Introduction
L’année 2015 s’est terminée aussi violemment qu’elle avait commencé. L’attaque terroriste du 13 novembre faisait suite à l’attentat contre le journal satirique Charlie Hebdo perpétré en début d’année. Dans la nuit du 13 au 14 novembre, le chef de l’État a annoncé l’adoption du décret déclarant l’état d’urgence prévu par la loi de 1955. C’est à l’occasion de la contestation de mesures prises sur ce fondement que le Conseil d’État fut amené à délimiter les modalités du contrôle que le juge administratif est tenu de réaliser. Par une série de sept arrêts rendus le même jour, il tente d’assurer la conciliation entre préservation des libertés fondamentales et maintien de l’ordre public.
En substance, les requérants, isolément les uns des autres, ont introduit des recours sur le fondement de l’article L. 521-2 CJA relatif au référé-liberté. Parmi eux, l’arrêt Domenjoud (req. n°395009) est le seul à avoir reçu les honneurs d’une publication au recueil Lebon. Les arrêts, bien que rendus isolément les uns des autres, ont toutefois été publiés le même jour et traitent de questions très proches, tant dans les problèmes de droit soulevés que dans les faits d’espèce. S’agissant de monsieur Domenjoud, il avait été astreint à résidence, avec obligation de « pointer » trois fois par jour au commissariat de son lieu de résidence, et de résider tous les soirs, entre 20h et 6h à son domicile. La décision se référait au passé d’activiste écologiste du requérant et de la menace qu’il était susceptible de faire porter à la tenue de la conférence des Nations-Unies sur les changements climatiques, dite COP 21, ayant lieu à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015. Une autre affaire était fondée sur les mêmes faits. Dans toutes les autres, les mesures prises étaient identiques, mais visaient des activistes rennais ayant participé à la manifestation anti-mondialiste contre l’exposition universelle de Milan en mai 2015. Dans ces dernières affaires, le Conseil statuait en tant que juge de cassation, les référés portés devant le Tribunal administratif de Rennes ayant rejetés leurs recours sur le fondement de l’article L.521-3 CJA (relatif aux « ordonnances de tri », par lequel un juge unique rejette sans débat contradictoire des requêtes qu’il estime manifestement mal fondées). Dans les autres affaires, il était saisi en appel contre les décisions rendues en premier ressort par les Tribunaux administratifs de Melun et Rennes.
Le Conseil d’État était confronté à une série de problèmes de droit. Il devait ainsi prendre position sur l’office du juge des référés-libertés lorsqu’est soulevée devant lui une Question prioritaire de constitutionnalité. Il était également amené à traiter des modalités concrètes du contrôle qu’il entend réaliser. Il était par ailleurs invité à organiser l’articulation entre contestation de l’état d’urgence et droit, notamment européen, des droits de l’Homme, ou encore droits tirés de la procédure administrative non contentieuse. Il lui revenait, enfin, de prendre position sur la force probante des documents des services de renseignements.
Les décisions commentées doivent être replacées dans leur contexte juridique. L’office du juge y était doublement spécifique. Il statuait en tant que juge des référés-libertés (I) dans le cadre d’une légalité d’exception (II). Cette double particularité rend les arrêts intéressants.
I - La définition d'un office particulier du juge des référés-libertés dans le cadre de l'état d'urgence
L’état d’urgence est établi est réglementé par la loi du 3 avril 1955. Il s’agit d’un régime civil d’exception. L’état d’exception est susceptible de redéfinir l’office du juge (B). Il n’est pourtant pas le seul ni le plus ancien des régimes limitant, pour des raisons d’ordre public, les libertés fondamentales auquel le juge a dû adapter son contrôle (A).
A - Le juge et les circonstances exceptionnelles
Le juge sait adapter son office en cas de circonstances exceptionnelles. Outre les régimes organisés, fondés sur des dispositions normatives écrites (2), il a lui-même su prendre en compte les circonstances exceptionnelles pour accorder à l’autorité administrative la marge de manœuvre nécessaire à l’exercice de ses missions (1).
1 - Le juge et les régimes prétoriens
Le XIXème siècle fut un siècle riche en sursauts violents. La continuité de l’État a été, à de nombreuses reprises, mise en défaut. La configuration de l’office du juge administratif – pas ou peu indépendant, difficile à saisir, incapable de s’appuyer sur un corpus cohérent de normes fondamentales – le poussait à se mettre en retrait. C’est ainsi qu’il se refusait à juger les actes pris sur le fondement d’un « mobile politique » (CE, 1er mai 1822, Lafitte, CE, 18 juin 1866, Duc d’Aumale – jurisprudence revirée par l’arrêt CE, 19 février 1875, Prince Napoléon).
La montée en puissance du juge administratif l’a toutefois contraint à apprécier de façon différente les situations dans lesquelles l’État faisait face à des circonstances particulièrement attentatoires à ses fondements mêmes. La théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles doit être distinguée des régimes de circonstances exceptionnelles. Dans ce premier cas, c’est le juge lui-même et de sa propre autorité, qui assouplit les conséquences du principe de légalité.
Dans deux arrêts rendus à l’occasion de situations ayant eu lieu durant la première guerre mondiale, il a admis que le principe de légalité puisse être, sinon « renversé », du moins atténué dans une mesure propre à assurer à l’autorité administrative la réalisation de ses missions de protection. L’arrêt Heyries (CE, 28 juin 1918) prenait place dans le contexte des mutations de fonctionnaires au tout début de la guerre. Un simple décret avait suspendu l’application d’une loi relative à la protection des fonctionnaires. Cette dernière exigeait de l’administration un certain nombre de procédures, dont la communication préalable du dossier à toute sanction et le respect d’une forme de débat contradictoire. Dans la réorganisation d’urgence nécessitée par la mise sur pied d’une administration de guerre, le sieur Heyries avait été révoqué sans communication préalable. Sur le fond, il apparaissait clairement qu’un simple décret ne pouvait porter atteinte à l’application d’une loi. Cependant, le Conseil d’État interprète l’article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 qui définit les prérogatives du Président de la République. Il juge que qu’il revient à ce dernier « de veiller à ce qu'à toute époque les services publics institués par les lois et règlements soient en état de fonctionner, et à ce que les difficultés résultant de la guerre n'en paralysent pas la marche », de sorte que « le Président de la République n'a fait qu'user légalement des pouvoirs qu'il tient » de la Constitution en estimant que l’application de la loi invoquée était « de nature à empêcher dans un grand nombre de cas l'action disciplinaire de s'exercer et d'entraver le fonctionnement des diverses administrations nécessaires à la vie nationale ». On ne peut tirer de cet arrêt la conclusion que le Conseil d’État abolit toute forme de légalité. Il se fonde expressément sur les missions assignées au Président de la République pour juger qu’en temps troublés, il lui appartenait de prendre les mesures appropriées pour les réaliser.
Dans l’arrêt Dames Dol et Laurent (CE, 28 février 1919), étaient en cause des arrêtés du Préfet maritime, gouverneur du camp retranché de Toulon, interdisant aux débits de boisson de servir « des filles » et à ces dernières de racoler. Il s’agissait d’éviter le dispersement des troupes et les risques liés au « maintien de l'ordre, de l'hygiène et de la salubrité et aussi de la nécessité de prévenir le danger que présentaient pour la défense nationale la fréquentation d'un personnel suspect et les divulgations qui pouvaient en résulter ». Les dames Dol et Laurent, deux « filles publiques » avaient attaqué ces arrêtés. Le Conseil d’État se fonde encore une fois sur les textes organisant l’attribution et l’exercice du pouvoir de police pour juger que : « les limites des pouvoirs de police dont l'autorité publique dispose pour le maintien de l'ordre et de la sécurité, tant en vertu de la législation municipale, que de la loi du 9 août 1849, ne sauraient être les mêmes dans le temps de paix et pendant la période de guerre où les intérêts de la défense nationale donnent au principe de l'ordre public une extension plus grande et exigent pour la sécurité publique des mesures plus rigoureuses ». Ce faisant, il décidait de prendre en compte les circonstances exceptionnelles pour réaliser son contrôle. Il permettait ainsi une atténuation du principe de légalité, sans toutefois renoncer à l’exercice d’un contrôle juridictionnel.
Le juge administratif a eu, depuis, plusieurs fois l’occasion de faire application des circonstances exceptionnelles. Lors débâcle de 1940, il a jugé légaux des actes organisant des réquisitions et prélevant des taxes (CE, 5 mai 1948, Marion). En dehors des périodes de guerre, le Conseil d’État peut également faire application de la théorie des circonstances exceptionnelles (CE, 18 mai 1983, Rodes – évacuation d’office en cas d’éruption volcanique). Des risques de troubles lors de l’exécution d’une décision de justice peuvent autoriser le Préfet à la laisser inappliquée (TC, 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint-Just). Le Tribunal des conflits écarte la qualification de voie de fait, qui entraîne la compétence du juge judiciaire pour connaître du litige en tant que gardien de la liberté individuelle, en cas de circonstances exceptionnelles (Pour le cas d’un internement administratif d’office à la Libération : TC, 27 mars 1952, Dame de la Murette).
2 - Le juge et les régimes organisés d’exception
A côté de ce régime prétorien, le juge administratif peut être en mesure de contrôler les actes administratifs pris en application de régimes « légaux » organisant le fonctionnement de l’administration et modifiant l’attribution ou l’étendue de ses pouvoirs en périodes de circonstances exceptionnelles. Outre le régime de l’état d’urgence, dont il sera question ci-après, deux régimes constitutionnels demeurent.
Il s’agit en premier lieu du régime des pouvoirs exceptionnels de l’article 16 de la Constitution de 1958. Innovation de la Vème République, l’article 16 permet au Président de la République de concentrer tous les pouvoirs qu’il juge utile afin de rétablir l’ordre constitutionnel. Il peut ainsi prendre toutes les mesures nécessaires, qu’elles relèvent en théorie de la loi, de la Constitution ou des actes réglementaires.
L’article 16 dispose que « Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des Présidents des Assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel ». Le juge administratif se déclare incompétent pour connaître des griefs formulés contre la décision du Président de recourir à l’article 16 (CE, Ass, 2 mars 1962, Rubin de Servens). Dans la mesure où la Constitution prévoit que la Conseil constitutionnel est « consulté » préalablement et rend son avis public sur le maintien de la réunion des conditions de recours à ces dispositions, il n’est pas investi de la compétence pour sanctionner un éventuel manquement du chef de l’État. Aucune juridiction n’est donc en mesure de vérifier le respect de ces conditions.
En revanche, les mesures prises en application de ces dispositions peuvent faire l’objet d’un contrôle. D’abord, lorsque les décisions du Président de la République n’ont pas affecté certains pans du droit, l’administration est tenue de le respecter. Cette exigence s’étend jusqu’aux principes généraux du droit (CE, 23 octobre 1964, D’oriano). Ainsi, la légalité d’exception doit-elle rester également exceptionnelle dans son champ d’application. Le juge administratif juge toutefois que celles des mesures prises en application de l’article 16 et relevant du domaine de la loi ne peuvent être contrôlées par lui (CE, Rubin de Servens, préc.). En revanche, les actes réglementaires sont soumis à son plein contrôle (CE, D’oriano, préc.).
Le second régime « légal » est également constitutionnel. Il s’agit de l’état de siège prévu à l’article 36 de la Constitution de 1958. Il a essentiellement pour effet de transférer les compétences de police administrative de l’autorité civile (essentiellement le Préfet) à l’autorité militaire. L’état de siège n’a été constitutionnalisé qu’en 1958. Il trouvait auparavant son fondement dans la loi du 3 avril 1878, mais son origine remonte à la loi martiale établie sous la Révolution. En 1915 (CE, 6 août 1915, Delmotte et Senmartin), le Conseil d’État a jugé la législation sur l’état de siège valide. Il importe peu de s’y attarder dans la mesure où il n’a pas, dans la période récente, été mis en application. Les dispositions constitutionnelles n’ont pas eu à être interprétées par le juge administratif.
Dans tous les régimes destinés à assurer la pérennité de l’État en période de circonstances exceptionnelles, que ces régimes résultent de la jurisprudence ou de la loi ou de la Constitution, le juge administratif tente d’assurer une conciliation entre la finalité de son office et les nécessités de l’exercice de l’État en période de crise. Il suit la même logique dans le cadre de l’application de la loi du 3 avril 1955.
B - L'office efficace du juge des référés-libertés
Le juge administratif, dans les arrêts commentés, est mis en difficulté dans son office pour des raisons strictement procédurales. Il était saisi en tant que juge des référés-libertés, qui prévoit une procédure tout à fait spécifique et pose des exiges de célérité et des conditions propres qui interdisent au juge d’agir de la même façon qu’il pourrait le faire dans le cadre d’un recours en excès de pouvoir. À cela s’ajoutait le fait que des QPC avaient été soulevées. Les contraintes procédurales auxquelles il était tenu étaient susceptibles d’entrer en contradiction (1). Derrière les problèmes de forme, se cachent en réalité des problèmes de fond. Le Conseil d’État fonde une présomption d’urgence, au sens de l’article L – 521-2 CJA (2). En parvenant à combiner les deux procédures, qui plus est dans la cadre d’une légalité d’exception, le juge administratif parvient à concilier des intérêts contraires.
1 - Les contraintes du juge administratif face à la QPC : le sursis à statuer et les exigences procédurales du référé-liberté
Dans les affaires commentées, le juge administratif avait été saisi de questions prioritaires de constitutionnalité. L’article 61-1 dispose que lorsque des dispositions législatives applicables au litige font l’objet d’une exception d’inconstitutionnalité, il appartient au juge ordinaire, après avoir vérifié la réunion d’un certain nombre de critères (Ord organique du 7 novembre 1958), de saisir le Conseil constitutionnel d’une question préjudicielle. Le Conseil constitutionnel est ainsi seul à pouvoir réaliser le contrôle de constitutionnalité des lois, en l’espèce, a posteriori. Lorsque le Conseil constitutionnel est saisi, le juge administratif est tenu de surseoir à statuer dans l’attente de sa décision (art. 23-3 de l’ord. du 7 novembre 1958). Le juge administratif est tenu de donner leur plein effet aux décisions du Conseil constitutionnel, qui doivent être rendues dans un délai de 3 mois (art. 23-10 de l’ord. du 7 novembre 1958) ainsi que l’impose l’article 62 de la Constitution.
Il résulte de l’article L. 521-2 CJA que « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ». Aux termes de l’article L.523-1, le juge d’appel – en l’espèce le Conseil d’État – est saisi dans les quinze jours de la notification de la décision du juge de premier ressort, et doit statuer, lui aussi, dans les 48 heures.
Il existait donc, potentiellement, une incompatibilité potentielle entre, d’un côté, la procédure du référé-liberté qui impose de statuer dans un délai de 48 h, et, d’un autre côté, le délai de 3 mois accordé au Conseil constitutionnel pour statuer sur la QPC. Le juge administratif réalise une conciliation bienvenue entre ces deux procédures. Il avait déjà jugé de la compatibilité entre ces deux procédures (CE, 16 juin 2010, Diakité). L’absence d’exclusion dans l’un ou l’autre des textes relatifs à ces deux procédures devait l’amener à considérer qu’elles devaient être « combinées ». Il avait jugé que l’exigence de renvoi, lorsqu’il estime les critères réunis, de la QPC ne devait pas porter atteinte à l’exercice de son office. Dans les arrêts commentés, le Conseil d’État maintient et précise cette jurisprudence. Il juge qu’ « il lui appartient de se prononcer, en l'état de l'instruction, sur la transmission au Conseil d'Etat de la question prioritaire de constitutionnalité ou, pour le juge des référés du Conseil d'Etat, sur le renvoi de la question au Conseil constitutionnel » mais « que même s'il décide de renvoyer la question, il peut, s'il estime que les conditions posées par l'article L. 521-2 du code de justice administrative sont remplies, prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires, compte tenu tant de l'urgence que du délai qui lui est imparti pour statuer, en faisant usage de l'ensemble des pouvoirs que cet article lui confère ». Dans cette conciliation, il prend toutefois soin de mentionner qu’il statue, dans le cadre du référé-liberté, sur les dispositions « telles qu'elles sont en vigueur à la date de la présente décision ».
La situation du requérant n’est ainsi pas véritablement atteinte. Le juge administratif, y compris des référés, est tenu d’examiner la question de constitutionnalité posée devant lui et d’y faire droit si les conditions de son renvoi sont réunies. Le jugement en référé sur des dispositions par la suite annulées par le juge constitutionnel devrait permettre, à l’occasion d’un recours au fond, de donner plein effet à la décision du Conseil constitutionnel intervenue entre-temps.
2 - L’établissement d’une présomption d’urgence
Pour que le référé-liberté puisse être reconnu fondé la requête doit, aux termes de l’article L. 521-2 CJA, présenter deux critères cumulatifs. D’une part, il doit y avoir une réelle urgence ; d’autre part, l’action de l’administration doit porter atteinte de façon grave et manifestement illégale aux droits et libertés fondamentaux. La notion d’urgence, dans le cadre spécifique de ce recours, doit être interprétée au regard de l’obligation faite au juge administratif de statuer dans un délai de 48 heures. Lorsque la situation est réellement urgente, les décisions de premier ressort et, le cas échéant, en fonction des diligences du requérant, d’appel par le Conseil d’État, peuvent être rendues dans la journée même (Voir l’affaire des arrêtés d’interdiction des spectacles de Dieudonné, ayant donné lieu à l’arrêt CE, 9 janvier 2014, Dieudonné M’Bala M’Bala). Autrement, la voie la plus adéquate est celle du référé-suspension, qui n’impose pas cette exigence. Dans le cadre des arrêts commentés, l’efficacité se concrétise notamment par le fait que le juge des référés-libertés reconnaît une présomption d’urgence tirée de l’atteinte manifeste aux droits fondamentaux et, en l’espèce, à la liberté d’aller et de venir. Il juge « qu'eu égard à son objet et à ses effets, notamment aux restrictions apportées à la liberté d'aller et venir, une décision prononçant l'assignation à résidence d'une personne, prise par l'autorité administrative en application de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955, porte, en principe et par elle-même, sauf à ce que l'administration fasse valoir des circonstances particulières, une atteinte grave et immédiate à la situation de cette personne, de nature à créer une situation d'urgence justifiant que le juge administratif des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, puisse prononcer dans de très brefs délais, si les autres conditions posées par cet article sont remplies, une mesure provisoire et conservatoire de sauvegarde ».
Les conditions posées sont importantes. La présomption établie est une présomption simple qui autorise l’autorité administrative à prouver que « des circonstances particulières » sont susceptibles de renverser cette présomption. Auquel cas, la requête ne sera pas nécessairement rejetée motif pris de l’absence d’urgence, mais il appartiendra alors au requérant de prouver cette urgence. La présomption facilite en quelques sortes la démarche initiale du requérant en l’invitant à concentrer ses efforts probatoires sur la seconde condition, tirée de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. La présomption est d’autant plus efficace que la rédaction laisse difficilement entrevoir ce à quoi peuvent renvoyer les « circonstances particulières » que l’autorité administrative doit invoquer. Aucune « particularité » de la situation du requérant ne semble a priori de nature à atténuer l’atteinte à la liberté d’aller et de venir. La seule hypothèse qui nous vient à l’esprit résulterait de la circonstance que cette liberté est déjà atteinte. Cela signifierait, par exemple, que le requérant est maintenu en détention. Mais dans ce cas, le ministre de l’Intérieur n’aurait aucun intérêt à prononcer d’astreinte à résidence. Les hypothèses des « circonstances particulières » pourraient en revanche se révéler un outil efficace pour l’autorité administrative dans le cas où d’autres droits sont atteints. Cependant, la rédaction particulière du considérant mentionne explicitement la liberté d’aller et de venir et des mesures d’assignation à résidence. Il conviendra de suivre l’évolution de la jurisprudence du Conseil d’État sur ce point afin de vérifier s’il étend cette logique aux autres droits fondamentaux.
II - Les modalités de contrôle du juge administratif des référés-libertés dans le cadre de l'état d'urgence
Dans le cadre de l’état d’urgence, le juge administratif réalise un réel contrôle, fondé sur les principes et cadre précédemment commentés. Il place les spécificités de ce contrôle particulier (B) dans la suite logique des principes qu’il a précédemment dégagé (A). Il assure ainsi une conciliation entre respect de l’État de droit et particularité de sa mission en période de crise.
A - Les principes du contrôle du juge administratif
Pour l’essentiel, le Conseil d’État ne se départit de principes anciens. Tout au juste les actualise-t-il. Ces principes signent l’inefficacité, entendue lato sensu, de la Convention européenne des droits de l’Homme pour faire obstacle à l’application de mesures prises en état d’urgence (1), ainsi que l’exigence d’un contrôle de proportionnalité face à ces mesures (2). La crise sanitaire, à l’occasion de laquelle l’état d’urgence a été déclaré, est venue compléter ces principes par un usage accru de ses pouvoirs d’injonction (3).
1 - L’inopérance et l’inefficacité de la Convention européenne des droits de l’Homme
Il est étonnant de constater que seul un arrêt, l’arrêt Domenjoud, évoque la Convention européenne des droits de l’Homme. Le requérant soutenait que les mesures le concernant prises sur le fondement de la loi de 1955 violaient les articles 5 de la Convention et 2 du 4ème protocole additionnel à cette convention. Avant toute chose, il convient de rappeler que certains droits de la Convention sont dits « dérogeables ». Cela signifie que, dans des circonstances bien particulières, l’État partie peut suspendre ou réduire l’application de ces droits protégés. En règle générale, les situations de crise autorisent une telle suspension. Toutefois, s’agissant d’une exception, la Cour européenne des droits de l’Homme interprète strictement chacune des hypothèses d’exception et prend soin de vérifier la réalité matérielle des faits qui sont soulevés au soutien de la position de l’État.
L’article 5 de la Convention stipule que « Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales ». Suit une liste de situations qui autorisent la détention. Elle comporte les cas des personnes détenues après un jugement, les contraintes, les gardes à vue et les détention provisoires avant d’être menées devant un juge, les détentions régulières de mineurs dans le cadre de la justice des mineurs, les rétentions pour maladies ou vagabondage ou encore de migrants irréguliers. Le 3ème paragraphe prévoit que toute personne détenue doit être conduite devant un juge. Parallèlement à ces dispositions, l’article 2 du 4ème protocole additionnel prévoit une liberté de circulation pour toutes personne se trouvant régulièrement sur le territoire d’un État partie. Il ajoute que : « L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ». L’article 2 du protocole 4 se distingue substantiellement de l’article 5. Le premier ne mentionne pas de liste spécifique de cas dans lesquels la liberté d’aller et de venir serait limitée mais fait référence à des conditions que connaît le texte même de la Convention comme limitations à d’autres droits protégés. La différence essentielle entre ces deux articles relève d’une différence de degré. L’article 5 protège des détentions les plus attentatoires à la liberté, alors que l’article 2 protocole 4 connaît un champ d’application beaucoup plus large (CEDH, 6 novembre 1980, Guzzardi c/ Italie). Les critères de distinction sont fondés notamment sur le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (jurisprudence citée et voir ég., plus récemment, CEDH, 23 février 2012, Creanga c/ Roumanie). Face à ces moyens, le Conseil d’État juge le premier inopérant et le second, mal fondé.
De façon générale, le Conseil d’État avait déjà jugé que la loi de 1955 était pleinement compatible avec la Conv. EDH. Dans son arrêt d’Assemblée du 24 mars 2006, Rolin et Boisvert, il juge que « les dispositions (de la loi du 18 novembre 2005 prorogeant l’état d’urgence, ndla) ne sont incompatibles avec aucune des stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Dans l’arrêt Domenjoud, le Conseil d’État juge simplement inapplicables les dispositions de l’article 5 de la Convention. Il parvient à cette conclusion en reprenant strictement les critères de la Cour EDH : « si une mesure d'assignation à résidence de la nature de celle qui a été prise à l'égard du requérant apporte des restrictions à l'exercice de certaines libertés, en particulier la liberté d'aller et venir, elle ne présente pas, compte tenu de sa durée et de ses modalités d'exécution, le caractère d'une mesure privative de liberté au sens de l'article 5 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ». On notera simplement que le Conseil d’État est fidèle à l’économie des justifications qu’il applique depuis les origines et qui tranchent nettement avec les motifs des arrêts, par exemple, de la Cour EDH. Parce que la mesure en cause est relativement légère, elle n’atteint pas le seuil de gravité susceptible de rendre applicable au cas d’espèce l’article 5.
Quant au grief tiré de l’atteinte à l’article 2 du 4ème protocole, le juge se place dans le sillage du raisonnement qui doit être le sien en référé-liberté. Il rejette le moyen en prenant en compte les exceptions qui permettent de justifier une atteinte à la liberté d’aller et de venir, et que l’article 2 lui-même prévoit, notamment la nécessité de prendre les « mesures nécessaires (…) à la sécurité nationale ». Il faut noter que le juge est tenu de ne censurer, dans le cadre du référé-liberté, que les atteintes « graves et manifestement illégales ». L’intensité de la violation doit être élevée et cette dernière doit être, notamment « manifeste ». Le Conseil prend soin de souligner qu’il rend sa décision « en l’état de la procédure de référé ». On peut tirer de ces éléments qu’un examen plus poussé, au fond, dans le cadre d’un recours en excès de pouvoir, pourrait amener à une solution contraire.
2 - Le plein contrôle de proportionnalité du juge
La situation du juge administratif a sensiblement évolué en 2015. La loi du 20 novembre 2015 prorogeant l’état d’urgence a modifié la loi du 3 avril 1955. La loi de 2015 a attribué au juge administratif compétence pour connaître des litiges contre les mesures prises dans ce cadre. Elle a institué un nouvel article 14-1 à la loi de 1955, qui dispose que : « A l'exception des peines prévues à l'article 13, les mesures prises sur le fondement de la présente loi sont soumises au contrôle du juge administratif dans les conditions fixées par le code de justice administrative, notamment son livre V ». Le Conseil constitutionnel juge ces dispositions, dans le cadre de la QPC posée à l’occasion du litige Domenjoud, valides (CC, 22 décembre 2015, Cédric Domenjoud). Il convient tout d’abord de rappeler que, bien qu’adoptée avant l’entrée en vigueur de la Constitution de 1958, la loi de 1955 a été déclarée conforme à la Constitution (CC, 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie). Le Conseil juge que : « si la Constitution, dans son article 36, vise expressément l'état de siège, elle n'a pas pour autant exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence pour concilier, comme il vient d'être dit, les exigences de la liberté et la sauvegarde de l'ordre public ; qu'ainsi, la Constitution du 4 octobre 1958 n'a pas eu pour effet d'abroger la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, qui, d'ailleurs, a été modifiée sous son empire ».
Contestées au regard de l’article 66 de la Constitution, qui fait du juge judiciaire, le gardien de la liberté individuelle, ainsi qu’au regard de l’article 16 DDHC, l’article 14-1 nouveau de la loi de 1955 ne porte pas atteinte à l’exercice d’un réel contrôle par le juge administratif : « les dispositions contestées ne privent pas les personnes à l’encontre desquelles est prononcée une assignation à résidence du droit de contester devant le juge administratif, y compris par la voie du référé, cette mesure ». Cette solution a été réitérée par le Conseil constitutionnel (CC, 19 février 2016, Ligue des droits de l’Homme).
Plus intéressant encore, l’un des motifs dont le juge constitutionnel tient compte dans son appréciation de la constitutionnalité des dispositions sur le fond est que « le juge administratif est chargé de s'assurer que cette mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu'elle poursuit ». Il ajoute que la condition pour que l’article 16 ne soit pas violé réside dans l’exercice concret de cet office par le juge administratif : « il appartient à ce dernier d’apprécier, au regard des éléments débattus contradictoirement devant lui, l’existence de raisons sérieuses permettant de penser que le comportement de la personne assignée à résidence constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ».
Le Conseil d’État, lui-même, avait anticipé cette position du juge constitutionnel. Il avait pris soin de baliser les motifs de ses arrêts par des formules qui ne souffrent pas l’ambiguïté. Il avait jugé que « les dispositions de cet article 6 (de la loi de 1955, ndla) doivent en l'état, ainsi qu'il a été dit précédemment, être comprises comme ne faisant pas obstacle à ce que le ministre de l'intérieur, tant que l'état d'urgence demeure en vigueur, puisse décider, sous l'entier contrôle du juge de l'excès de pouvoir, l'assignation à résidence de toute personne ». Le fait que le Conseil précise « en l’état », renvoi à l’hypothèse d’annulation postérieure par le juge constitutionnel des dispositions législatives. Surtout, il mentionne que ces dispositions autorisent le ministre de l’Intérieur à agir, mais « sous l’entier contrôle du juge de l’excès de pouvoir ». Il ajoute que le juge doit « s’assurer » que le ministre a correctement opéré « la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public », tant « dans son appréciation de la menace que constitue le comportement de l’intéressé » que « dans la détermination des modalités de l’assignation à résidence ». Cette position n’est pas sans rappeler le plein contrôle de proportionnalité que le juge opère sur les mesures de police administrative (CE, 19 mai 1933, Benjamin). Dans ces contentieux, il s’attache à vérifier la nécessité, l’adéquation et la nécessité de la mesure prise. Le soin que le Conseil met à rappeler l’étendue de son contrôle tranche avec le contrôle extrêmement limité qu’il opère sur les conditions de déclaration de l’état d’urgence.
Cette exigence a été rappelée récemment par le Conseil d’Etat, à des multiples reprises, à l’occasion d’ordonnances rendues à propos de mesures prises sur la base de la loi instaurant l’état de d’urgence sanitaire du 23/03/2020. Le juge des référés du Conseil d’Etat a, ainsi, jugé que « ces mesures, qui peuvent limiter l'exercice des droits et libertés fondamentaux doivent, dans cette mesure, être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif de sauvegarde de la santé publique qu'elles poursuivent » (CE, ord., 18/05/2020, Ass. La Quadrature du Net, Ligue des droits de l’Homme). Ces décisions ont, également, été l’occasion pour lui de développer son pouvoir d’injonction.
3 – Un pouvoir d’injonction stimulé
Le pouvoir d’injonction dont dispose le juge administratif découle, essentiellement, de la loi du 8 février 1995. Ce pouvoir est, également, régulièrement utilisé par le juge du référé-liberté. En effet, l’atteinte aux libertés fondamentales provient, parfois, de l’absence d’intervention de l’administration. L’injonction du juge a, alors, pour but de remédier à la carence des autorités publiques.
La crise sanitaire débutée en 2020 a donné un nouvel élan à cette prérogative (https://www.actu-juridique.fr/administratif/le-pouvoir-dinjonction-du-juge-administratif-revisite-par-les-circonstances-exceptionnelles-de-la-crise-sanitaire-du-covid-19/). L’analyse des différentes ordonnances rendues permet, en effet, de constater que le juge des référés - libertés a entendu compléter ou ajuster, au nom de la sauvegarde d’une liberté fondamentale, les mesures prises par le pouvoir exécutif. Cet usage plus actif du pouvoir d’injonction peut s’observer tant dans la nature des mesures prescrites que sur un plan pratique. Si celui-ci se limite, ainsi, habituellement, à prescrire des mesures d’ordre matériel, il s’est risqué, lors de la crise sanitaire, à participer à l’exercice du pouvoir normatif normalement dévolu aux autorités publiques. Le juge des référés du Conseil d’Etat a, ainsi, par exemple, constaté que l'interdiction générale et absolue de tout rassemblement ou réunion dans les établissements de culte, sous la seule réserve des cérémonies funéraires pour lesquels la présence de vingt personnes est admise, présentait un caractère disproportionné au regard de l'objectif de préservation de la santé publique et constituait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de culte. Il a, alors, enjoint au Premier ministre d’adopter, sous huit jours, les mesures strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu applicables en ce début de déconfinement pour encadrer les rassemblements et réunions dans les établissements de culte (CE, ord., 18/05/2020, n° 440366). Sur le plan pratique, ses injonctions voient leur portée, notamment quant aux personnes concernées, être plus étendue.
Ce mouvement est directement lié à l’existence de circonstances exceptionnelles. Plus précisément, de tels évènements accroissent les prérogatives de l’administration. Mais, en retour, ce sont les pouvoirs du juge administratif lui-même qui se trouvent aussi étendus. Il en va ainsi tant pour le contrôle au fond des mesures prises que pour les injonctions à adresser aux autorités administratives. Seul ce parallélisme dans l’accroissement des pouvoirs de l’un et de l’autre permet, à la fois, de sauvegarder l’intérêt public et de garantir la protection des libertés fondamentales.
B - Les conditions particulières et concrètes du contrôle
Le Conseil d’État répond sur le fond à deux interrogations nouvelles propres au contentieux des mesures prises en état d’urgence. Il affirme d’abord que les motifs qui fondent la déclaration d’état d’urgence ne sont pas nécessairement ceux qui fondent les mesures individuelles prises sur ce fondement (1). Il reconnaît ensuite la pleine recevabilité des notes des services de renseignements à titre d’éléments de preuve (2).
1 - La déconnexion des motifs de l’état d’urgence et des décisions prises sur son fondement
L’une des problématiques les plus intéressantes soulevée par les arrêts commentés réside dans le lien entre les motifs de fait du décret qui déclare l’état d’urgence et ceux qui fondent les décisions individuelles. Le décret n° 2015-1475 instituant l’état d’urgence avait été pris en Conseil des ministres le 14 novembre 2015, le lendemain des attentats du 13 novembre. L’avis du Conseil d’État sur le projet de loi prorogeant l’état d’urgence (Loi du 20 novembre 2015) fait explicitement référence à ces attentats afin d’apprécier le caractère justifié de la prorogation. Il estime que « eu égard à la nature de l’attaque dont a été victime notre pays et à la persistance des dangers d’agression terroriste auxquels il demeure, en l’état, exposé que la déclaration de l’état d’urgence, comme sa prorogation pendant trois mois, sont justifiés ».
L’intérêt des arrêts rendus le 11 décembre 2015 réside dans ce qu’aucun des requérants n’appartenaient à la mouvance terroriste. Aucun n’avait été en relation avec une entreprise terroriste. Il s’agissant, dans les sept espèces, d’activistes écologistes ou anti-mondialistes. Tous avaient été reconnu coupable de délits caractérisés essentiellement par des atteintes aux biens ou des troubles à l’ordre public. Du reste, les arrêtés d’assignation à résidence mentionnaient tous, et cela avait été confirmé par le ministre de l’Intérieur à l’audience, la tenue prochaine de la Conférence des Nations-Unies contre les changements climatiques. On était donc bien loin des problématiques strictement liées à la lutte contre le terrorisme.
Cependant, l’argumentation soulevée consistait à soutenir que l’emploi des forces de maintien de l’ordre et de police ne pouvaient être mobilisées pour contrer les activités de ces individus, alors même que la lutte contre le terrorisme mobilisait déjà beaucoup de fonctionnaires. Cette argumentation est admise par le Conseil d’État qui constate que « les forces de l’ordre demeurent particulièrement mobilisées pour lutter contre la menace terroriste et parer au péril imminent ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence, ainsi que pour assurer la sécurité et le bon déroulement de la conférence des Nations Unies se tenant à Paris et au Bourget jusqu’à la fin de celle-ci ». Dès lors, le juge admet une assignation à résidence pour des faits différents de ceux ayant conduit à déclarer l’état d’urgence. Il juge en effet que la mesure d’assignation peut être légale si « des raisons sérieuses donnent à penser que le comportement de cette personne constitue, compte tenu du péril imminent ou de la calamité publique ayant conduit à la déclaration de l'état d'urgence, une menace pour la sécurité et l'ordre publics ». Par ces arrêts, le Conseil admet que des mesures puissent être prises dans le cadre d’un état d’urgence « par ricochet ». La formule employée par le Conseil est souple et doit être relevée : il impose uniquement que l’appréciation du ministre de l’Intérieur, soumise à son contrôle, soit directement liée aux motifs de l’état d’urgence, mais il juge cette appréciation « compte tenu » de ces motifs. Le fait de que le ministre les prenne en compte n’implique pas que les mesures découlent directement de ces éléments de fait. Il est admis qu’il puisse vérifier l’adéquation des nécessités induites par la lutte contre les motifs de l’état d’urgence, d’un côté, et l’attitude du requérant, de l’autre. Ainsi, la décision du ministre est légale dès lors qu’il existe « de sérieuses raisons de penser que son (du requérant, ndla) comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Ce faisant, le juge administratif vise à préserver la pleine efficacité du dispositif résultat de la déclaration d’état d’urgence.
Cette souplesse du contrôle est renforcée par le fait que le juge administratif laisse une très large marge de manœuvre au chef de l’État pour constater que les conditions sont réunies pour déclarer l’état d’urgence. Ce faisant, il réitère une jurisprudence Rolin et Meyet de 2005 (CE, 14 novembre 2005), rendue à l’occasion d’une contestation relative au décret déclarant l’état d’urgence suite aux émeutes dites « de banlieues ». Le Conseil y juge que « la loi du 3 avril 1955 a eu pour objet de faire face à des situations de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui constituent une menace pour la vie organisée de la communauté nationale », de sorte que « le Président de la République dispose d’un pouvoir d’appréciation étendu lorsqu’il décide de déclarer l’état d’urgence et d’en définir le champ d’application territorial ». La référence à la « menace pour la vie organisée de la communauté nationale » n’est pas anodine, d’autant qu’elle n’apparaît pas dans la loi de 1955. Il s’agit donc d’une interprétation du juge administratif. Le renvoi à cette notion sous-tend l’idée que le fondement même de l’État est mobiliser. Il ressort en effet de la doctrine la mieux établie et la plus ancienne du droit constitutionnel que l’État n’a pour finalité que l’ « organisation » de cette vie en communauté. En plaçant le choix du Président de la République de déclarer l’état d’urgence sous cette justification, le Conseil d’État justifie que les intérêts supérieurs de la Nation doivent être protégés en laissant les mains libres aux autorités chargées d’assurer la continuité de l’État. La solution, bien que différente, se rapproche celle relative au contrôle des conditions de mise en œuvre des pouvoirs exceptionnels de l’article 16 de la Constitution. Dans son célébrissime arrêt CE, Ass, 2 mars 1962, Rubin de Servens, le Conseil juge que « cette décision (de recourir aux pouvoirs de l’article 16 C) présente le caractère d'un acte de gouvernement dont il n'appartient au Conseil d'Etat ni d'apprécier la légalité, ni de contrôler la durée d'application ». Dans ce dernier cas, le Conseil se refuse tout simplement à juger de la réunion des conditions nécessaires au recours aux pleins pouvoirs. Même s’il ne va pas aussi loin dans le cadre de l’état d’urgence, sûrement parce que la loi organise elle-même un contrôle des mesures prises, la solution offre toutefois une souplesse nécessaire au chef de l’État. La décret du Président de la République ne pourrait être annulé qu’en cas d’« illégalité manifeste » (CE, 9 décembre 2005). Cette jurisprudence a été rappelée par la suite (CE, 27 janvier 2016, Ligue des droits de l’Homme).
2 - La parfaite valeur probante des « notes blanches »
Dans les affaires mettant en œuvre des problématiques de protection du territoire, il n’est pas rare que l’administration appuie son raisonnement initial, les motifs de fait de ses décisions et son argumentation devant le juge par des « notes blanches ». Ces « blancs » proviennent des services de renseignements et son ainsi nommés en raison du fait qu’il se présentent sous la forme d’une feuille blanche sans en-tête ni signature. On n’en connaît pas l’auteur exact ni même les conditions de leur élaboration. Il s’agit simplement de notes qui sont remontées aux décisionnaires politiques.
Ces particularités et le flou qui entourent leur rédaction conduit tout naturellement à interroger leur valeur probante, c’est-à-dire leur capacité à convaincre le juge. La question se posait donc de savoir si de telles notes pouvaient être considérées comme recevables et, surtout, suffisamment probantes pour assurer la véracité des faits à la base d’une décision d’assignation à résidence.
Le Conseil d’État ne se départit pas de sa jurisprudence antérieure (CE, 3 mars 2003, Ministre de l’Intérieur c/ Rakhimov) et admet sans conditions particulières ces notes à titre de preuve. L’audition des vice-président et président de la section du contentieux du Conseil d’État par la commission des lois de l’Assemblée, chargée d’établir un contrôle parlementaire sur l’application de l’état d’urgence (AN, 25 mai 2016, n°3784), confirme et justifie cette position du juge administratif. Le vice-président affirme : « Ces notes fournissent des informations sur des relations, des agissements et des comportements et, par conséquent, elles peuvent présenter un faisceau de présomptions et d’indices sur l’existence d’une menace à l’ordre et la sécurité publics, qu’un débat contradictoire écrit et oral ou une mesure d’instruction peut confirmer ou contredire ». Les notes blanches sont donc reçues comme des éléments de preuve « classiques » et ne doivent pas recevoir d’autre traitement que tout élément de preuve. Leur valeur probante dépend en réalité plus du résultat du débat contradictoire que de leur valeur intrinsèque. Le vice-président ajoute par ailleurs : « Les « notes blanches » n’établissent pas la commission d’infractions pénales et n’en rapportent pas les preuves : si tel était le cas, le traitement des actes en question relèverait de la police judiciaire et de la répression pénale ». Contrairement aux jugements pénaux, face auxquels le juge administratif est tenu de considérer les faits comme établis, les notes blanches représentent de simples indices qui, ensemble, constituent un faisceau.
Le juge administratif ne dispose pas de théorie générale de la preuve. Les matières dont il a à connaître peuvent comporter des spécificités. Cependant, il refuse assez nettement de faire supporter toute la charge de la preuve sur l’une ou l’autre des parties, et sûrement pas sur le requérant d’un recours en excès de pouvoir. Dans son arrêt Mme Cordière (CE, 26 novembre 2012), il juge : « qu’il appartient au juge de l’excès de pouvoir de former sa conviction sur les points en litige au vu des éléments versés au dossier par les parties ; que s’il peut écarter des allégations qu’il jugerait insuffisamment étayées, il ne saurait exiger de l’auteur du recours que ce dernier apporte la preuve des faits qu’il avance ; que, le cas échéant, il revient au juge, avant de se prononcer sur une requête assortie d’allégations sérieuses non démenties par les éléments produits par l’administration en défense, de mettre en œuvre ses pouvoirs généraux d’instruction des requêtes et de prendre toutes mesures propres à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction, en particulier en exigeant de l’administration compétente la production de tout document susceptible de permettre de vérifier les allégations du demandeur ». Par cet arrêt, il reprend des solutions admises, bien que moins explicitement, par une jurisprudence ancienne (CE, 28 mai 1954, Barel ; CE, Sect., 26 janvier 1968, Société « Maison Genestal »). Il se montre plus strict encore en matière de fonction publique où il a, très explicitement, institué une obligation de loyauté de la preuve à l’encontre de l’administration-employeur (CE, Sect, 16 juillet 2014, Ganem). Les notes blanches semblent toutefois revêtues d’une présomption sinon de véracité, du moins de crédibilité. Le président de la section du contentieux du Conseil d’État, durant l’audition précitée, affirmait : « Nous partons du principe que les services de renseignement travaillent de façon honnête, et qu’ils n’affabulent pas dans les notes blanches. Le débat contradictoire, renforcé par l’oralité du référé, permet ensuite de voir si le contenu de ces notes est contesté de manière crédible sur le fondement d’éléments établis par l’intéressé ». Cette présomption, qui semble pouvoir rejoindre, dans son principe, la supposée présomption de légalité des actes administratifs, ne demeure toutefois qu’une présomption simple et peut être renversée par le jeu du contradictoire. La situation juridique de ces notes blanches est loin de la situation des documents classifiés que le juge analyse sans toutefois les soumettre au débat contradictoire (CE, 16 avril 2010, Association AIDES et autres).
CE, sect., 11/12/2015, Domenjoud et a.
https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000031631219/
