, la bipolarisation du monde est remise en question par un phénomène majeur : la décolonisation. En Asie, en Afrique et au Moyen-Orient, de nombreux territoires sous domination européenne accèdent à l’indépendance. En particulier la France et le Royaume-Uni voient la majorité de leurs colonies accéder à l’indépendance dans les années 1950 et 1960. Cela a pour conséquence d’augmenter considérablement le nombre des États représentés à l’ONU, ce qui modifie les équilibres de l’Organisation. Ces nouveaux États refusent souvent de se laisser enfermer dans l’affrontement Est-Ouest et revendiquent une voie propre dans les relations internationales.

La Conférence de Bandung en 1955 symbolise cette volonté d’émancipation. Réunissant pour la première fois les représentants de vingt-neuf pays d'Afrique et d'Asie, elle affirme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, condamne le colonialisme sous toutes ses formes, et prône la neutralité dans le conflit Est-Ouest. Par leur nombre croissant, ces jeunes nations qui modifient la composition de l’Organisation des Nations Unies pèsent progressivement sur l’élaboration des normes internationales, notamment en matière de développement et de souveraineté.

2 - Le mouvement des non-alignés : une troisième voie

Dans le prolongement de Bandung, le mouvement des non-alignés se structure au début des années 1960. Son objectif est clair : échapper à la logique de l’alignement sur l’un ou l’autre des deux blocs. La Conférence de Belgrade en 1961 marque la fondation officielle du mouvement sous l'impulsion de leaders comme Josip Broz Tito (Yougoslavie), Jawaharlal Nehru (Inde) et Gamal Abdel Nasser (Égypte).

Le non-alignement ne signifie pas neutralité absolue, mais revendication d'une autonomie politique dans un monde dominé par la rivalité des superpuissances. Les États non-alignés défendent le principe d'indépendance nationale, la non-ingérence et réclament une réforme de l'ordre économique mondial pour favoriser leur développement. Si l’impact du mouvement reste limité face aux poids des deux blocs, il contribue néanmoins à complexifier la grille de lecture bipolaire des relations internationales et à souligner l’émergence d’une dynamique multipolaire.

B - Les tensions et évolutions internes aux deux blocs

Outre le phénomène de non-alignement il faut souligner que chacun des grands blocs est loin d’être homogène et connait un certain nombre de dissension en son sein (1). D’autre part la Guerre froide ne signifie pas l’absence complète de collaboration entre les deux blocs, notamment du fait d’une politique de détente mise en place progressivement à partir des années 1960 (2).

1 - L'hétérogénéité et les dissidences au sein des blocs

La rigidité apparente des deux blocs masque en réalité des tensions et des divergences importantes, qui remettent en cause l’idée d’une bipolarité absolue. Dès les années 1950-1960, le bloc communiste connaît une profonde fissure avec la rupture sino-soviétique. Loin de constituer un front uni avec l’URSS la Chine de Mao Zedong critique la politique de coexistence pacifique prônée par le bloc soviétique et revendique une voie révolutionnaire propre, débouchant sur une rivalité durable entre Pékin et Moscou.

De même, à l’intérieur du bloc occidental, des voix s’élèvent contre l'hégémonie américaine. La France du général Charles de Gaulle adopte une politique étrangère indépendante, marquée par le retrait de la structure militaire intégrée de l’OTAN en 1966 et par la promotion d’une « troisième voie » européenne. Par ailleurs, l’impopularité de certaines interventions américaines, comme la guerre du Vietnam, suscite de fortes contestations dans plusieurs pays occidentaux. Ces dissidences internes révèlent que les blocs ne sont ni monolithiques ni totalement alignés sur leurs chefs de file.

2 - La Détente et l'évolution des rapports de force internationaux

À partir des années 1960, et notamment suite à la crise des missiles de Cuba en 1962, une période dite de Détente s’amorce progressivement, marquant une atténuation relative des tensions entre les deux superpuissances. Cette phase se traduit par une série de négociations et d’accords bilatéraux visant à limiter les risques de confrontation nucléaire, comme les accords SALT I (Strategic Arms Limitation Talks) signés en 1972. La Détente témoigne d’une reconnaissance mutuelle des sphères d’influence et d'une volonté de stabiliser l’ordre mondial.

Parallèlement, d’autres acteurs étatiques commencent à émerger comme puissances économiques ou politiques à part entière, à l’image du Japon ou de la Communauté économique européenne (CEE), qui deviendra par la suite l’Union européenne. Ces nouveaux acteurs tout en restant majoritairement alignés, développent une influence propre, tant sur le plan économique que diplomatique. Ainsi, si la bipolarité reste la grille de lecture dominante jusqu’à la fin des années 1980, elle se trouve progressivement nuancée par des dynamiques multipolaires en gestation.

Cette grille de lecture est aujourd’hui rendue obsolète depuis la Chute de l’URSS en 1991. Si la fin du modèle soviétique a pu brièvement faire croire à l’avènement d’un monde unipolaire sous domination des États-Unis les relations internationales sont au contraire aujourd’hui plutôt multipolaires et morcelées. La fin de l’affrontement structurant entre les deux blocs n’a pas fait disparaitre les conflits armés, comme en témoigne la résurgence de guerres régionales (conflits russo-ukrainien ou israélo-palestinien par exemple), et a entrainé l’émergence de nouvelles problématiques internationales (changement climatique ou terrorisme international par exemple).