Introduction

« Un homme compétent est un homme qui se trompe selon les règles ». Cette maxime, énoncée par le poète Paul Valéry, tend parfois à s’appliquer aux hommes comme aux États et aux institutions de l’Union. Il sera vu au cours de ce commentaire que pour ne pas tomber dans le travers décrit par le poète, les institutions européennes peuvent faire preuve d’une certaine flexibilité quant à l’interprétation des domaines de compétence de l’Union.

La compétence se définit comme un titre juridique habilitant un sujet de droit à exercer un pouvoir. En l’espèce, elle est l’aptitude reconnue à l’Union européenne (UE) par le droit de l’Union pour édicter et mettre en œuvre des règles de droit européen. L’Union exerce cette compétence dans les limites prévues par les traités européens. Ces traités sont conclus par les États membres. L’Union n’a dès lors pas la « compétence de sa compétence » en ce qu’elle n’édicte pas les règles de droit dessinant les contours de l’exercice de son pouvoir. Concrètement, le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) prévoit en son article 2 cinq catégories de compétence : la compétence exclusive, partagée, de coordination des politiques économiques et de l’emploi, en matière de politique étrangère et de sécurité commune et enfin d’appui de coordination ou complémentaire. Peuvent ainsi être relevées trois catégories principales de compétences au niveau d’interventionnisme graduel et deux catégories s’attachant à des domaines très spécifiques. Les domaines matériels correspondant à chaque catégorie de compétences sont précisés par les articles 3 à 6 TFUE.

Le TFUE constitue une avancée majeure en matière de compétences de l’Union en organisant et clarifiant ses compétences et lui transférant de nouvelles compétences partagées. Il est toutefois à noter que le TFUE ne transfère pas de nouvelles compétences exclusives à l’Union, celles-ci étant déjà reconnues par la doctrine et la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) avant d’être consacrées par le TFUE. Le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, remplaçant le traité établissant la communauté européenne, vise ainsi principalement à clarifier les domaines et l’étendue des compétences de l’Union. Le traité CE prévoyait certaines dispositions relatives aux compétences. Toutefois, le traité de Lisbonne répartit en catégories les compétences de l’Union et liste, parfois de manière exhaustive, les domaines relevant des compétences exclusives, partagées ou d’appui. Depuis Lisbonne, l’Union possède également la personnalité juridique internationale. Elle peut dès lors conclure des traités internationaux dans ses domaines de compétence, contraignant en conséquence les États membres à conclure des accords conformes au droit de l’Union.

Le présent sujet nous amène à nous questionner sur les contours juridiques et le cadre d’application pratique de l’article 2 TFUE.

Dans une première partie, nous pourrons noter que l’article 2 TFUE établit une nomenclature des compétences de l’Union (I) dont les contours apparaissent comme des objets juridiques dynamiques davantage que comme des obligations au caractère fixe et permanent (II).

I - La détermination normative d'une nomenclature des compétences de l'Union par l'article 2 TFUE

Il est possible de relever à la lecture de l’article 2 TFUE que celui-ci liste trois compétences principales, en sus de deux compétences spécifiques, (A) prévoyant chacune un pouvoir normatif différentié de l’Union européenne (B).

A - La consécration normative de trois catégories de compétences principales par le TFUE

Le TFUE liste en son article 2 des domaines de compétence exclusive dans lesquels les États sont dépossédés de tout titre de compétence (1) ainsi que des domaines de partage de compétence entre les États et l’Union (2).

1 - La consécration par le TFUE de domaines où l’Union exerce une compétence exclusive

Aux termes du paragraphe 1 de l’article 2 TFUE, « Lorsque les traités attribuent à l’Union une compétence exclusive dans un domaine déterminé, seule l'Union peut légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants ». Les États sont dessaisis de leur compétence dans ce domaine. Ils ne peuvent légiférer dans un domaine de compétence exclusive que si le droit de l’Union les a habilités à le faire ou pour mettre en œuvre les actes de l’Union. Cette disposition peut impliquer une obligation de légiférer pour les États en ce que ceux-ci sont contraints de mettre en œuvre les actes juridiquement contraignants de l’Union européenne aux termes de l’article 291 TFUE.

L’État n’a pas de titre de compétence interne pour agir dans les domaines de compétence exclusive, il n’agit que sur habilitation de l’Union ou pour mettre en œuvre les obligations édictées par elle. À côté des domaines de compétence exclusive de l’Union se trouvent les domaines de compétences partagée et les domaines d’appui, de coordination et de complément.

2 - La reconnaissance par le TFUE de domaines où États et UE se partagent la compétence : la compétence partagée et celle d’appui, de coordination et de complément

Aux termes du deuxième paragraphe de l’article 2 TFUE, « Lorsque les traités attribuent à l'Union une compétence partagée avec les États membres dans un domaine déterminé, l'Union et les États membres peuvent légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants dans ce domaine ». Dans le cadre d’un domaine de compétence partagée, les États et l’Union exercent tous deux leur compétence au même titre. Toutefois, il est nécessaire en la matière de distinguer le titre de compétence et le cadre dans lequel celle-ci s’exerce. La primauté du Droit de l’Union sur le droit interne implique en effet que l’exercice par les États d’une compétence partagée doit nécessairement respecter le Droit de l’Union. L’article 2 TFUE précise en ce sens que « Les États membres exercent leur compétence dans la mesure où l’Union n’a pas exercé la sienne ». Ceux-ci cessent dès lors d’exercer leur compétence partagée dans tous les pans de domaines couverts par le droit de l’Union.

Le cinquième paragraphe de l’article 2 TFUE prévoit quant à lui que « dans certains domaines et dans les conditions prévues par les traités, l’Union dispose d’une compétence pour mener des actions pour appuyer, coordonner ou compléter l’action des États membres, sans pour autant remplacer leur compétence dans ces domaines ». L’Union peut dans ces domaines adopter des actes juridiquement contraignants. L’Union ne peut harmoniser les dispositions législatives des États membres dans le cadre de cette compétence. L’Union peut prendre des mesures de portée contraignante pour informer ou mettre en relation des États membres afin de rapprocher potentiellement leur politique. Toutefois, ces actes ne peuvent contenir d’obligations matérielles en interdisant des mesures prises dans le droit interne des États membres ou en contraignant les États à prendre des mesures législatives dans ces domaines pour atteindre certains objectifs. Il est ainsi possible de relever une gradation du pouvoir normatif de l’Union selon que la compétence est exclusive, partagée ou encore d’appui, de coordination et de complément.

B - Des compétences de l'Union prévoyant un pouvoir normatif différentié de l'UE

Bien que les États soient contraints en vertu du principe de primauté du droit de l’Union de respecter le droit européen dans tous leurs actes juridiques, peu importe le titre de compétence envisagé (2), il est possible de noter l’existence d’un rôle graduel de l’Union selon le titre de compétence (1).

1 - Le rôle graduel de l’Union selon le titre de compétence envisagé

Il ressort au terme de cette analyse que la nomenclature des compétences de l’Union peut se classer par échelle de sa capacité d’action selon le domaine. L’Union exerce un rôle plus ou moins extensif selon les catégories de compétences envisagées. Dans le cadre d’une compétence exclusive, le rôle de l’Union est le plus poussé. En l’absence de titre de compétence, les États membres sont entièrement dépossédés de leur pouvoir dans les domaines listés comme étant une compétence exclusive de l’Union à moins d’être habilité par l’Union ou pour exécuter le droit européen.

En matière de compétence d’appui, à l’inverse, le rôle de l’Union est le plus en retrait. Si elle peut adopter des actes juridiquement contraignants, l’Union ne peut remplacer la compétence des États dans les domaines d’appui. Sans pouvoir imposer un rapprochement matériel des droits des États membres dans un objectif d’harmonisation, l’Union est contrainte de se limiter à des mesures d’information ou de mise en relation visant in fine à une convergence spontanée des droits internes des États membres.

En matière de compétence partagée en revanche, la compétence de l’Union européenne s’exerce en principe sur le même plan que celle de l’État membres. Tous deux ont le même titre de compétence dans ces domaines. Toutefois, l’État devant respecter le droit de l’Union, celui-ci peut voir sa marge de manœuvre considérablement réduite si l’Union a davantage légiféré dans un domaine. En tout état de cause, peu importe le titre de compétence, un État doit exercer sa compétence dans le respect du droit de l’Union.

2 - Le nécessaire respect du droit de l’Union par tous les actes des États membres dans l’exercice de leur compétence

Les États membres sont soumis au principe de primauté du droit de l’Union, reconnu par la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt Costa c/ Enel. Ceux-ci ont l’obligation de ne pas prendre de dispositions législatives enfreignant le droit de l’Union. Peu importe le titre de compétence, l’État doit respecter le droit de l’Union, même dans l’exercice d’une compétence qui lui est réservée. Sur ce principe repose également le fait que, dans le cadre d’une compétence partagée, « les États membres exercent leur compétence dans la mesure où l’Union n’a pas exercé la sienne ». La frontière entre compétence partagée et compétence exclusive tend ainsi à se troubler dans certains domaines.

Les États membres cessant d’exercer leur compétence dans les domaines où l’Union a exercé la sienne, la compétence étatique peut être extrêmement réduite, allant parfois jusqu’à priver l’État de sa compétence. Tous les éléments couverts par un acte de l’Union au sein d’un domaine ne peuvent plus être régis par le droit interne des États membres. L’Union peut être amenée à préempter par son activisme normatif tout un pan d’un domaine de compétence partagé. L’agriculture, à titre d’exemple, est très largement préemptée par le droit de l’Union qui a considérablement légiféré en la matière. Si le domaine de compétence reste bien formellement partagé, l’exercice de la compétence devient alors exclusif pour l’Union européenne. Un domaine de compétence partagé de jure peut dès lors se transformer en un domaine de compétence exclusive de facto si l’activité de l’Union en la matière est particulièrement dense. Une telle pratique révèle que les contours de la nomenclature fixée par le TFUE sont en réalité très mouvants.

II - Une nomenclature des compétences de l'Union aux contours mouvants en pratique

Il peut être tiré de l’analyse de la mise en application de l’article 2 que la délimitation matérielle des compétences de l’Union se voit en réalité interpréter de manière extensive (A), permettant de conclure à une absence d’immuabilité de la nomenclature fixée par l’article 2 (B).

A - Le caractère extensif de la délimitation matérielle des compétences de l'Union

Il apparaît dans la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne que celle-ci adopte une interprétation volontariste des bases juridiques des actes de l’Union (2), malgré l’apparente netteté de la délimitation des compétences matérielles de l’Union prévue par le TFUE (1).

1 - Une liste des compétences matérielles de l’Union en apparence bien délimitée

L’article 2 TFUE, établissant la nomenclature des domaines de compétence de l’Union européenne n’en liste pas le contenu. La délimitation matérielle des compétences de l’UE est précisée au sein des articles 3, 4 et 6 TFUE. En matière de compétence exclusive, le TFUE consacre en son article 3 les domaines de compétence reconnus à l’Union par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne ou par la doctrine. Le traité de Lisbonne n’ajoute aucun nouveau domaine de compétence exclusive et liste exhaustivement ces domaines. L’article 6 TFUE liste également exhaustivement les domaines d’appui, de coordination ou de complément. L’article 4 TFUE établit en revanche une liste non exhaustive en ne citant que les « principaux domaines » de compétence partagée de l’Union.

L’Union n’exerce sa compétence que dans les domaines fixés par le traité. L’Union ne peut étendre sa compétence par un acte de droit dérivé. Elle est contrainte de fonder l’exercice de sa compétence sur une base juridique fixée par le TFUE, et par conséquent par les États membres qui lui ont confié ce titre de compétence. L’exercice par l’Union de sa compétence est ainsi tributaire de l’interprétation que fait la CJUE de la base juridique sur laquelle pourrait se fonder un acte de l’Union européenne.

2 - Le caractère volontariste du contrôle des bases juridiques des actes de l’Union effectué par la CJUE

Tous les actes de droit de l’Union doivent être adoptés en application d’une disposition prévue par un traité européen. Il s’agit alors de la base juridique de l’acte adopté par l’Union et par conséquent de l’exercice d’une de ses compétences. Les institutions européennes n’ont en aucun cas le pouvoir d’établir des bases juridiques dérivées et doivent se borner à exercer leur compétence dans le cadre de ce qui est prévu par les traités. La Cour de justice de l’Union européenne exerce un contrôle juridictionnel de la base juridique des actes pris par l’Union.

Le contrôle de la base juridique revêt une importance toute particulière en ce qu’elle va fonder l’étendue de la compétence de l’Union ou des États, selon qu’elle soit exclusive, partagée ou d’appui. La CJUE prend en compte le but, le contenu ou encore le contexte juridique dans lequel s’inscrit la réglementation dans son analyse de la base juridique sur laquelle se fonde l’acte. La Cour garde toutefois une assez large marge d’interprétation pour interpréter la base juridique des actes de l’Union. Cette capacité d’interprétation de la Cour conduit à relativiser l’apparente rigueur de l’énumération des domaines matériels de compétences effectuée par le TFUE et à considérer les compétences de l’Union comme des objets dynamiques davantage que comme des obligations au caractère fixe et permanent.

B - L'absence d'immuabilité de la nomenclature fixée par l'article 2

Outre l’interprétation volontariste que fait la Cour du contenu de l’article 2, les États bénéficient d’une compétence bien plus large que l’Union en ce que celle-ci n’est pas limitée par le TFUE et s’applique dans tout domaine non limitativement listé par le traité (1). Tous ces éléments conduisent à relativiser assez largement la classification opérée par le traité FUE (2).

1 - Les États membres, des États souverains bénéficiant de la compétence de la compétence

Si le droit de l’Union bénéficie d’une primauté vis à vis du droit interne des États membres, conduisant à une préemption de certains pans des domaines de compétence partagée, il serait exagéré de conclure à une suprématie totale du droit de l’Union conduisant à transformer de facto les domaines de compétence partagée en domaines de compétence exclusive. Les États membres ne voient en effet pas leur compétence être directement encadrée par les traités européens. Les traités encadrent les compétences de l’Union mais ne peuvent limiter celle des États. Les États membres, en tant qu’États souverains bénéficient de la compétence de la compétence.

L’Union exerce à l’inverse sa compétence uniquement dans le cadre défini par les traités fondateurs conclus par les États membres, sans pouvoir l’étendre par un acte de droit dérivé. Les États gardent une compétence interne de principe en ayant la capacité de légiférer dans tous les domaines qui ne sont pas limitativement listés au sein des articles 3 à 6 TFUE. Il est de plus extrêmement rare que le droit de l’Union recouvre des domaines de compétence entiers, interdisant à l’État de légiférer et rendant exclusive une compétence partagée. Les États conservent ainsi une forte marge de manœuvre et, en États souverains, n’ont à agir que dans le respect du droit de l’Union et non directement dans les limitations prévues par le TFUE. Ces éléments conduisent à relativiser la rigidité de la classification établie par le TFUE.

2 - La nécessaire relativisation d’une telle classification

Les marges de manœuvre laissées aux États membres en raison de l’exercice souverain de leur compétence et la démarche volontariste de la Cour de justice dans son interprétation des bases juridiques fondant les compétences de l’Union conduisent à relativiser l’importance des listes prévues par le TFUE. Les règles posées par le traité en matière de compétence sont un objet mouvant, sujet à interprétation, notamment lorsque qu’un acte se fonde sur plusieurs bases légales à la fois. L’article 2 prévoit une nomenclature des compétences mais ne délimite pas la répartition matérielle des compétences. Celle-ci, prévue aux articles 3 à 6 ainsi qu’en troisième partie du TFUE ne peut être analysée comme une liste rigide mais davantage comme un inventaire dynamique des compétences matérielles de l’Union.

Certains principes généraux du droit peuvent également permettre à l’Union de se saisir d’un domaine n’appartenant pas à sa compétence. Ainsi, en vertu du principe de subsidiarité, l’article 5 TUE prévoit que « dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres ». L’Union peut ainsi également exercer une compétence exclusive dans un domaine de compétence partagée si son intervention est nécessaire et présente une valeur ajoutée en comparaison d’un acte pris directement par un État membre.

Article 2 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne

« 1. Lorsque les traités attribuent à l'Union une compétence exclusive dans un domaine déterminé, seule l'Union peut légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants, les États membres ne pouvant le faire par eux-mêmes que s'ils sont habilités par l'Union, ou pour mettre en œuvre les actes de l'Union.

2. Lorsque les traités attribuent à l'Union une compétence partagée avec les États membres dans un domaine déterminé, l'Union et les États membres peuvent légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants dans ce domaine. Les États membres exercent leur compétence dans la mesure où l'Union n'a pas exercé la sienne. Les États membres exercent à nouveau leur compétence dans la mesure où l'Union a décidé de cesser d'exercer la sienne.

3. Les États membres coordonnent leurs politiques économiques et de l'emploi selon les modalités prévues par le présent traité, pour la définition desquelles l'Union dispose d'une compétence.

4. L'Union dispose d'une compétence, conformément aux dispositions du traité sur l'Union européenne, pour définir et mettre en œuvre une politique étrangère et de sécurité commune, y compris la définition progressive d'une politique de défense commune.

5. Dans certains domaines et dans les conditions prévues par les traités, l'Union dispose d'une compétence pour mener des actions pour appuyer, coordonner ou compléter l'action des États membres, sans pour autant remplacer leur compétence dans ces domaines.

Les actes juridiquement contraignants de l'Union adoptés sur la base des dispositions des traités relatives à ces domaines ne peuvent pas comporter d'harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres.

6. L'étendue et les modalités d'exercice des compétences de l'Union sont déterminées par les dispositions des traités relatives à chaque domaine. »