Introduction

Lorsque la France est confrontée à de graves crises, l’Etat a la possibilité d’instaurer des régimes d’exception. Ces régimes permettent aux autorités publiques d’obtenir davantage de pouvoirs qu’en temps normal afin de résoudre les difficultés rencontrées par le pays. Les gouvernants n’obtiennent pour autant pas un blanc-seing pour agir à leur guise. La mise en œuvre de ces régimes et les pouvoirs qu’ils confèrent sont encadrés juridiquement.

Le juge a accepté que certaines circonstances justifient que l’administration outrepasse ses limites. Il le valide a posteriori dans le cadre de sa théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles. Néanmoins, les autres pouvoirs publics ont élaboré des régimes textuels d’exception en prévoyance de crises. Il en existe trois principaux qui chacun répondent à des situations et ouvrent des champs d’intervention spécifiques. Un quatrième a été instauré, en 2020, pour faire face à la crise sanitaire et supprimé une fois celle-ci terminée. Deux ont un statut constitutionnel (I) : l’état de siège et l’article 16 de la Constitution. Deux autres relèvent du domaine de la loi (II) : l’état d’urgence et l’état d’urgence sanitaire. Eu égard à la spécificité de chacun, il convient de ne pas les confondre et de les étudier séparément.

I – Les régimes constitutionnels d'exception

La Constitution du 4 octobre 1958 prévoit deux régimes d’exception : l’état de siège (A) et les pleins pouvoirs du président de la République en vertu de son article 16 (B).

A - L'état de siège

A partir de la Révolution française et tout au long du XIXe siècle, la France connut de nombreux mouvements populaires, voire révolutionnaires, et des guerres. Pour y faire face, les pouvoirs publics ont créé le régime de l’état de siège par la loi du 9 août 1849. Il s’agit d’un régime s’appliquant « en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’un insurrection à main armée ». La constitution de la Ve République le reprit en son marbre à l’article 36. Ce court article prévoit que l’état de siège est décrété en Conseil des ministres et qu’il doit être autorisé par le Parlement au-delà de douze jours. Le Code de la Défense de 2004 précise certaines dispositions.

L’état de siège transfère à l’armée certains pouvoirs de police normalement dévolus aux autorités civiles. Il étend les pouvoirs de police des autorités militaires sur quatre points particuliers : perquisition du domicile de jour comme de nuit, éloignement des non-résidents de certaines zones, remise des armes et munitions, et interdiction de publications et de réunions pouvant provoquer des désordres. Les tribunaux militaires deviennent compétents pour les crimes et délits commis contre la sûreté de l’Etat.

L’état de siège a été déclaré à plusieurs reprises en France. Il l’a été pour la guerre contre la Prusse en 1870, au moment de la Commune ou encore durant les deux guerres mondiales.

Le Conseil d’Etat – compétent en ces circonstances -, lorsqu’il contrôle les mesures prises dans le cadre de l’état de siège, effectue un contrôle de proportionnalité pour établir si les atteintes portées à certaines libertés sont justifiées par les circonstances (CE, 28 février 1919, Dames Dol et Laurent).

B – Les pleins pouvoirs du président de la République

Ce régime d’exception n’a pas besoin d’autre nom que le numéro d’article qui l’énonce pour être désigné : l’article 16. Il s’agit de conférer les pleins pouvoirs au Président de la République, et à lui seul. C’est le Général De Gaulle qui a voulu l’inscrire dans la Constitution pour que le chef de l’Etat puisse, en cas de crise grave, prendre tous les pouvoirs qui lui étaient nécessaires pour résoudre la situation. Sa nécessité lui serait apparue après la défaite française de 1940 lorsque le Président de la République d’alors, Albert Lebrun, lui aurait fait part de son impuissance juridique à intervenir. Le Général De Gaulle, devenu Président de la République, trouva justification à appliquer cet article en 1961. Il l’appliqua du 23 avril au 29 septembre 1961 pour contrer un putsch de généraux en Algérie. Son application fut contestée. Le putsch avorté ne dura que quelques jours alors que l’application de l’article 16 plusieurs mois (par précaution). Cette contestation resta d’ordre politique car sur le plan juridique, rien n’empêchait le Président de la République de maintenir son application.

En effet, les conditions de déclenchement de l’article 16 étaient minimes. Il fallait que « les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux [soient] menacés (sic) d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels [soit] interrompu ». Alors le Président de la République devait consulter (sans obligation de suivre leurs avis) le Premier Ministre, les présidents des assemblées et le Conseil constitutionnel. Les seuls freins à ses pouvoirs étaient la possibilité pour le Parlement de se réunir de plein droit et l’impossibilité de dissoudre l’Assemblée nationale.

Des justiciables ont tenté de contester devant les juges les pouvoirs qu’avait pu exercer le Général De Gaulle dans le cadre de l’article 16. En particulier, Rubin de Servens saisit le Conseil d’Etat à cette fin. La Haute Juridiction jugea que les actes pris par le Président de la République dans le domaine règlementaire sont contrôlables par le juge administratif (CE, Ass., 2 mars 1962, Rubin de Servens). En revanche, la décision d’enclencher l’article 16 est un acte de gouvernement, et donc incontrôlable par lui. De plus, les actes pris par le Président de la République dans le domaine de la loi ne peuvent être contrôlés par le juge administratif (mais pourrait l’être par le Conseil constitutionnel par le biais d’une QPC depuis la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008). Une fois la situation normale revenue, il revient alors au pouvoir législatif de modifier - s’il le souhaite - les dispositions prises par le Président de la République. 

La dénonciation des potentialités liberticides de cet article ne s’est pas tue avec la mort du Général de Gaulle. François Mitterrand avait été très critique à son encontre mais ne parvint pas à le réviser durant ses deux mandats. C’est finalement, Nicolas Sarkozy qui le fit lors de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.

L’article 16, dans sa nouvelle rédaction, ne prévoit pas de limiter les pouvoirs du Président qui l’enclenche mais plutôt d’accroître les contrôles de son utilisation. Dorénavant, après trente jours d’exercice de cet article, le Conseil constitutionnel peut être saisi par les présidents des assemblées, soixante députés ou soixante sénateurs afin de contrôler le respect des dispositions de l’article 16. Après soixante jours d’application, le Conseil des Sages se réunit de plein droit pour effectuer ce contrôle. Au-delà de cette durée, il peut se réunir à tout moment pour contrôler à nouveau le respect des dispositions. Il ne peut mettre fin à son application mais rend seulement un avis public. Le pouvoir constituant considère que cet avis, au cas où il serait négatif, pourra retourner l’opinion publique contre le Président et donc lui faire renoncer aux pleins-pouvoirs. Il ne s’agit pas d’empêcher le Président de la République d’user de ces pouvoirs mais d’éclairer sa décision de les prolonger.

II – Les régimes législatifs d'exception

Ces régimes législatifs permettent d’instaurer un état d’urgence : le premier est généraliste (A), le second a été élaboré pour faire face à la crise sanitaire en 2020 et a été supprimé à l’été 2022 (B).

A - L'état d'urgence

L’état d’urgence fut créé pendant et pour les « événements d’Algérie » par une loi du 3 avril 1955. Appliquer l’état de siège en cette période eut été reconnaître que la France était en situation de guerre civile. Contrairement à l’état de siège, ce ne sont pas les autorités militaires dont les pouvoirs de police sont étendus mais les autorités civiles. Les autorités compétentes restent les mêmes mais leurs pouvoirs sont étendus. Elles peuvent alors restreindre la liberté de circulation, ordonner la remise des armes, contrôler la presse et l’audiovisuel (supprimé en 2015), fermer certains lieux de réunion, perquisitionner le domicile de jour comme de nuit, prononcer des assignations à résidence ou prononcer la dissolution d’associations. Un décret en Conseil des ministres peut déclencher l’état d’urgence « soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Il peut être déclaré sur certaines zones spécifiques du territoire national. D’autres décrets peuvent préciser l’extension de certains pouvoirs. Au-delà de douze jours, le législateur doit approuver ou non sa prolongation. Dans ces circonstances, le juge administratif devient compétent pour connaître de ces actes, à la place du juge judiciaire, traditionnellement reconnu comme étant le juge des libertés. Sur ce dernier point, il faut toutefois relever que les juridictions administratives ont vu récemment leur rôle de protecteur des libertés renforcé, notamment par des procédures de référé.

L’état d’urgence a été appliqué à plusieurs reprises depuis sa conception : pendant la Guerre d’Algérie bien sûr, mais aussi lors des événements survenus en Nouvelle-Calédonie en 1984 – 1985, lors des émeutes en banlieues entre le 8 novembre 2005 et le 3 janvier 2006, et une nouvelle fois en Nouvelle-Calédonie en 2024. Pour les émeutes de 2005, le Conseil d’Etat a été saisi à plusieurs reprises en référé-suspension (pour quelques exemples : CE, ord., 9 décembre 2005, Allouache et CE, ord., 21 novembre 2005, Boisvert). Son contrôle varie selon qu’il s’agit des mesures décidant l’application du régime de l’état d’urgence ou des mesures prises une fois ledit régimé instauré. Ainsi, s’agissant des premières, le décret mettant en vigueur l’état d’urgence fait l’objet d’un contrôle limité de la part du Conseil d’Etat, ce qui rend improbable toute censure de sa part (CE, ord., 14/11/2005, M. Rolin). De plus, l’intervention de la loi qui proroge l’état d’urgence est interprétée par le juge administratif suprême comme entraînant la ratification de ce décret, ce qui le prive de sa compétence (CE, ass., 24/03/2006, Rolin et Boisvert). Quant aux secondes, initialement, le juge administratif exerçait un contrôle limité des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence. Ainsi, s’agissant des assignations à résidence, il se bornait à un contrôle restreint (CE, 25 juillet 1985, Dame Dagostini). Puis, il a finalement fait évoluer sa jurisprudence pour exercer sur ces dernières mesures un entier contrôle (CE, sect., 11 décembre 2015, Domenjoud et CE, 25 avril 2017, Bolamba-Digbo). 

A la suite des attentats terroristes qui ont frappé Paris en novembre 2015, l’état d’urgence a de nouveau été appliqué de manière relativement longue : du 14 novembre 2015 au 31 octobre 2017. Pendant cette période, le législateur a prolongé à six reprises l’état d’urgence et a renforcé les pouvoirs conférés aux autorités civiles (notamment, lois du 20 novembre 2015, du 21 juillet 2016 et du 19 décembre 2016). Pendant cette période, des questions prioritaires de constitutionnalité ont été formulées. Le Conseil constitutionnel a validé certaines dispositions de l’état d’urgence (CC, QPC, 22 décembre 2015, Domenjoud et CC, QPC, 19 février 2016, Ligue des Droits de l’Homme). Malgré la fin de l’état d’urgence et pour ne pas baisser la garde face à la menace terroriste, le législateur a inséré dans le droit commun certains pouvoirs des autorités civiles initialement réservés aux régimes d’exception (loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme).

B – L'état d'urgence sanitaire

La crise sanitaire du Covid 19 a imposé aux pouvoirs publics de prendre des mesures rapides et inédites (notamment, l’interdiction de déplacement des personnes). A cette fin, le législateur a, par la loi du 23/03/2020, élaboré un nouveau régime d’exception appelé « état d’urgence sanitaire ». Ce régime est applicable seulement jusqu’à une date déterminée : reportée à plusieurs reprises, la fin de ce régime s’est faite le 31/07/2022.

Ce nouvel état d’urgence vise à lutter contre l’épidémie, exceptionnellement grave, de coronavirus et confère, à cette fin, aux diverses autorités administratives des pouvoirs particulièrement étendus. Il présente, également, la particularité de faire jouer aux données scientifiques un rôle majeur, de sorte qu’il « doit trouver un équilibre, non seulement et de manière classique, entre ordre public et libertés mais aussi entre le pouvoir politique et le pouvoir scientifique » (P-L. Frier, J. Petit, Droit administratif, 16° édition, 2022 - 2023).

Ce régime d’exception peut être déclenché, en cas de « catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population », par décret en Conseil des ministres pris sur le rapport du ministre de la Santé et sur la base de données scientifiques rendues publiques. Sa prorogation au-delà d’un mois doit être autorisée par le Parlement pour une durée que ce dernier détermine et sur la base de l’avis d’un comité de scientifiques. Il peut y être mis fin par décret en Conseil des ministres avant l’expiration du délai fixé par la loi le prorogeant, après avis du comité de scientifiques. En 2020, ce n’est pas cette procédure qui a été, initialement, suivie, puisque c’est la loi du 23/03/2020 qui a elle-même déclaré l’état d’urgence sanitaire pour une durée de deux mois, durée prolongée par la suite. Puis, une nouvelle déclaration de l’état d’urgence sanitaire a, cette fois-ci, été décidé, conformément au régime prévu, par un décret du chef de l’Etat du 14/10/2020, suivi de deux lois de prolongation.

L’état d’urgence sanitaire a, essentiellement pour effet d’étendre les pouvoirs de police administrative des autorités exécutives, avec au cœur du dispositif le Premier ministre. Celui-ci peut, notamment, « interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé » ou ordonner la fermeture de certains commerces. Cette prérogative lui a, d’abord, été reconnue en vertu de la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles, puis sur la base de la loi du 23/03/2020.  Le juge administratif exerce, toutefois, un contrôle sur ces mesures en s’assurant qu’elles sont proportionnées aux finalités sanitaires qui les justifient. 

La fin de l’épidémie de Covid 19 a, cependant, poussé le législateur à supprimer le régime de l’état d’urgence sanitaire (loi du 30/07/2022). Ainsi, depuis le 1°/08/2022, les dispositions du Code de la santé publique qui permettaient de le déclarer sont caduques, de sorte qu’en l'état actuel du droit, il n'est plus possible de déclarer l'état d'urgence sanitaire. En cas de nouvelle crise sanitaire, le Gouvernement devra, alors, obtenir du Parlement l’autorisation de prendre les mesures appropriées. Le Conseil scientifique, chargé de donner son avis sur l'état de la pandémie et les mesures à prendre pendant deux ans, a, également, été supprimé et remplacé par un Comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires.