Introduction
« La coutume est plus sûre que la loi ». Cette citation d’Euripide illustre l’importance de la coutume, parfois aussi grande que le texte écrit lui-même. Une telle importance n’est pas sans poser question tant au regard de la souplesse qu’elle apporte que du risque de trop grand éloignement de la lettre et de l’esprit de la Constitution.
La coutume constitutionnelle désigne l’ensemble des usages, pratiques et traditions qui complètent, modifient ou interprètent le texte constitutionnel, sans être explicitement écrits dans celui-ci et qui, par leur répétition dans le temps deviennent des pratiques institutionnelles établies. Elle se distingue du droit constitutionnel écrit, qui repose sur des normes formelles adoptées par un pouvoir constituant et étant rédigée au sein d’une constitution écrite. La coutume joue un rôle essentiel dans de nombreux systèmes constitutionnels, mais son importance varie selon les traditions juridiques et politiques.
La coutume constitutionnelle est historiquement très présente dans les régimes politiques anciens, notamment en Angleterre, où elle a structuré le passage d’un pouvoir monarchique absolu à un régime parlementaire. Dans les régimes modernes, elle a longtemps coexisté avec le droit écrit, mais la montée en puissance des Constitutions rigides depuis la fin du XVIIIe siècle tend à en limiter la portée. En France, la place de la coutume dans le droit constitutionnel a évolué selon les régimes : elle était importante sous les républiques parlementaires (IIIe et IVe République) mais a été consciemment réduite par la Ve République, bien qu’elle y garde une certaine importance.
Au vu de ces éléments, il convient de se demander si la coutume constitutionnelle peut être une source de droit efficace dans un système dominé par une Constitution écrite et quelle est son influence dans les systèmes juridiques contemporains ?
Pour répondre à cette problématique, nous verrons d’abord que la coutume constitutionnelle est un complément essentiel au droit écrit, jouant un rôle dans l’interprétation et l’adaptation des institutions (I). Nous analyserons ensuite ses limites et ses contestations, notamment dans les régimes à Constitution rigide comme la Ve République française (II).
I - La Coutume constitutionnelle : un complément essentiel au droit écrit
Si la Constitution est le texte fondamental d’un État, elle ne peut pas toujours prévoir toutes les situations institutionnelles et évolutions sociétales. La coutume constitutionnelle intervient donc pour interpréter, compléter ou adapter la norme écrite. Elle permet ainsi d’être une source de droit complétant les lacunes ou l’absence du texte constitutionnel (A) et joue un rôle d’interprétation du texte pour permettre aux institutions de s’adapter dans une situation non couverte par les règles écrites (B).
A - La coutume constitutionnelle comme source de droit en l'absence de règles écrites
Dans certains systèmes politiques, la coutume joue un rôle central en l’absence de règles écrites précises, que ce soit en raison de l’existence d’un système constitutionnel coutumier (1) ou dans le cadre de systèmes constitutionnels écrits (2).
1 - Le cas du Royaume-Uni : une Constitution fondée sur la coutume
Le Royaume-Uni est souvent cité comme l’exemple type d’un régime où la coutume constitutionnelle joue un rôle fondamental. Il n’existe pas de Constitution écrite unique au Royaume-Uni mais un ensemble de textes anciens complétés par des règles coutumières. Les textes à valeur constitutionnelle au Royaume-Uni sont la Magna Carta (1215), l’Habeas Corpus (1679) et le Bill of Rights (1689). Ces textes anciens au caractère souvent général doivent nécessairement être complétés par des pratiques coutumière pour adapter les règles à l’époque, aux institutions et normes sociales modernes.
Certains éléments très importants des institutions britanniques reposent ainsi sur la coutume constitutionnelle. C’est le cas par exemple de la nomination du Premier ministre. Aucun texte ne définit précisément la manière dont le Premier ministre doit être désigné. Sa nomination par le monarque en choisissant le chef du parti majoritaire à la Chambre des communes est ainsi une norme coutumière incontournable. De la même manière, la coutume impose que le gouvernement soit responsable devant la Chambre des Communes et qu’il démissionne en cas de motion de censure. Ce principe n’est inscrit dans aucun texte écrit, mais il est appliqué de manière constante. Le rôle du monarque est également strictement encadré par la coutume. Le Roi est juridiquement le chef de l’État, son rôle est pourtant aujourd’hui marginal, la coutume dictant qu’il n’intervienne pas directement dans les affaires politiques.
Ainsi, au Royaume-Uni, la coutume constitue bien plus qu’un simple complément. Elle est l’essence même du système constitutionnel britannique. Dans d’autres systèmes de droit constitutionnel écrit, la coutume joue un rôle moins fort mais sa place dans les institutions n’en est pas pour autant marginale.
2 - L’importance de la coutume dans les systèmes constitutionnels écrits
Même dans les pays ayant une Constitution écrite, la coutume joue par bien des aspects un rôle essentiel. Dans les régimes parlementaires, comme l’Allemagne, l’Espagne ou encore le Canada, la coutume organise des pratiques qui ne sont pas écrites mais sont pourtant régulièrement appliquées. Aucune règle écrite n’impose par exemple au chancelier allemand ou au Premier ministre canadien de démissionner après une défaite électorale ou une perte de confiance. Cette règle coutumière s’est par exemple illustrée dans l’actualité avec la démission du Premier ministre canadien Justin Trudeau, qui estimait ne plus avoir la confiance du Parlement canadien. Dans les monarchies parlementaires comme l’Espagne ou la Belgique, les monarques exercent également un rôle restreint voulu par la coutume, laissant la gestion des affaires publiques au Premier ministre.
Dans les régimes présidentiels, où la séparation des pouvoirs est plus stricte, la coutume peut également jouer un rôle important. Aux États-Unis, jusqu’en 1951, rien n’interdisait officiellement à un président d’exercer plus de deux mandats. Pourtant, depuis George Washington, une coutume voulait que les présidents ne briguent pas un troisième mandat. Cette coutume a été par la suite constitutionnalisée par le 22e amendement après que Franklin D. Roosevelt ait brigué quatre mandats consécutifs et soit mort en fonction. Ces exemples montrent que la coutume ne disparaît pas dans les régimes dotés d’une Constitution écrite. Au contraire, elle sert à remplir les lacunes et à préciser certaines pratiques institutionnelles. Elle sert également à interpréter le texte et adapter les institutions en la présence de règles écrites.
B - La coutume constitutionnelle comme outil d'interprétation du texte et d'adaptation des institutions
Outre son rôle de complément, la coutume constitutionnelle permet aussi d’interpréter la Constitution (1) et d’adapter les institutions (2) aux évolutions politiques.
1 - La coutume comme outil d’interprétation des textes constitutionnels
Les textes constitutionnels portent souvent un caractère général et abstrait, nécessitant une interprétation coutumière du texte pour l’adapter au cours du temps. La coutume intervient alors pour préciser l’application de certaines dispositions constitutionnelles. À titre d’exemple, en France, la Constitution ne précise pas que le Premier ministre doit être issu de la majorité parlementaire. Le Président de la République jouit d’un pouvoir discrétionnaire en la matière. En période majoritaire, le Président nomme une personnalité issue de son bord politique. Toutefois, en période de cohabitation, et ce afin d’éviter le vote d’une motion de censure, cette coutume prend tout son sens et le Premier ministre est issu d’un bord opposé à celui du Président. Seule entorse à cette coutume sous la Ve République, la période actuelle a conduit à la nomination d’un Premier ministre issu de la droite, dont le groupe parlementaire ne comprend pourtant que 41 députés, puis, à la suite du vote d’une motion de censure, d’un Premier ministre affilié politiquement au groupe centriste « Les Démocrates » ne comprenant que 35 membres.
Aux États-Unis, à titre d’exemple, les primaires présidentielles ne sont pas prévues par la Constitution mais sont devenues une pratique absolument incontournable, permettant à chaque camp de choisir son candidat par le vote populaire. Seule entorse à cette coutume : la candidate démocrate à l’élection présidentielle américaine en 2024 a été investie en dehors du système des primaires. Suite au désistement du Président sortant Joe Biden, celle-ci a été désignée comme candidate par les délégués du parti Démocrate lors d’une convention à Chicago. Ainsi, la coutume joue un rôle clé dans l’interprétation des constitutions modernes et permet aux institutions de s’adapter aux évolutions politiques.
2 - La coutume comme outil d’adaptation des institutions aux évolutions politiques
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une coutume interprétant une Constitution nationale, il est intéressant de citer ici le cas du Conseil européen. De manière particulièrement remarquable, le cas du Conseil européen est celui d’une coutume ayant contribué à la création d’une institution européenne. Initialement, les traités ne prévoyaient pas de réunion des chefs d’États et de Gouvernement des États européens. Par coutume, ces rencontres sont devenues fréquentes avant d’être officialisées par le traité de Lisbonne en 2007 qui en a fait une institution de l’Union à part entière. Le Conseil joue aujourd’hui un rôle absolument incontournable dans les institutions de l’Union.
En France on observe les débuts d’une coutume depuis 2017, lorsqu’Emmanuel Macron a laissé place à un débat parlementaire après son allocution devant le congrès. Depuis la réforme de 2008, en effet, le Président de la République peut s’exprimer devant le congrès, qui est la réunion des deux chambres du Parlement à Versailles. Aucune règle n’implique un débat à la suite de cette allocution. Toutefois, le Président Macron ayant instauré cette pratique, elle est devenue une attente politique et médiatique laissant penser à une coutume en formation.
II - L'existence de limites au développement et à l'opportunité de la coutume constitutionnelle
Bien que la coutume constitutionnelle joue un rôle important dans l’adaptation et l’interprétation des textes fondamentaux, elle se heurte à plusieurs limites. D’un point de vue juridique, les États dotés d’une Constitution rigide, comme la France, tendent parfois à limiter son influence en affirmant la primauté du droit écrit (A). D’un point de vue politique, la coutume peut parfois être utilisée de manière opportuniste ou au contraire être ignorée lorsqu’elle gêne le pouvoir en place (B).
A - La coutume, une source de droit limitée par la Constitution écrite
La coutume est doublement limitée en la présence de règles constitutionnelles écrites. Tout d’abord, comme en France par exemple, la Constitution écrite ne laisse souvent que peu de place à la coutume, confinée à un rôle d’interprétation du texte dans sa mise en application (1). De plus, la coutume se trouve être limitée dans sa force normative, en l’absence de valeur contraignante face à une règle écrite devant le juge constitutionnel (2).
1 - Le cas français, une Constitution réduisant l’influence de la coutume
La Constitution de 1958 a été rédigée pour mettre fin à l’instabilité des régimes précédents (IIIe et IVe République), en réduisant l’influence des pratiques coutumières qui avaient affaibli le pouvoir exécutif. Le texte constitutionnel français, relativement à d’autres constitutions plus anciennes, est assez précis. Il détaille les prérogatives des institutions et laisse peu de place à l’émergence de véritables règles coutumières. La procédure de révision de la Constitution, prévue à l’article 89, est particulièrement rigide et aucune modification du texte par la coutume n’est acceptée. La coutume ne peut dès lors être intégrée au droit positif, comme ce serait le cas au Royaume-Uni.
De plus, le rôle croissant du Conseil conseil constitutionnel limite la mise en place d’une véritable règle coutumière constitutionnelle. Celui-ci veille en effet à ce que toute norme respecte la Constitution écrite, sans jamais reconnaître la coutume comme une source de droit contraignante. En France, la coutume reste influente en pratique, mais elle n’a pas de valeur contraignante face au texte écrit. Elle est utilisée comme un moyen d’adaptation politique et d’interprétation du texte, mais ne peut pas modifier les règles de manière informelle, notamment du fait des limites juridiques et institutionnelles que la coutume rencontre.
2 - Les limites juridiques et institutionnelles de la coutume
Dans les États ayant une tradition juridique écrite et codifiée, la coutume est généralement subordonnée au texte constitutionnel et son influence par conséquent limitée. La coutume ne peut ainsi contredire la règle écrite. À titre d’exemple, même si une coutume tendait à limiter l’usage d’un article de la Constitution, elle ne pourrait en aucun cas l’interdire. Seule une révision de la Constitution en vue de supprimer l’article en question aurait cet effet.
De plus, ainsi qu’il a été évoqué plus haut, la coutume n’a aucune valeur contraignante en cas de litige. Elle ne peut être invoquée devant un juge constitutionnel pour contester une loi qui serait contraire à cette coutume ou une décision politique. De plus, en dehors des systèmes coutumiers, il est difficile d’identifier une coutume avec précision. Pour qu’une coutume soit reconnue comme telle, elle doit être stable, constante et acceptée par tous. Elle doit ainsi être utilisée de manière constante et répétée durant une longue période, sans que cela ne cause de débats particuliers. Le caractère de l’ancienneté ou de la répétition de la coutume, ou d’ailleurs de l’acceptation, sont souvent difficiles à relever pour donner corps à une coutume qui ne serait alors guère plus qu’une pratique habituelle sans autorité particulière. De telles considérations posent dès lors la question de l’avenir de la coutume, entre la faiblesse de son autorité et les dévoiements dont elle fait parfois l’objet.
B - Entre utilisation opportuniste et perte d'influence : l'avenir incertain de la coutume constitutionnelle dans les systèmes politiques modernes
La coutume constitutionnelle a parfois été détournée à des fins politiques pour augmenter le pouvoir d’une institution au détriment d’une autre quitte à éloigner la pratique institutionnelle de l’esprit du texte constitutionnel (1). Du fait de ces dévoiements de la coutume et de la diminution de sa place dans nos systèmes modernes de droit écrit, il convient de se demander si celle-ci a-t-elle encore un avenir juridique (2).
1 - Le risque de dévoiement de la coutume constitutionnelle au service des intérêts politiques
De nombreuses pratiques dans l’exercice du pouvoir sous la Ve République sont plus coutumières que véritablement fondées sur des règles écrites. Cela peut résulter soit de l’utilisation d’un article dans des circonstances à l’origine non voulues par le texte, soit de l’interprétation du texte, parfois très éloignée de sa lettre. Un exemple du premier cas de figure est celui des dissolutions stratégiques de l’Assemblée nationale. Avant la mise en place du quinquennat et de l’inversion du calendrier électoral, les présidents, après leur élection, procédaient à la dissolution de l’assemblée nationale pour provoquer de nouvelles élections et renforcer leur majorité ou éviter de nouvelles élections deux ans plus tard dans un moment où ils ne pourraient plus capitaliser sur le « moment » créé par leur élection. La dissolution est pourtant en principe un moyen de résoudre une crise institutionnelle et non une stratégie politique destinée à renforcer son pouvoir.
Le rôle du Premier ministre et la répartition des pouvoirs entre le Président et lui sont également essentiellement coutumiers. À l’origine le Président devait avoir un rôle d’arbitre au-dessus des institutions et le Premier ministre devait être véritablement chargé de mener à bien la politique de la Nation. Toutefois, dès le début de la Ve République, avec la pratique du pouvoir du Général de Gaulle, la coutume veut qu’il soit en réalité un simple exécutant du chef de l’État. Partout où la répartition de leurs pouvoirs manquent de clarté, le président s’est arrogé les pouvoirs concernés. Ainsi, si le président est « chef des armées » (article 15) et le Premier ministre « responsable de la défense nationale » (article 21), seul le Président exerce véritablement des prérogatives militaires fortes et prend les décisions en matière militaire. La coutume a ainsi grandement renforcé la présidentialisation d’un régime qui se voulait à l’origine parlementaire. Cette répartition coutumière des pouvoirs entre les deux têtes de l’exécutif ne tient par ailleurs plus en période de cohabitation, conduisant certains observateurs à parler d’un retour bienvenu au texte constitutionnel. Ces dévoiements de la coutume au service d’intérêts politiques, associés à sa perte d’importance juridique, poussent à s’interroger sur sa place dans les systèmes politiques modernes.
2 - La marginalisation de la coutume dans les démocraties constitutionnelles modernes
Il est possible d’observer une tendance à la réduction de la coutume dans les démocraties modernes avec une tendance à formaliser les pratiques institutionnelles dans des corpus juridiques écrits. L’Union européenne, par exemple, a transformé, ainsi qu’il a été cité plus haut, des pratiques coutumières en règles écrites avec la formalisation du Conseil en institution européenne par le traité de Lisbonne.
En outre, en France notamment, la montée du contrôle juridictionnel par le Conseil constitutionnel, dont les compétences se renforcent et s’étendent au fil du temps, limite l’importance de la coutume. Celui-ci ne reconnaît pas la coutume comme ayant une quelconque valeur juridique. La coutume constitutionnelle n’a alors en aucune manière une valeur constitutionnelle. Elle ne peut être créatrice de droit et est forcée d’être cantonnée à un rôle interprétatif du texte à la marge.
Ceci étant dit, des exceptions à la place de la coutume subsistent dans certains pays. Au Royaume-Uni par exemple, la coutume a une place tout à fait centrale. Elle structure directement tout le droit constitutionnel britannique et ne peut en aucun cas voir son rôle être marginalisé. Aux États-Unis, malgré la présence d’une Constitution écrite, de nombreuses pratiques institutionnelles importantes sont encore dictées par la coutume. Cela peut en partie s’expliquer du fait du système de common law américain et du fait de l’ancienneté de la Constitution américaine dont le caractère bien plus général que la Constitution française laisse plus de place à l’interprétation. La coutume constitutionnelle tend ainsi à s’amenuiser dans les régimes à forte codification juridique, mais elle conserve un rôle important dans les systèmes plus souples.
