Introduction
Les règlements constituent, avec les lois, l'une des formes d'exercice du pouvoir d'édiction des normes générales et impersonnelles. En effet, alors que les décisions individuelles visent une ou plusieurs personnes nominativement désignées, les règlements s'adressent, eux, à des sujets de droit indéterminés. Bien que se situant dans la frange inférieure de la pyramide des normes, ils constituent une source à part entière du droit administratif dont la place est, d'ailleurs, allée en s'accroissant à mesure que les prérogatives du pouvoir exécutif s'affirmaient. L'histoire du règlement, apparaît, ainsi, consubstantiellement liée à celle des autorités administratives, de sorte que les bouleversements qui les ont traversés ont irrémédiablement impacté le pouvoir réglementaire lui-même. L'on peut en dénombrer deux.
L'histoire du règlement, c'est d'abord celle d'une lente, mais constante affirmation face à la loi. Réduites à la portion congrue par les révolutionnaires suite aux abus commis sous l'Ancien Régime, les prérogatives du pouvoir exécutif n'ont cessé depuis de s'étendre faisant de ce dernier, en termes d'emprise sur les questions politiques, le pouvoir prépondérant au détriment du Parlement. C'est, ainsi, qu'après que les révolutionnaires aient caressé le rêve d'une loi omnipotente, il fut très vite admis la nécessité d'un pouvoir réglementaire minimum, cantonné, dans un premier temps, à l'exécution des lois. Puis, à partir de la III° République, le pouvoir réglementaire est progressivement sorti de son rôle de simple exécutant grâce à l'instauration d'une pratique constitutionnelle, poursuivie sous la IV° République, par laquelle le pouvoir législatif habilitait le Gouvernement à intervenir sur des matières réservées à la loi. Cette pratique sera consacrée par la Constitution de 1958 via ce que l'on nomme les ordonnances. Surtout, cette dernière offrira au pouvoir réglementaire un domaine propre où la loi est censée, en principe, ne pas intervenir : l'on parle, dans ce cas, de pouvoir réglementaire autonome. Malgré ces évolutions, le règlement, qu'il soit d'exécution des lois ou autonome, demeure une norme seconde : il reste, en effet, subordonné tant à la Constitution et au droit international qu'à la loi et aux principes généraux du droit.
L'histoire du règlement, c'est, ensuite, celle d'une diversification de ses autorités. En effet, les bouleversements sociétaux et politiques, liés, notamment, à la construction européenne et au processus de décentralisation, ont entraîné l'émergence, à coté du Gouvernement, d'autorités administratives tierces. C'est, ainsi, qu'une partie du pouvoir nouvellement concentré entre les mains de l'exécutif central a presque immédiatement été redistribuée à ces autorités.
Il est, alors, possible d'étudier tour à tour la lente affirmation du règlement face à la loi (I) et la diversification des autorités détentrices d'un pouvoir réglementaire (II).
I - Une affirmation certaine face à la loi, mais à jamais inachevée
L'histoire du règlement est celle d'une affirmation continuelle face à la loi, mais qui reste, en grande partie, vaine. En effet, si, après avoir été timidement accepté au sortir de la Révolution (A), il connaît un essor notable les premières années du XX° siècle (B) pour se voir consacrer par la Constitution de 1958 (C), il semble condamné, quel qu'il soit, à demeurer un acte administratif parmi d'autres, astreint au respect de la légalité et au contrôle du juge administratif (D).
A - D'une négation à un consentement contraint et limité
Jusqu'à la Révolution de 1789, l'édiction des normes générales relevait du pouvoir royal. Comme beaucoup d'autres, cette prérogative n'échappera pas à la liste des attributs retirés au pouvoir exécutif par les révolutionnaires pour être transférés à l'Assemblée. Imprégnés par le dogme de la suprématie de la loi, lié, notamment, à la pensée de Rousseau, ceux-ci considéraient, en effet, que la loi devait s'occuper de tout et, a fortiori, de l'édiction des règles générales.
L'exercice du pouvoir juridique va, cependant, vite avoir raison de cette utopie. Mouvante et complexe, la réalité ne peut, en effet, que rendre vaines les tentatives du législateur de régir une matière dans ses moindres détails. Tout bon système normatif se doit, donc, de ménager au profit des autorités administratives un pouvoir d'application.
La possibilité pour le Gouvernement d'édicter les règlements d'exécution des lois va, alors, très vite apparaître comme une nécessité et, dès la Constitution de l'an VIII, il sera admis que « le gouvernement propose les lois et fait les règlements nécessaires pour assurer leur exécution ». Ces dispositions seront, sans exception, reprises par les Constitutions suivantes : ainsi, l’article 21 de l'actuelle Charte fondamentale dispose que le Premier ministre « assure l’exécution des lois ».
Longtemps, cette mission sera réalisée par les Règlements d'administration publique (RAP), dont la principale caractéristique était d’être adoptés via une procédure solennelle de consultation de l'assemblée générale du Conseil d’État. Peu à peu, cependant, les RAP ont disparu lorsque se prit l'habitude de renvoyer à des décrets en Conseil d’État pour lesquels seul l'avis d'une section administrative de la Haute juridiction est requis. En 1980, le droit fut mis en accord avec les faits : les RAP furent supprimés et la pratique des décrets en Conseil d’État auxquels le législateur renvoie désormais fut consacrée.
Si la reconnaissance de ce pouvoir ouvrait à l'exécutif un champ d'intervention significatif, celui-ci demeurait, cependant, largement tributaire du législateur. Cette situation va, très vite, apparaître inadaptée aux exigences du monde contemporain.
B - L'émergence d'un pouvoir réglementaire propre
La complexité croissante des affaires publiques associée à l'importance des crises du siècle dernier démontrèrent le rôle primordial joué par le pouvoir exécutif dans la gestion des sociétés modernes. Jusque là cantonné à un simple rôle d'exécutant, le pouvoir exécutif va, alors, se voir doté d'un pouvoir réglementaire propre dans deux grandes hypothèses.
La première se veut le prolongement du pouvoir d'exécution des lois déjà admis, à la différence qu'il ne s'agit plus ici d'assurer l'exécution d'une loi déterminée, mais l'application de l'ordre légal dans son ensemble. Le Conseil d’État considère, ainsi, que cette mission générale d'exécution des lois fonde au profit du chef de l’État (aujourd'hui du Premier ministre) un pouvoir réglementaire propre, valable indépendamment de toute délégation législative. Ce pouvoir peut viser tant à garantir la continuité des services publics (CE, 28/06/1918, Heyriès) qu'à assurer le maintien de l'ordre public (CE, 08/08/1919, Labonne). Au travers de ces deux missions, le service public et la police administrative, c'est, en filigrane, l'exécution des lois que le juge administratif cherche à garantir puisque l'une comme l'autre en sont les conditions nécessaires.
La seconde hypothèse de pouvoir propre est née des crises économiques et politiques qui ont marquées le début du XX° siècle. Celles-ci ont, en effet, imposé à l’État une action rapide et de plus en plus sophistiquée qui ne pouvait être le fait du législateur. Ce dernier a, alors, admis de se dessaisir de sa compétence au profit du Gouvernement par la technique des lois de pleins-pouvoirs qui permettaient à l'exécutif d'intervenir dans une matière législative donnée au travers de ce que l'on a appelé des décrets-lois. Ce système initié à partir de la Première guerre mondiale s'est poursuivi jusqu'à la fin de la III° République, puis a été proscrit par l'article 13 de la Constitution de 1946. Malgré cette interdiction, les pratiques antérieures ont perduré et le Conseil d’État a très vite était amené à se prononcer sur leur régularité. Neutralisant la prohibition posée par l'article 13, le juge administratif a, alors, admis la validité de ces délégations, dès lors qu'elles ne sont ni trop générales ni trop imprécises et qu'elles n'affectent pas les matières réservées à la loi par la Constitution ou la tradition républicaine (CE, avis, 06/02/1953).
Dès la première moitié du XX° siècle, un pas de plus était, ainsi, franchi. Cette évolution, jamais contrariée, devait être parachevée avec l'avènement de la V° République.
C - La consécration du pouvoir réglementaire
Cette fois-ci, c'est de la Constitution elle-même que provient la renforcement du pouvoir réglementaire. Outre la constitutionnalisation de la pratique des décrets-lois (2), la Charte de 1958 consacre l'existence d'un pouvoir réglementaire autonome (1), opérant, ainsi, un changement de perspective radical dans la détermination des autorités en charge de l'édiction des normes générales.
1 - Le pouvoir réglementaire autonome de l'article 37
L'article 37 al. 1 de la Constitution dispose que « les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire ». Par ces mots, est proclamée, à coté des règlements d'exécution des lois, l'existence de règlements autonomes bénéficiant d'un domaine réservé. Le pouvoir réglementaire autonome se voit, ainsi, dotée de la compétence de régir toutes les matières qui ne sont pas attribuées à la loi par l'article 34. Ce faisant, la compétence de principe en matière normative lui revient, quand le législateur ne conserve plus qu'une compétence d'attribution.
Ce changement de paradigme est total. Il place le pouvoir réglementaire au cœur du processus normatif. Et, pour mieux l'appuyer, les constituants de 1958 intègrent dans la Charte fondamentale deux procédures permettant de sanctionner les empiétements du législateur sur le domaine réservé à l'exécutif.
La première découle de l’article 41. Elle permet au Gouvernement ou au président de l’assemblée saisie d'opposer l’irrecevabilité s'il apparaît, au cours de la procédure législative, qu'une proposition de loi ou un amendement n'est pas du domaine de la loi. En cas de désaccord entre ces deux autorités, le Conseil constitutionnel tranche le conflit, à la demande de l'un ou de l'autre, dans un délai de huit jours. S'il s'avère que le texte touche à une matière réglementaire, celui-ci ne peut plus, alors, être discuté par les assemblées. Dans les faits, cette procédure est peu utilisée (conf. supra).
La seconde procédure est prévue par l'article 37 al. 2 et offre au Gouvernement la possibilité de déclasser une loi intervenue dans le domaine réglementaire. Concrètement, le Gouvernement peut l'abroger ou la modifier par décret après avis du Conseil d’État si le texte de loi est antérieur à 1958 ou autorisation du Conseil constitutionnel s'il est postérieur. L'on parle, alors, de délégalisation.
2 - Les ordonnances de l'article 38
L'article 38 de la Constitution de 1958 vient constitutionnaliser la pratique des décrets-lois issue des Républiques précédentes. Cet article permet au Parlement d'autoriser le Gouvernement à prendre par ordonnances des mesures relevant du domaine de la loi. Le Gouvernement doit, ensuite, déposer dans le délai fixé par la loi d'habilitation un projet de loi tendant à leur ratification. Cette procédure est fréquemment utilisée lors de l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle majorité. Si l'on peut regretter que le Parlement ne puisse, en pareille hypothèse, véritablement débattre des textes politiques majeurs qui en sont l'objet, il faut, tout de même, noter l'efficacité qui en découle pour l'action publique.
La nature juridique des ordonnances varie selon qu’elles ont ou non été ratifiées. Jusqu’à il y a peu, les règles étaient assez simples. Tant qu’elles n’étaient pas ratifiées, elles demeuraient des actes administratifs contestables devant le juge administratif à l’aune des normes supérieures traditionnelles (traités internationaux, principes généraux du droit, …). Une fois ratifiées, elles acquéraient valeur législative et ne pouvaient plus être contestées directement, mais seulement dans les conditions applicables à la loi, c’est-à-dire par la voie de l’exception en arguant de leur inconventionnalité ou dans le cadre d’une QPC.
Ce régime a quelque peu évolué sous l’impulsion du Conseil constitutionnel. Par deux décisions (CC n° 2020 – 843, QPC 28/05/2020 ; CC n° 2020 – 851,/ 852, QPC 03/07/2020), celui-ci a considéré que les dispositions d'une ordonnance, non ratifiée par le Parlement, « doivent être regardées, dès l'expiration du délai de l'habilitation et dans les matières qui sont du domaine législatif, comme des dispositions législatives au sens de l'article 61-1 de la Constitution », de sorte que leur conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit ne peut être contestée que par une QPC.
Le Conseil d’État a, partiellement suivi cette position (CE, ass., 16/12/2020, Fédération CFDT Finances et autres). Désormais, saisi, par voie d’action ou d’exception, d’une contestation portant sur la légalité d’une disposition matériellement législative d’une ordonnance non ratifiée, le délai d’habilitation ayant expiré, il considère qu’il lui revient de distinguer entre les moyens qui lui sont présentés : ceux qui portent sur la conformité aux droits et libertés constitutionnels ne peuvent être présentés et examinés que selon la procédure de la QPC et doivent donc être renvoyés au Conseil constitutionnel si les conditions du renvoi sont remplies ; en revanche, tous les autres moyens (respect de la loi d’habilitation, des principes généraux du droit, des engagements internationaux, des règles constitutionnelles autres que les droits et libertés) continuent de relever de sa compétence. En revanche, les dispositions d’une ordonnances non ratifiée qui relèvent du domaine règlementaire conservent, même après l’expiration du délai d’habilitation, leur nature administrative et le contrôle de leur validité relève du seul juge administratif.
Si ces avancées confèrent au règlement un rôle inédit jusque là, elles ne réussissent, cependant, pas à faire de lui l'alter ego de la loi.
D - Un pouvoir réglementaire qui échoue à s'imposer
Les constituants de 1958 voulait accentuer le mouvement de renforcement des prérogatives de l'exécutif amorcé au début du XX°siècle. C'est en partie réussi : ce dernier est devenu le premier producteur de normes juridiques, le législateur n'hésite pas à lui déléguer son pouvoir dans le cadre des ordonnances de l'article 38 et les autorités réglementaires sont devenues de plus en plus nombreuses. Pour autant, le bouleversement annoncé n'a pas eu lieu : le règlement reste une norme subordonnée et le législateur n'a jamais véritablement été enfermé dans les limites que le texte constitutionnel voulait lui imposer.
D'une part, fut-il autonome, le règlement n'échappe pas à l'obligation de légalité et demeure une norme subordonnée. D'abord à la Constitution et aux normes internationales. Ensuite aux principes généraux du droit : le Conseil d’État a, ainsi, décidé, dès 1959, que l'ensemble des règlements, y compris ceux pris sur la base de l'article 37, étaient astreints à leur respect (CE, sect. 26/06/1959, Syndicat général des ingénieurs-conseils). Subordonné, surtout, à la loi elle-même : en effet, si ses domaines d'intervention sont limitées depuis 1958, son autorité, elle, ne l'est pas et l'emporte, aujourd'hui comme hier, sur celle des règlements, même autonomes. Bien que disposant d'un domaine propre, le règlement de l'article 37 demeure, alors, une variété d'acte administratif, certes la plus majestueuse, mais dont la place au sein de la hiérarchie des normes est la même que celle de n'importe quel autre règlement et qui, à ce titre, reste soumis au contrôle du Conseil d’État.
D'autre part, la volonté des constituants de confiner la loi à certaines matières s'est révélée infructueuse. D'abord, du fait du pouvoir exécutif lui-même qui, par commodité, n'use que très rarement des outils mis à sa disposition par les articles 37 al. 2 et 41. Surtout, ensuite, parce que la jurisprudence a donné une interprétation extensive des matières réservées à la loi par l'article 34 et limité, de facto, le poids du pouvoir réglementaire. Enfin, parce que même lorsque le législateur s'échappe de l'enceinte où il était censé rester, la loi n'est pas frappée d'inconstitutionnalité pour autant : le Conseil constitutionnel a, en effet, jugé qu'une disposition de nature réglementaire contenue dans une loi ne rendait pas cette dernière inconstitutionnelle (CC, 30/07/1982, Loi sur les prix et les revenus).
Le règlement a donc pris quantitativement une place prépondérante, mais son autorité demeure, elle, inchangée. Cette concentration matérielle des pouvoirs au profit de l'exécutif s'est accompagnée d'une redistribution des prérogatives réglementaires.
II – Une dispersion des compétences, reflet de l'évolution des structures administratives
L'histoire du pouvoir réglementaire est aussi celle des structures administratives. C'est donc logiquement que sa distribution se voit impactée, au travers d'une multiplication des autorités qui en son détentrices, par la fragmentation qui caractérise ces institutions. L'on distingue alors : le président de la République et le Premier ministre (A), les ministres (B), les collectivités locales (C), diverses autorités administratives nationales (D) et, bien sur, les institutions de l'Union européenne (E).
A - Chef de l'État et Premier ministre : une image fidèle du bicéphalisme de l'exécutif
La répartition du pouvoir réglementaire entre le président de la République et le Premier ministre découle directement des rapports constitutionnels existant entre ces deux autorités et matérialise le bicéphalisme qui caractérise le pouvoir exécutif sous la V° République. Ce constat peut être fait tant pour le pouvoir réglementaire général (1) que pour le pouvoir réglementaire de police administrative générale (2).
1 – Le pouvoir réglementaire général
A l'inverse des républiques précédentes qui réservaient le pouvoir réglementaire à une seule autorité, le chef de l’État sous la III°, le président du Conseil sous la IV°, la Constitution de 1958 opère une répartition de ce pouvoir entre les deux têtes de l'exécutif : au Premier ministre la compétence décrétale de principe (art. 21), au chef de l’État la signature des décrets délibérés en conseil des ministres (art. 13).
Sur le principe, ce partage apparaît des plus simples. Sa mise en application a, cependant, révélé des difficultés dans la mesure où aucun texte n'a déterminé de manière exhaustive la liste des décrets qui doivent être délibérés en conseil des ministres. Tout au plus peut-on noter, en la matière, quelques dispositions éparses. Souhaitant marquer leur emprise sur l'action gouvernementale, certains chefs de l'Etat ont, alors, profité de cette brèche pour signer des décrets alors que leur intervention n'était pas juridiquement requise. Il en est allé de décrets délibérés en conseil des ministres sans qu'un texte n'impose une telle formalité, mais aussi de décrets simples, c'est-à-dire de décrets non délibérés en conseil des ministres pour lesquels n'est normalement exigée que la signature du Premier ministre et, le cas échéant, celle des ministres responsables. La question s'est, alors, posée de savoir à qui revenait la paternité de ces textes.
Dans un premier temps, le Conseil d'Etat a considéré que leur auteur restait le Premier ministre et que la signature du chef de l’État était sur-abondante, c'est-à-dire sans portée juridique. Cette solution a été adoptée pour les décrets délibérés en conseil des ministres sans obligation textuelle (CE, 16/10/1987, Syndicat autonome des enseignants de médecine) et pour les décrets simples (CE, 27/04/1962, Sicard). Conforme à la lettre du texte constitutionnel, cette solution préservait les prérogatives du Premier ministre, puisque celui-ci conservait seul la compétence pour modifier ou abroger les décrets en cause.
Puis, au cœur de la seconde période de cohabitation, le juge administratif a opéré un revirement des plus nets (CE, ass., 10/09/1992, Meyet). Il a, en effet, décidé que les décrets délibérés en conseil des ministres devaient être regardés comme l’œuvre du président de la République en toute hypothèse, que cette formalité soit ou non prévue par un texte, la solution de l’arrêt Sicard restant inchangée.
Par cette solution, le Conseil d’État amplifie le pouvoir réglementaire du chef de l’État, confortant, ainsi, la tendance à la présidentialisation qui caractérise la V° République. D'abord, en créant à son profit un bloc de compétences puisque les mesures consécutives aux décrets délibérés en conseil des ministres, qu'il s'agisse de modifications ou d'abrogation, relèvent, elles-aussi, du président de la République (CE, 27/04/1994, Allamigeon). Ensuite, en lui offrant la maîtrise de sa compétence : le chef de l’État peut, en effet, en inscrivant un projet de texte à l’ordre du jour du conseil des ministres qu’il arrête en dernier ressort, accroître de son propre chef ses attributions.
Quant au Premier ministre, sa place au sein des autorités réglementaires, censée être cardinale selon la lettre du texte constitutionnel, se voit considérablement affectée. Chaque compétence que le chef de l’État s'arroge lui est, en effet, retirée. Et, si ce dernier peut décider de la lui restituer (CE, 09/09/1996, Collas), aucune obligation légale ne l'y contraint, de sorte que le chef du Gouvernement se trouve à la merci du bon vouloir du président de la République.
Des conflits entre les deux têtes de l'exécutif, notamment en période de cohabitation, sont-ils, alors, possibles ? En théorie, oui. Dans les faits, cependant, les rapports de forces inhérents à tout système politique sont de nature à tempérer les abus que le chef de l’État pourrait être tenté de faire de la jurisprudence Meyet. Le Premier ministre peut, notamment, refuser de contresigner les décrets litigieux, puisque son contreseing est constitutionnellement requis (art. 19).
2 – Le pouvoir réglementaire de police générale
A coté du pouvoir réglementaire de droit commun que lui confèrent les différentes Constitutions, l'exécutif dispose d'un pouvoir de réglementation propre, reconnu par le juge, en matière de police administrative générale. Initialement attribué au président de la République (CE, 08/08/1919, Labonne), ce pouvoir a, ensuite, été transféré au chef du Gouvernement en raison des changements constitutionnels opérés en 1958 (CE, 02/05/1973, Ass. cultuelle des Israélites nord-africains de Paris). Le Conseil d’État a, ainsi, jugé que le Premier ministre conservait ce pouvoir, bien que l'article 34 de la Constitution réserve au législateur la fixation des règles concernant les garanties fondamentales des libertés publiques. Quant au chef de l’État, il n'intervient que de manière résiduelle lorsque les mesures de police sont prises via des décrets délibérés en conseil des ministres (art. 13) et lorsqu'il est fait application de l'article 16.
Il s'agit là d'un pouvoir de réglementation propre, c'est-à-dire qui s'exerce en dehors de toute délégation législative. Plus précisément, il se rattache à la mission générale d'exécution des lois confiée, de manière constante par les différentes Constitutions, au pouvoir exécutif. Le maintien de l'ordre public étant l'une des conditions nécessaires à l'exercice de cette mission, la police administrative est donc logiquement l'une de ses terres d'élection. Mais, ce n'est pas la seule : en effet, c'est sur la même mission que le Conseil d’État a fondé au profit du chef de l'Etat, à l'occasion de l’arrêt fondateur de la théorie des circonstances exceptionnelles, le pouvoir de prendre toutes les mesures réglementaires nécessaires à la continuité des services publics (CE, 28/06/1918, Heyrès). En à peine plus d'un an, le juge administratif est, ainsi, parvenu à édifier une ambitieuse construction jurisprudentielle de nature à permettre au pouvoir exécutif de remplir les deux missions fondamentales dont il a la charge : le service public et la police administrative.
B – Les ministres : des éternels oubliés que le juge ne peut ignorer
C'est un principe constant depuis longtemps : les ministres ne disposent pas du pouvoir réglementaire général. Cette solution tient tant au silence des trois dernières Constitutions qu'à la réserve dont ont fait preuve, en tout temps, les juges constitutionnel et administratif.
Cette question n'est, ainsi, jamais abordée au niveau constitutionnel. A titre d'exemple, la Charte de 1958 est muette sur la question. Tout au plus prévoit-elle l'obligation de contre-seing des ministres dans certaines hypothèses (art. 19 et 22).
Quant aux juges, ils déduisent de ce silence l'absence de pouvoir réglementaire des ministres (voir notamment : CE, sect., 23/05/1969, So. Distillerie Brabant). Et, aucun ne s'est, jusqu'à présent, risqué à faire œuvre prétorienne en la matière. Cette absence d'audace tient principalement aux difficultés que poserait une telle construction. Outre qu'elle risquerait de fragiliser le difficile équilibre existant entre les autorités réglementaires textuellement désignées, elle pourrait également causer de graves désordres du fait des chevauchements de compétences qui existent entre les différents ministres.
Dans ce contexte, les ministres recourent à différents artifices pour dépasser ce problème. Le premier concerne les circulaires. Ces dernières sont sensées simplement interpréter les lois et règlements de manière à encadrer l'action des agents placés sous leur autorité. Cependant, sous couvert d'interprétation, les ministres y dissimulent, parfois, de véritables règles nouvelles, autrement dit des dispositions réglementaires, espérant, ainsi, contourner l'obstacle constitutionnel. Mais, loin de fermer les yeux sur ce stratagème, le juge administratif se montre des plus sévères (CE, sect., 18/12/2002, Duvignères). L’autre dispositif concerne les directives, que l'on nomme aujourd'hui lignes directrices (CE, sect., 11/12/1970, Crédit foncier de France). Celles-ci permettent à une autorité de fixer à ses subordonnés une ligne de conduite, tout en leur laissant la possibilité d'y déroger pour un motif d’intérêt général ou en cas de différence de situation. Le Conseil d’Etat est venu, récemment, préciser l’encadrement de ces dispositifs et, plus généralement, des documents de portée générale (CE, sect., 12/06/2020, GISTI).
Mais, cette situation n'est pas satisfaisante. Aussi, les juges ont consenti à accorder aux ministres deux outils juridiques censés compenser la carence constitutionnelle.
Les juges constitutionnel et administratif ont, ainsi, admis qu'un texte de loi ou un décret puisse habiliter les ministres à prendre des règlements, dès lors que leur portée est limitée tant par leur champ d'application que par leur contenu. De tels textes sont, dans les faits, très nombreux. Cette solution apparaît comme un bon compromis entre le respect du texte de 1958 et les exigences propres à tout système juridique aux termes desquelles un minimum de pouvoir réglementaire doit être accordé aux autorités d'application.
La seconde hypothèse est une pure construction jurisprudentielle du Conseil d’État. Ce dernier a, ainsi, reconnu aux ministres le pouvoir « de prendre les mesures nécessaires au bon fonctionnement de l'administration placée sous leur autorité » (CE, sect., 07/02/1936, Jamart). Ce pouvoir est un pouvoir propre des ministres, valable en dehors de toute habilitation législative ou décrétale. Il trouve sa justification première dans le service public lui-même : plus précisément, ce dernier suppose un minimum d'organisation ; le « pouvoir Jamart » n'a, alors, d'autre objectif que de la lui apporter.
Là encore, la position du Conseil d’État se justifie par un réalisme administratif des plus nécessaires. Si elle s'éloigne, dans une certaine mesure, des textes constitutionnels, ce n'est que pour permettre aux intéressés d'assurer la bonne exécution des services publics qui est, d'ailleurs, en elle-même une obligation constitutionnelle.
Ces considérations justifient, alors, que ce pouvoir bénéficie à tous les chefs de services, c'est-à-dire à toutes les autorités administratives responsables du fonctionnement d'un service public. De la même façon, il s'applique à toutes les personnes qui sont en relation avec lui, qu'il s'agisse des agents ou des usagers.
Ce pouvoir n'en demeure, pas moins, enfermé dans des limites strictes. Outre que celui-ci ne peut s'appliquer qu'envers les personnes en relation avec le service, il ne peut s'exercer que dans la mesure où les nécessités du service l'exigent. En d'autres termes, la mesure doit, d'une part, être justifiée par le bon fonctionnement du service et, d'autre part, respecter un rapport d'adéquation avec ces nécessites, ce qui interdit, par conséquent, les mesures excessives. Ce pouvoir reste, par ailleurs, soumis aux respect des lois et règlements : il ne peut, notamment, s'exercer à l'égard d'un domaine qu'un texte réserve à une autorité spécifique.
C - Les collectivités locales : le fruit de l'élan décentralisateur
De tout temps, les collectivités locales ont disposé d'un pouvoir réglementaire. Sa reconnaissance formelle n'a, cependant, été que progressive, à l'image du processus de décentralisation lui-même.
Ainsi, initialement, celui-ci s'est vu consacré dans des domaines spécifiques, qu'il s'agisse du pouvoir de police administrative générale du maire ou du pouvoir, pour un exécutif local, de prendre les mesures réglementaires propres à assurer l'organisation et le fonctionnement des services publics placés sous son autorité en application de la jurisprudence Jamart. Quant au Conseil constitutionnel, ce n'est que récemment qu'il a formellement admis que les collectivités territoriales en disposent (CC, 17/02/2002, Loi sur la Corse).
Il faudra attendre la loi constitutionnelle du 28/03/2003 relative à l'organisation décentralisée de la République pour que ce pouvoir soit inscrit dans le marbre constitutionnel. Ainsi, le nouvel article 72 al. 3 de la Charte fondamentale prévoit : « dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités [les collectivités locales] s'administrent librement par des conseils élus et disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences ». En d'autres termes, les collectivités locales peuvent, pour la mise en œuvre des compétences que le législateur leurs confie en application de l'article 34, édicter des règles générales, en plus de la réalisation d'opérations matérielles.
Ce pouvoir n'en reste pas moins un pouvoir subordonné. D'abord, au regard de la loi elle-même. En effet, il ne s'exerce que dans la limite des compétences transférées par le législateur. Et, son exercice suppose une habilitation législative, qui peut n’être qu'implicite, et le respect des conditions posées par la loi.
Subordonnée, ensuite, au pouvoir réglementaire du Premier ministre qui demeure, en la matière, la norme de référence. Dès lors, si le législateur peut confier aux collectivités territoriales le soin de définir, dans la limite de leurs compétences, certaines modalités d'application d'une loi, celles-ci doivent, malgré tout, respecter le cadre général dont la détermination est renvoyée par la loi au décret. Le pouvoir réglementaire des collectivités locales demeure donc subsidiaire par rapport à celui du chef du Gouvernement.
Enfin, les mesures réglementaires des collectivités locales ne peuvent, en aucune circonstance, toucher aux conditions essentielles de mise en œuvre des libertés publiques (voir CC, 17/01/2002). En la matière, la jurisprudence du Conseil constitutionnel impose, en effet, une stricte égalité entre les citoyens et la prohibition de toute différence de réglementation d'une localité à une autre.
Au-delà de ce pouvoir réglementaire de droit commun, les collectivités territoriales peuvent disposer, depuis 2003, d'un pouvoir réglementaire d'expérimentation leur permettant de déroger aux lois et règlements. Ainsi, l'article 72 al. 4 introduit par la révision constitutionnelle de 2003 prévoit : « dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l'a prévu, déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences ». En instituant ce mécanisme, le constituant délaisse l'uniformisation si caractéristique du système administratif français pour aller vers plus de diversité territoriale. Cette expérimentation peut viser à adapter les règles nationales aux spécificités locales ou à tester de nouvelles réglementations avant leur généralisation au plan national en fonction des résultats obtenus.
D – Les autres autorités réglementaires nationales : une illustration de la périphérisation du pouvoir
Le contexte contemporain est marqué par une exigence toujours plus grande d'adaptation des règles aux réalités, que celles-ci soient, notamment, géographiques ou sectorielles. Dans ce dessein, ont, alors, été reconnues, mais de manière limitée, des attributions réglementaires à des autorités administratives situées à la périphérie du pouvoir central. L'on peut citer : le préfet, certaines autorités administratives indépendantes ainsi que les organismes publics ou privés chargés de la gestion d'un service public.
Les préfets, d'abord, sont les représentants de l’État dans les départements et les régions et bénéficient, à ce titre, de compétences réglementaires. Ces dernières tendent à se développer en raison du renforcement constant de la politique de déconcentration. Les préfets de département exercent, par ailleurs, un pouvoir réglementaire en matière de police administrative.
Certaines autorités administratives indépendantes, ensuite, sont dotées par la loi qui les a instituées d'un pouvoir réglementaire propre : tel est le cas, notamment, de la CNIL (Commission nationale informatique et libertés), de l’ARCOM (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) ou encore de l'AMF (Autorité des marchés financiers). Le Conseil constitutionnel en a admis le principe, tout en l'encadrant : il a, ainsi, jugé que l'article 21 de la Constitution ne fait pas obstacle à ce que le législateur confie à une autorité publique autre que le Premier ministre le soin de fixer des normes permettant de mettre en application une loi, dès lors que cette habilitation ne concerne que des mesures de portée limitée tant par leur champ d'application que par leur contenu (CC, 18/09/1986, Commission nationale de la communication et des libertés).
Les organismes chargés de la gestion d'un service public, enfin, peuvent exercer un pouvoir réglementaire. C'est le cas des établissements publics, tant administratifs qu'industriels et commerciaux, dont les organes de direction peuvent édicter une réglementation pour préciser l'organisation et assurer le bon fonctionnement des services publics. Dans le même sens, certains des actes édictés par des organismes, cette fois-ci privés, gérant un service public peuvent présenter un caractère administratif et, selon leur objet, réglementaire. L'on peut citer, notamment, le cas des fédérations sportives ou des fédérations départementales de chasseurs.
E – Les institutions de l'Union européenne : le triomphe d'une construction politique
A coté des traités qui constituent le droit communautaire originaire, les institutions de l'Union européenne édictent différents types d'actes qui composent ce que l'on nomme le droit communautaire dérivé. Du fait du poids des compétences transférées au niveau communautaire, ces actes occupent, de nos jours, une place centrale dans le corpus de règles applicables à l'administration. Les administrés peuvent, ainsi, s'en prévaloir dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir contre l'acte administratif d'une autorité française qui ne les respecterait pas. Au sein de ces actes, les plus importants sont, sans conteste, les directives et les règlements communautaires pris par le Conseil des ministres et la Commission européenne.
La particularité des directives est de fixer aux Etats qu’elle désigne un résultat à atteindre dans un délai imparti, tout en laissant ces derniers libre des moyens à adopter pour y parvenir. Ainsi, s'explique qu'elles ne créent pas, par elles-mêmes, en principe, de droits et d’obligations au profit ou à la charge des administrés : l'on dit, alors, qu'elles ne sont pas dotées d'un effet direct. Cette situation a fait l'objet d'une opposition nourrie entre la Cour de justice des communautés européennes et le Conseil d’État. La première reconnaissait, sous certaines conditions, un effet direct aux directives, quand le Conseil d’État s'en tenait à une lecture littérale des traités et leur déniait tout effet de ce type (CE, ass., 22/12/1978, Ministre de l'intérieur c/Cohn-Bendit). Progressivement, cependant, le juge administratif français a fait évoluer sa jurisprudence en leurs reconnaissant un effet direct de substitution. Puis, il a fini par aligner sa jurisprudence sur celle du juge communautaire en reconnaissant un effet direct aux directives inconditionnelles et suffisamment précises (CE, ass., 30/10/2009, Mme. Perreux).
La situation du règlement communautaire est, elle, beaucoup plus simple. Celui-ci a une portée générale, c'est-à-dire qu'il s'applique dans tous les Etats membres. Surtout, les traités communautaires prévoient qu'il est obligatoire dans tous ses éléments et directement applicable dans chaque Etat. Il est donc doté d'un effet direct.
L'un et l'autre de ces actes sont édictés par des autorités exécutives et constituent, dès lors, des actes réglementaires. Cependant, leur particularité est d'avoir, à l'inverse des actes réglementaires nationaux, une autorité supérieure à celle de la loi. En effet, le Conseil d’État leurs a transposé la jurisprudence Nicolo (CE, ass., 20/10/1989) aux termes de laquelle la supériorité des traités internationaux sur la loi prévue par l'article 55 de la Constitution s'applique que la loi soit antérieure ou postérieure au traité (pour les directives : CE, ass., 28/02/1992, SA Rothmans International France et SA Philip Morris France ; pour les règlements communautaires : CE, 24/09/1990, Boisdet).
De par leur poids et leur autorité, ces actes communautaires occupent, alors, une place à part au sein de l'ensemble des actes réglementaires. Ils conservent, cependant, un point commun avec eux : celui de participer au réagencement global des prérogatives réglementaires des autorités administratives. Une situation qui est de nature à créer un embryon d'équilibre au sein du pouvoir exécutif lui-même et à compenser, dans une certaine mesure, la mise en retrait du Parlement.
