Les contours juridiques du principe de souveraineté des États en droit international (dissertation)

Introduction

La souveraineté étatique est, selon la formule de Cour internationale de justice dans l’affaire Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique) de 1986, un « principe fondamental […] sur lequel repose tout le droit international ». Cette citation illustre la centralité du concept de souveraineté dans l’ordre international contemporain. 

Le principe de souveraineté est l’un des fondements classiques du droit international. Il désigne la capacité d’un État à exercer son autorité suprême sur un territoire et une population, sans ingérence extérieure. Il confère à chaque État une compétence exclusive sur les matières relevant de sa juridiction interne. En ce sens, la souveraineté peut se définir comme un attribut négatif en vertu duquel aucun pouvoir légal supérieur ne s’exerce sur l’État contre sa volonté. La souveraineté étatique, comme le souligne la Cour permanente de justice internationale dans l’affaire du Lotus, implique que l’Etat n’est lié par le droit international que dans la mesure de son engagement, c’est à dire à l’égard des règles qu’il a choisi de se rendre opposables. Ce principe se décline en plusieurs attributs : souveraineté territoriale, souveraineté politique (liberté de choisir son système politique, économique ou social) et souveraineté juridique (capacité de produire des normes et d’adhérer ou non à des engagements internationaux). Plusieurs principes fondamentaux du droit international découlent du concept de souveraineté tels que l’égalité souveraine des États (article 2 §1 de la Charte des Nations Unies), le respect de l’intégrité territoriale ou le principe de non-ingérence dans les affaires internes d’un État (article 2 §7 de la Charte des Nations Unies). Pour autant, il ne s’agit pas d’un concept absolu : la souveraineté est juridiquement encadrée par des règles de droit international qui la définissent et, parfois, la limitent. Il convient donc d’interroger les contours de ce principe, c’est-à-dire ses fondements, ses implications juridiques, mais aussi ses restrictions ou évolutions dans un ordre juridique en mutation.

Le concept moderne de souveraineté s’ancre dans la paix de Westphalie de 1648, qui marque la fin des guerres de religion en Europe et fonde un ordre international reposant sur des États indépendants et juridiquement égaux. Cette souveraineté westphalienne affirmait l’idée d’un pouvoir absolu des États sur leur territoire, justifiant l’exclusion de toute autorité supérieure, notamment religieuse ou impériale. Au XXe siècle, la souveraineté devient un principe central du droit international positif. La Société des Nations, puis surtout l’Organisation des Nations Unies, en font un pilier des relations interétatiques. En 1945, la Charte des Nations Unies proclame à la fois l’égalité souveraine des États (art. 2 §1) et l’interdiction du recours à la force (art. 2 §4), consolidant ainsi la souveraineté dans un cadre pacifique et coopératif. Cependant, cette souveraineté est rapidement confrontée à des dynamiques nouvelles. La décolonisation, le développement du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’internationalisation des droits de l’homme ou encore les régimes de sécurité collective restreignent le champ d’action des États souverains. Le principe évolue alors d’une conception absolue à une souveraineté encadrée, réinterprétée à la lumière du tissu complexe d’interdépendances qui caractérisent l’ordre international contemporain. 

Le présent sujet nous amène à questionner la définition juridique de la souveraineté des États à l’époque contemporaine. Est-elle encore une prérogative absolue ou un principe encadré, limité voire transformé par l’évolution du droit international ? 

L’étude de la souveraineté révèle d’abord un principe structurant du droit international, garantissant l’autonomie et l’égalité des États (I) ? Ce principe se trouve néanmoins progressivement encadré et repensé par l’émergence de normes internationales limitatives et d’obligations collectives (II).

I - La souveraineté : un principe structurant de l’ordre juridique international

La souveraineté reste un fondement essentiel du droit international contemporain. Elle consacre à la fois l’égalité juridique des États sur la scène internationale et leur compétence exclusive sur leurs affaires internes (A). Ce principe a été pleinement intégré au corpus juridique international, tant par les traités que par la coutume, conférant aux États une autonomie normative centrale dans la construction des relations internationales (B).

A - La souveraineté comme fondement de l’égalité et de l’indépendance des États

La souveraineté constitue d’abord un principe d’organisation de la société internationale, assurant que chaque État est égal en droit, quels que soient sa taille, sa population ou sa puissance (1). Elle garantit également à chaque entité étatique une indépendance fonctionnelle, en lui reconnaissant une compétence exclusive pour régler ses affaires internes, à l’abri de toute ingérence extérieure (2).

1 - L’égalité souveraine comme principe fondateur de la société internationale

L’égalité souveraine est un principe cardinal du droit international, énoncé de manière explicite à l’article 2 § 1 de la Charte des Nations Unies : « L’Organisation est fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses membres. » Elle implique que tous les États, quels que soient leurs caractéristiques ou leur puissance, jouissent des mêmes droits et sont soumis aux mêmes obligations sur la scène internationale. Il s’agit d’une égalité juridique, et non de fait, qui repose sur le postulat fondamental que chaque État est maître de ses choix, libre de contracter ou de ne pas contracter, de reconnaître ou non un autre État, ou encore de participer à des organisations internationales.

Ce principe est également au cœur de l’indépendance des États vis-à-vis des autres acteurs. Il interdit notamment que certains États puissent imposer leurs décisions à d’autres, sauf dans le cadre très limité de mécanismes collectifs prévus par le droit (ex. : Conseil de sécurité de l’ONU en cas de menace contre la paix). L’égalité souveraine est ce qui permet à la société internationale de fonctionner sans hiérarchie entre ses membres, contrairement à ce que l’on observe dans les ordres juridiques internes structurés autour d’un pouvoir central.

Historiquement, cette égalité a permis l’élargissement de la société internationale, notamment avec la décolonisation. Chaque nouvel État accédant à l’indépendance était reconnu comme égal en droit aux États déjà existants. Aujourd’hui encore, l’égalité souveraine sert de fondement à la représentativité dans les institutions internationales, comme le principe « un État = une voix » à l’Assemblée générale de l’ONU.

Ainsi, la souveraineté fonde l’architecture horizontale du droit international contemporain, où les États, bien que différents en puissance, se tiennent théoriquement sur un pied d’égalité juridique.

2 - L’indépendance et la compétence exclusive sur les affaires internes

L’un des corollaires à l’égalité souveraine est le fait, pour chaque État, de disposer d’une compétence exclusive pour organiser librement ses affaires internes, sans interférence extérieure. Ce principe de non ingérence, également reconnu par l’article 2 §7 de la Charte des Nations Unies, interdit à l’ONU et, plus largement à tout autre acteur international, d’intervenir dans des matières relevant essentiellement de la compétence nationale. Cela inclut notamment le choix du régime politique, du système juridique, des politiques économiques, éducatives ou culturelles.

La compétence interne s’étend également à l’exercice du pouvoir normatif sur le territoire national. En vertu de ce principe, l’État peut édicter des lois, administrer la justice, contrôler ses frontières et faire usage de la force publique. Cette autonomie juridique est un attribut essentiel de la souveraineté : aucun État n’est tenu d’adopter un système particulier ni de se conformer à des modèles imposés par d’autres. Cette liberté se manifeste également dans le pouvoir discrétionnaire de l’État de conclure ou non des traités, d’adhérer à des organisations internationales ou d’en sortir.

La compétence interne est aussi territoriale : elle confère à l’État le monopole de l’usage de la force légitime sur son territoire, et le droit de refuser l’intervention de forces étrangères. Cela se traduit par l’interdiction de toute immixtion étrangère dans les affaires nationales, qu’elle soit politique, économique ou militaire. Ce principe de non-ingérence est à la fois un corollaire de la souveraineté et une condition de son effectivité internationale.

Toutefois, cette compétence exclusive connaît des limites. Certaines obligations internationales contraignent désormais les États à respecter des normes supérieures, même dans le cadre de leur juridiction interne. C’est le cas, par exemple, des droits fondamentaux garantis par les conventions internationales, ou des normes impératives du droit international (jus cogens). La souveraineté confère aux États une compétence interne large, mais juridiquement encadrée. Cette autonomie fonctionnelle reste un pilier de l’ordre juridique international, même si elle est aujourd’hui tempérée par des exigences normatives communes.

B - La consécration juridique de la souveraineté par le droit international

Le principe de souveraineté a été progressivement consolidé par le droit international contemporain, au travers de la consécration de multiples principes qui viennent donner corps à ce concept. Nous étudierons ici deux catégories de principes qui, dans des domaines différents, permettent à l’État d’exercer sa souveraineté : l’intégrité territoriale et l’inviolabilité des frontières d’une part (1) et l’autonomie normative d’autre part (2).

1 - L’intégrité territoriale et l’inviolabilité des frontières

La souveraineté étatique a été consacrée par plusieurs sources du droit international, tant conventionnelles que coutumières, comme un fondement essentiel de l’ordre international. Cette reconnaissance s’est traduite en particulier par deux principes corollaires : l’intégrité territoriale des États et l’inviolabilité de leurs frontières.

Le principe d’intégrité territoriale interdit toute atteinte au territoire d’un État par un autre, que ce soit par la menace ou l’usage de la force. Ce principe est inscrit dans la Charte des Nations Unies (article 2 §4), qui interdit le recours à la force dans les relations internationales, sauf exceptions prévues (légitime défense ou autorisation du Conseil de sécurité). Il est également affirmé dans de nombreux traités régionaux, comme l’Acte final d’Helsinki de 1975 dans le cadre de l’OSCE, ou la Charte africaine de l’unité.

Quant à l’inviolabilité des frontières, elle découle du respect du statu quo territorial tel qu’il est juridiquement établi. La coutume internationale, consolidée par la pratique étatique, rejette les acquisitions territoriales par la force. Ainsi, les annexions unilatérales (comme celle du Koweït par l’Irak en 1990, ou plus récemment de la Crimée par la Russie en 2014) sont largement condamnées et considérées comme contraires au droit international.

Ces principes sont réaffirmés par la jurisprudence internationale. La Cour internationale de Justice, dans plusieurs affaires (notamment l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci), a rappelé que la délimitation et le respect des frontières sont des éléments constitutifs de la souveraineté, et qu’aucune modification territoriale ne peut se faire sans l’accord de l’État concerné.

L’intégrité territoriale et l’inviolabilité des frontières s’inscrivent ainsi dans une logique de stabilité, de paix et de sécurité. Ils protègent les États contre toute intervention ou pression externe visant à altérer leur configuration géographique ou politique sans leur consentement. Cette protection territoriale constitue l’un des piliers les plus tangibles de la souveraineté dans le droit international classique.

2 - L’autonomie normative des États

La souveraineté des États se manifeste également par leur autonomie normative, c’est-à-dire par la liberté dont ils disposent pour élaborer et appliquer leurs propres normes, qu’elles soient internes ou internationales. En droit international classique, cette autonomie est considérée comme l’un des attributs essentiels de la souveraineté, garantissant à chaque État la maîtrise de son ordre juridique et de sa participation à la société internationale.

Sur le plan interne, l’État est libre d’adopter les lois, règlements et politiques publiques de son choix, à condition de respecter les obligations qu’il a lui-même contractées. Cette capacité normative exclusive permet aux États de structurer leur organisation politique (régime parlementaire, présidentiel, monarchie, etc.), leur droit civil, pénal ou commercial, ainsi que leurs politiques économiques, sociales ou culturelles. Aucune autorité supérieure n’a, en principe, le pouvoir d’imposer à un État une législation contre sa volonté.

Sur le plan international, l’autonomie normative se traduit par la liberté de conclure ou de ne pas conclure des traités. Le principe du consentement est fondamental en droit international : un État n’est lié que par les normes auxquelles il a expressément consenti, que ce soit par adhésion à un traité ou par reconnaissance d’une coutume. Il peut ainsi choisir les organisations internationales qu’il souhaite rejoindre, les conventions qu’il accepte de signer, ou encore se retirer d’un accord, selon les procédures prévues. Cette liberté est affirmée par l’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (pacta sunt servanda), mais aussi par l’article 34 de cette Convention, qui précise qu’un traité ne crée pas d’obligations ou de droits pour un tiers sans son consentement. Les États conservent ainsi, malgré certaines limites, une latitude normative significative, fondement de leur souveraineté dans un ordre international encore largement interétatique.

II - La souveraineté : un principe en tension face aux évolutions contemporaines du droit international

Si la souveraineté demeure un fondement essentiel du droit international, son exercice n’échappe plus aujourd’hui à un encadrement croissant. En effet, l’émergence de normes impératives, l’interdiction du recours à la force ou encore l’universalisation des droits fondamentaux limitent, dans une certaine mesure, la liberté d’action des États dans l’intérêt collectif (A). Parallèlement, la souveraineté se reconfigure dans des contextes nouveaux, marqués par l’intervention humanitaire, la responsabilité de protéger ou encore l’intégration régionale, qui appellent à repenser ses contours traditionnels (B).

A - L’encadrement juridique de la souveraineté par des normes impératives

Le droit international contemporain impose aux États des obligations auxquelles ils ne peuvent théoriquement se soustraire, même au nom de leur souveraineté. Cette contrainte découle d’abord de la prohibition du recours unilatéral à la force armée, au profit d’un système de sécurité collective encadré par la Charte des Nations Unies (1). Elle s’exprime également par l’affirmation progressive de normes impératives et par la reconnaissance d’obligations erga omnes, qui marquent une avancée vers une société internationale fondée sur des intérêts communs (2).

1 - L’interdiction du recours à la force et les mécanismes de sécurité collective

L’une des sources d’encadrement de la souveraineté dans le droit international contemporain réside dans l’interdiction générale du recours à la force armée, proclamée par l’article 2 §4 de la Charte des Nations Unies. Cette norme interdit à tout État d’utiliser ou de menacer d’utiliser la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État. Elle met fin à la possibilité pour un État souverain de faire la guerre à sa guise, comme cela a longtemps été admis dans le droit classique. En contrepartie, les mécanismes de sécurité collective de l’ONU (chapitre VII) confèrent au Conseil de sécurité le monopole de la légitimation de la force, dans l’intérêt de la paix et de la sécurité internationales.

Cette limitation est d’autant plus forte que les exceptions à cette interdiction sont strictement encadrées : légitime défense en cas d’agression armée (article 51), ou autorisation explicite du Conseil de sécurité pour une opération coercitive. En dehors de ces cas, le recours à la force est jugé illicite, même s’il est justifié par les États des considérations politiques ou humanitaires. Ainsi, des interventions militaires comme celle des États-Unis en Irak en 2003, sans aval onusien, ont été largement critiquées comme des violations de la souveraineté d’un État et du droit international.

Ce cadre juridique exprime une évolution profonde : la souveraineté ne peut plus être invoquée pour justifier l’usage unilatéral de la force. Elle s’inscrit désormais dans un ordre juridique où la sécurité collective prime sur les logiques de puissance. La capacité d’un État à défendre ses intérêts par la force est donc subordonnée à des règles communes, qui encadrent l’expression traditionnelle de sa souveraineté sur le plan militaire et sécuritaire. L’interdiction du recours à la force n’est bien sûr pas une garantie absolue contre les conflits et dépend du bon vouloir des États chargés d’appliquer la Charte des Nations Unies. Les exemples récents, comme l’invasion de l’Ukraine par la Russie depuis 2022, montrent que les conflits sont toujours une réalité dans les relations internationales contemporaines. 

2 - Le respect des droits fondamentaux et le développement des normes erga omnes

L’affirmation progressive des droits fondamentaux dans l’ordre juridique international a profondément transformé la compréhension du principe de souveraineté. Alors que celle-ci impliquait historiquement l’exclusivité de la compétence étatique sur ses ressortissants, le droit international contemporain impose aux États des obligations envers les individus, qui limitent leur autonomie interne.

Cette évolution s’est traduite par la reconnaissance croissante de normes relatives aux droits de l’homme dans des traités multilatéraux universels ou régionaux (PIDCP, PIDESC, CEDH, etc.), mais aussi dans des normes coutumières. Ces règles créent des obligations objectives que les États ne peuvent ignorer, même s’ils n’y ont pas expressément consenti. Ainsi, la torture, l’esclavage ou encore la disparition forcée constituent des violations graves du droit international qui ne peuvent être justifiées par la souveraineté nationale.

La jurisprudence internationale a consolidé cette approche. Dans l’affaire Barcelona Traction (CIJ, 1970), la Cour a introduit la notion d’obligations erga omnes, c’est-à-dire des obligations envers la communauté internationale dans son ensemble. Cela signifie que toute atteinte à ces obligations engage la responsabilité de l’État, même en l’absence de préjudice direct à un autre État. La protection des droits fondamentaux est ainsi devenue un enjeu collectif, transcendant les frontières et limitant le pouvoir discrétionnaire des gouvernements.

De manière plus générale, le développement du concept de jus cogens, qui désigne des normes impératives du droit international, marque une étape supplémentaire dans la hiérarchisation des normes. Ces règles, auxquelles nul État ne peut déroger, s’imposent à tous, indépendamment de leur volonté. Elles encadrent l’action normative et politique des États, qui ne peuvent invoquer leur souveraineté pour justifier des actes contraires à ces standards universels.

Ainsi, la souveraineté n’est plus une barrière étanche protégeant les États de toute critique. Elle est juridiquement relativisée au profit de la protection des droits fondamentaux, dans une logique d’universalisation des valeurs communes. Cette tendance traduit un passage progressif d’une souveraineté absolue à une souveraineté responsable, soumise au respect des droits des individus et à des normes supérieures. Là encore ces évolutions doivent être relativisés en pratique puisque les traités relatifs aux droits humains ne sont pas toujours respectés par les États signataires et que la valeur et le contenu des normes de jus cogens fait l’objet de débats juridiques. Les normes évoquées permettent néanmoins, au moins partiellement, d’encadrer la souveraineté étatique dans certains domaines. 

B - Les limites et les adaptations contemporaines de la souveraineté

Face aux défis globaux et à la montée de l’interdépendance, le principe de souveraineté tend à s’adapter pour rester opérant dans un monde en mutation. Cette adaptation se manifeste d’abord par l’apparition de nouveaux cadres normatifs qui conditionnent l’exercice de la souveraineté à des exigences de protection des populations, notamment dans le cadre de la responsabilité de protéger ou de l’ingérence humanitaire (1). Elle s’exprime également à travers des formes de mise en commun de la souveraineté, en particulier dans les organisations d’intégration régionale comme l’Union européenne, où les États acceptent volontairement de limiter leur autonomie pour atteindre des objectifs collectifs (2).

1 - La souveraineté sous condition : ingérence humanitaire, responsabilité de protéger, justice internationale

L’idée selon laquelle la souveraineté est absolue tend à s’effacer face à l’émergence d’une conception plus fonctionnelle et conditionnelle du pouvoir étatique. Le principe d’ingérence humanitaire, formulé dès les années 1990 à la suite des échecs à prévenir certains génocides ou crimes contre l’humanité (comme au Rwanda ou en ex-Yougoslavie), repose sur la conviction que le respect de la souveraineté ne peut servir de prétexte à l’inaction face à des violations massives des droits fondamentaux.

Si le principe d’ingérence humanitaire a été critiqué et n’est pas consacré en tant que tel par le droit international il a néanmoins trouvé un prolongement normatif avec l’adoption, lors du Sommet mondial de l’ONU en 2005, du concept de responsabilité de protéger (R2P). Ce principe repose sur une triple responsabilité : celle de l’État de protéger sa population, celle de la communauté internationale d’aider l’État à le faire, et, en cas d’échec manifeste, celle d’intervenir de manière collective et encadrée. Il s’agit d’une mutation importante : la souveraineté est désormais conçue comme une responsabilité, non comme un droit inconditionnel.

Dans le même esprit, le développement de la justice pénale internationale illustre également une limitation de la souveraineté. L’adoption du Statut de Rome en 1998, qui a institué la Cour pénale internationale (CPI), permet la poursuite de dirigeants pour génocide, crimes de guerre ou crimes contre l’humanité, indépendamment de leur statut ou de la volonté de leur État. Certes, la compétence de la CPI repose sur le consentement des États (par ratification), mais dans certains cas, elle peut être activée par le Conseil de sécurité, contournant ainsi le refus éventuel d’un État d’y être soumis.

Ces dispositifs traduisent un tournant conceptuel : le pouvoir souverain d’un État ne saurait légitimer l’impunité totale. Dès lors que l’État manque à ses obligations fondamentales envers sa population, la communauté internationale peut, dans des conditions précises, intervenir ou faire valoir le droit. La souveraineté devient ainsi conditionnelle, soumise à des critères minimaux de respect des droits humains et de responsabilité, qui structurent désormais, bien qu’imparfaitement, son exercice dans l’ordre juridique international contemporain.

2 - L’exercice partagé de la souveraineté dans les régimes d’intégration régionale 

La souveraineté étatique n’est plus aujourd’hui uniquement conçue comme une autonomie absolue, elle peut également être volontairement aménagée ou partagée dans le cadre d’organisations internationales, notamment dans les régimes d’intégration régionale. L’Union européenne constitue l’exemple le plus avancé de cette logique d’exercice conjoint de la souveraineté, qui repose non sur la contrainte, mais sur le consentement des États à transférer certaines compétences à des institutions supranationales.

L’article 1er du Traité sur l’Union européenne rappelle que les États membres ont établi une union « à laquelle ils attribuent des compétences pour atteindre leurs objectifs communs ». Cette formulation souligne le caractère volontaire du transfert de souveraineté : il ne s’agit pas d’un abandon, mais d’une délégation encadrée, réversible et limitée. Les États membres conservent leur souveraineté mais l’exercent en partie collectivement, au service d’un intérêt commun.

Ce partage de souveraineté s’observe dans des domaines aussi essentiels que la politique monétaire (zone euro), commerciale (politique commerciale commune, union douanière), ou encore environnementale. Le droit dérivé de l’Union européenne prime, dans de nombreuses matières, sur le droit national, y compris constitutionnel, ce qui illustre l’ampleur de la contrainte acceptée. La Cour de justice de l’Union européenne a d’ailleurs souligné que ce processus s’inscrivait dans une logique d’« ordre juridique propre » (arrêt van Gend en Loos, 1963). 

Au-delà de l’UE, d’autres organisations régionales, comme l’Union africaine, le Mercosur ou l’ASEAN, développent également des formes plus ou moins avancées de coopération institutionnalisée, où les États modulent l’exercice de leur souveraineté pour favoriser l’intégration économique, politique ou sécuritaire.

Ainsi, la souveraineté reste, à bien des égards, le socle de l’ordre juridique international. Fondement de l’égalité des États, de leur indépendance politique et de leur compétence exclusive sur leurs affaires internes, elle constitue un principe structurant, largement consacré par la coutume comme par les traités. Toutefois, les transformations contemporaines du droit international, qu’il s’agisse de la prohibition du recours à la force, de la reconnaissance des normes impératives, de la protection des droits fondamentaux ou encore du développement d’ordres juridiques intégrés, ont profondément redéfini les contours de cette souveraineté. Loin de disparaître, la souveraineté se recompose en devenant un droit moins absolu et plus souvent conditionné au respect d’un certain nombre de normes communes. Ainsi, le droit international contemporain ne remet pas en cause le principe de souveraineté, mais tend plutôt à en encadrer l’exercice. C’est dans cet équilibre entre autonomie et interdépendance que la souveraineté conserve aujourd’hui toute sa pertinence.