Introduction
La prise en compte du droit international par le juge administratif est allée en s’accroissant depuis le milieu du XX° siècle, que ce soit sur le plan de l’excès de pouvoir ou sur le plan indemnitaire. L’arrêt Mme Saleh est l’occasion pour le Conseil d’Etat d’appliquer un illustre régime de responsabilité sans faute à la coutume internationale.
Dans cette affaire, Mme Saleh était employée par l’ambassade du Koweït en France. Cette dernière a licencié l’intéressée sans que l’ensemble des heures travaillées et l’indemnité de licenciement aient été payées. Mme Saleh a donc saisi le juge judiciaire qui, tant en première instance qu’en appel, lui a donné raison. Cette sentence a été possible car les juges ont estimé que l’Etat du Koweït ne bénéficiait pas d’une immunité de juridiction. En revanche, cet Etat bénéficie, sur la base d’une règle coutumière du droit public international, d’une immunité d’exécution qui empêche l’exécution de la décision du juge judiciaire. Mme Saleh n'a donc pu obtenir le paiement des sommes auxquelles l’ambassade avait été condamnée. Aussi, elle a saisi le ministre de l'Economie, des finances et de l'industrie d’une demande tendant à la réparation, sur le terrain de la responsabilité sans faute de l’Etat, du préjudice causé par l’application de ladite coutume internationale. Mais, celui-ci n’a pas répondu. L’intéressée a, alors, demandé au tribunal administratif de Paris d’annuler la décision implicite de rejet du ministre. Celui-ci a, le 27 avril 2007, rejeté son recours. Mme Saleh a donc fait appel devant la cour administrative d’appel de Paris qui a, le 8 décembre 2008, confirmé le jugement rendu en première instance. Mme Saleh se pourvoit donc en cassation devant le Conseil d’Etat qui, le 14 octobre 2011, par un arrêt de section, fait droit à sa demande en reconnaissant une nouvelle hypothèse de responsabilité sans faute fondée sur l’égalité des citoyens devant les charges publiques.
Jusqu’à présent, ce régime de responsabilité sans faute s’appliquait aux décisions administratives régulières, aux lois et aux conventions internationales. L’apport de l’arrêt Mme Saleh est de reconnaître que la responsabilité de l’Etat peut, également, être engagée sans faute lorsqu’un dommage est causé par une coutume internationale. L’admission de cette responsabilité est, toutefois, astreinte au respect de certaines conditions : certaines sont propres à ce régime de responsabilité, d’autres concernent l’ensemble des contentieux indemnitaires relatifs à l’administration.
Il convient, donc, d’étudier, dans une première partie, la consécration de la responsabilité sans faute de l’Etat du fait d’une coutume internationale (I) et d’analyser, dans une seconde partie, ses conditions d’engagement (II).
I – La consécration de la responsabilité sans faute du fait de la coutume internationale
Par l’arrêt Mme Saleh, le Conseil d’Etat élabore le régime de responsabilité sans faute du fait de la coutume internationale (B). Cette solution doit être lue à l’aune d’autres avancées jurisprudentielles (A).
A – Les préalables indispensables à la jurisprudence Mme Saleh
La consécration de la responsabilité sans faute du fait de la coutume internationale n’a été possible que parce que d’autres décisions du Conseil d’Etat avait, préalablement, admis la justiciabilité d’actes liés à l’action internationale de l’Etat, tant sur le plan indemnitaire que sur le plan de l’excès de pouvoir.
Sur le plan indemnitaire, il s’agit de la décision Compagnie générale d’énergie radio-électrique (CE, ass., 30/03/1966) par laquelle le Conseil d’Etat a admis que « la responsabilité de l’Etat est susceptible d’être engagée, sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de conventions conclues par la France avec d’autres Etats et incorporées régulièrement dans l’ordre juridique interne ». En d’autres termes, la Haute juridiction admettait, après la responsabilité sans faute du fait des lois (CE, ass., 14/01/1938, Société des produits laitiers « La Fleurette »), la responsabilité sans faute du fait des conventions internationales. Dans les deux cas, ce régime est fondé sur le principe d’égalité des citoyens devant les charges publiques en vertu duquel les charges doivent, normalement, être équitablement réparties entre tous les citoyens. Toutefois, lorsque des administrés se trouvent, du fait d’actes pris dans l’intérêt général, dans une situation plus défavorable que celle d’autres citoyens, la puissance publique doit indemniser la personne (ou les quelques personnes) qui est la seule à souffrir des conséquences dudit acte.
Sur le plan de l’excès de pouvoir, le Conseil d’Etat déniait, initialement, à la règle coutumière internationale une autorité en droit interne. En d’autres termes, si elle n’était pas reprise par un texte, elle n’était pas invocable par les administrés (CE, sect., 22/11/1957, Myrtoon Steamship et Cie). Après plusieurs évolutions timides, le juge administratif mit, toutefois, fin à cette jurisprudence par l’arrêt d’assemblée Aquarone (CE, 06/06/1997) qui reconnaissait l’applicabilité en droit interne de la coutume internationale. Cette solution se basait sur le 14° alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 aux termes duquel « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international ». Mais, l’autorité ainsi reconnue à la coutume internationale était limitée : le Conseil d’Etat considérait, en effet, qu’elle n’avait pas une autorité supérieure à celle des lois. Ainsi, s’explique que la Haute juridiction prenne soin, en l’espèce, de vérifier que la règle coutumière invoquée n’est écartée par aucune loi (ici, notamment la loi du 9 juillet 1961) pour s’assurer de son application en droit interne. Et c’est justement parce que cette coutume s’applique en droit français que Mme Saleh subit un préjudice et que le Conseil d’Etat peut faire évoluer sa jurisprudence.
B – Les principes de la jurisprudence Mme Saleh
Dans cette affaire, l’ambassade du Koweït a été condamnée à indemniser Mme Saleh à titre de rappels de salaires et de diverses indemnités liées à son licenciement. Toutefois, les procédures entreprises pour obtenir l’exécution de cette décision de justice n’ont pu aboutir en raison de l’immunité d’exécution dont les Etats bénéficient, en vertu d’une « règle coutumière du droit public international », pour les actes qu’ils accomplissent à l’étranger. Cette immunité rendait donc impossible la saisie de leurs biens pour payer les indemnités dues à Mme Saleh. D’où le préjudice de l’intéressée.
Les faits étaient clairs et se prêtaient à une avancée jurisprudentielle que le Conseil d’Etat n’omet pas de réaliser. Il juge, ainsi, « que la responsabilité de l'Etat est (…) susceptible d'être recherchée, sur le fondement de la rupture de l'égalité devant les charges publiques, dans le cas où son application [l’application de la règle coutumière] entraîne un préjudice grave et spécial ». Par ces mots, la Haute juridiction vient appliquer la jurisprudence Cie générale d’énergie radio-électrique à la coutume internationale. Une nouvelle hypothèse de responsabilité sans faute qui se fonde, de la même façon, sur la rupture de l’égalité des citoyens devant les charges publiques.
Le juge administratif suprême prend, toutefois, soin d’encadrer cette évolution en considérant « qu'il ne résulte ni de la règle coutumière du droit public international de l'immunité d'exécution des Etats étrangers ni d'aucune disposition législative que soit exclue l'indemnisation par l'Etat des préjudices invoqués nés de l'application de cette règle ». Le Conseil d’Etat cite, ici, les normes juridiques qui pourraient exclure le droit à indemnisation d’un préjudice causé par une règle coutumière internationale. La première est la coutume elle-même : de ce point de vue, le juge administratif reprend le même principe que pour la responsabilité du fait des lois ou des conventions internationales, principe en vertu duquel cette responsabilité ne pourra s’appliquer si le texte qui a causé le préjudice prévoit l’exclusion du droit à réparation. La seconde est la loi : le préjudice causé par la coutume internationale relative à l’immunité d’exécution ne pourra être réparé si une loi s’y oppose. Cette règle est logique puisque les lois ont une autorité supérieure à celle des normes coutumières (voir I – A).
Sur le principe, Mme Saleh peut donc obtenir réparation de son préjudice. Mais, pour qu’il en aille ainsi, certaines conditions doivent être remplies.
II – Les conditions d'engagement de la responsabilité sans faute du fait de la coutume internationale
Le Conseil d’Etat engage, en l’espèce, la responsabilité de l’Etat du fait de la coutume internationale après avoir vérifié le respect de certaines conditions : les unes sont propres au régime de responsabilité sans faute fondé sur la rupture de l’égalité des citoyens devant les charges publiques (A), les autres sont générales à la responsabilité administrative (B).
A – Des conditions spécifiques tenant à l'anormalité du préjudice
Ces conditions sont classiques dans le cadre d’un régime de responsabilité sans faute fondé sur la rupture de l’égalité devant les charges publiques. On les retrouve en matière de responsabilité du fait des décisions administratives régulières (CE, 30/11/1923, Couitéas), de responsabilité du fait des lois et de responsabilité du fait des conventions internationales. De nos jours, selon la formule consacrée, « le préjudice … ne saurait, s’il revêt un caractère grave et spécial, être regardé comme une charge incombant normalement à l’intéressé » (CE, ass., 22/10/2010, Mme Bleitrach). En l’espèce, le Conseil d’Etat mentionne « un préjudice grave et spécial », la gravité et la spécialité étant les deux sous-critères attestant de l’anormalité du préjudice.
S’agissant de la spécialité, le principe est que le préjudice doit n’atteindre que certains membres de la collectivité. Ce critère présente un aspect quantitatif (le dommage doit concerner un nombre raisonnablement limité d’administrés) et un aspect qualitatif (les personnes affectées doivent l’être particulièrement). Les choses sont simples si une seule personne est atteinte. Lorsque plusieurs personnes sont concernées, le préjudice ne sera regardé comme spécial que s’il apparaît que ces personnes le sont plus que d’autres en raison de leur activité particulière. En ne retenant que les préjudices spéciaux, le Conseil d’Etat limite, ainsi, la responsabilité de l’administration aux seuls cas où il y a vraiment rupture de l’égalité devant les charges publiques, puisque seuls certains membres de la collectivité sont touchés. Ce critère est, en matière de responsabilité du fait de la coutume internationale, de nature à réduire considérablement les cas d’engagement de la responsabilité de l’Etat, les personnes concernées étant, en principe, fort nombreuses du fait de la généralité de ces règles.
S’agissant de la gravité, le préjudice doit excéder les simples gênes que les membres de la collectivité doivent supporter sans compensation. En effet, indemniser tous les préjudices conduirait à une inaction de l’Etat, puisque chacun de ses agissements cause, à un point de vue ou à un autre, un dommage. Aussi, le juge détermine la part du préjudice qui est imputable aux aléas normaux de la vie en collectivité et indemnise la part du dommage qui va au-delà.
Dans l’affaire relative à Mme Saleh, le Conseil d’Etat considère que le préjudice est grave et spécial. D’une part, le montant des sommes en cause est très important, attestant de la gravité du préjudice. D’autre part, la Haute juridiction considère que « que compte tenu du faible nombre des victimes d’agissements analogues imputables à des ambassades d'Etats étrangers, sur le territoire français », le préjudice doit être regardé comme spécial. En conséquence, ce préjudice ne constitue pas « une charge incombant normalement » à Mme Saleh.
Le juge administratif suprême analyse, également, le respect de conditions qui sont générales en droit de la responsabilité administrative.
B – Des conditions générales d'engagement de la responsabilité de l'Etat
Le Conseil d’Etat rejette deux arguments qui ne sont pas propres au régime de responsabilité sans faute fondé sur la rupture de l’égalité devant les charges publiques. Le premier est relatif au risque accepté. La cour administrative d’appel de Paris considérait que Mme Saleh ne pouvait ignorer, lors de la conclusion de son contrat de travail, la qualité d'Etat étranger de son employeur, l'Etat du Koweït, et par suite, les immunités de juridiction et d'exécution dont celui-ci pouvait bénéficier. Il s’agit, là, avec l’exception d’irrégularité, d’un mécanisme en vertu duquel la victime d’un préjudice ne peut solliciter l'indemnisation de celui-ci s’il apparaît qu’elle s’est volontairement placée dans une situation illégale ou présentant un risque. Mais, le juge administratif suprême censure cet argument au motif « qu'un salarié ne peut être réputé avoir par avance accepté le risque résultant de la méconnaissance par son employeur des dispositions d'ordre public applicables à la conclusion, à l'exécution et à la rupture de son contrat de travail ».
Le second argument tenait au fait que Mme Saleh n’avait pas saisi le juge de l’exécution pour contraindre l’Etat du Koweït au paiement des sommes qui lui étaient dues. La cour administrative d’appel considérait alors que l’intéressée s’était, elle-même, privée d’une chance sérieuse de recouvrer ses créances. Là encore, le Conseil d’Etat rejette ce motif : en effet, l’immunité d’exécution a été opposée par l’Etat du Koweït « aux procédures de saisie attribution qu'elles avaient engagées sur un compte en banque de l'ambassade qui, utilisé pour le paiement des salaires de ses employés, participait à l'accomplissement de l'ensemble des fonctions de la mission diplomatique koweïtienne et n'était ainsi pas dissociable de l'exercice par cet Etat de ses missions de souveraineté ». En d’autres termes, le fait que Mme Saleh n’ait pas épuisé toutes les voies de recours est sans incidence sur le caractère certain de son préjudice. La Haute juridiction considère, implicitement, qu’aucune voie ne pouvait lui garantir des chances sérieuses d’obtenir le recouvrement de ses créances.
Le Conseil d’Etat conclut, alors, que le préjudice subi par Mme Saleh du fait de la règle coutumière du droit public international de l’immunité d’exécution doit donner lieu à réparation sur la base du principe d’égalité des citoyens devant les charges publiques. Il évalue ce préjudice au montant auquel l’Etat du Koweït a été condamné devant le juge civil.
CE, sect., 14/10/2011, Mme. Saleh
Vu, 1°, sous le n° 329788, le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 16 juillet et 16 octobre 2009 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour Mme Om Hashem D, demeurant au ... ; Mme D demande au Conseil d'Etat :
1) d'annuler l'arrêt n° 07PA02188 du 8 décembre 2008 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté sa requête tendant d'une part, à l'annulation du jugement n° 0607435, 0607439, 0607440, 0607441, 0607444 du 27 avril 2007 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision implicite de rejet du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie de sa demande d'indemnisation des préjudices qu'elle a subis du fait de l'impossibilité d'obtenir, en raison du statut de son ancien employeur, l'exécution d'une décision de justice rendue à son profit et à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 130 989,77 euros, d'autre part, à ce qu'il soit fait droit à sa demande de première instance ;
2) réglant l'affaire au fond, de faire droit à sa requête d'appel ;
3) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu, 2°, sous le n° 329 789, le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 16 juillet et 16 octobre 2009 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour Mme Mary Magrat E, épouse F, demeurant chez Mme Ratna Vira G, ... ; Mme F demande au Conseil d'Etat :
1) d'annuler l'arrêt n° 07PA02191 du 8 décembre 2008 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté sa requête tendant d'une part, à l'annulation du jugement n° 0607435, 0607439, 0607440, 0607441, 0607444 du 27 avril 2007 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision implicite de rejet du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie de sa demande d'indemnisation des préjudices qu'elle a subis du fait de l'impossibilité d'obtenir, en raison du statut de son ancien employeur, l'exécution d'une décision de justice rendue à son profit et à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 130 989,77 euros, d'autre part, à ce qu'il soit fait droit à sa demande de première instance ;
2) réglant l'affaire au fond, de faire droit à sa requête d'appel ;
3) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu, 3°, sous le n° 329790, le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 16 juillet et 16 octobre 2009 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour Mme Chérifa B demeurant ... ; Mme B demande au Conseil d'Etat :
1) d'annuler l'arrêt n° 07PA02192 du 8 décembre 2008 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté sa requête tendant d'une part, à l'annulation du jugement n° 0607435, 0607439, 0607440, 0607441, 0607444 du 27 avril 2007 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision implicite de rejet du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie de sa demande d'indemnisation du préjudice qu'elle a subi du fait de l'impossibilité d'obtenir, en raison du statut de son ancien employeur, l'exécution d'une décision de justice rendue à son profit et à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 130 989,77 euros, d'autre part, à ce qu'il soit fait droit à sa demande de première instance ;
2) réglant l'affaire au fond, de faire droit à sa requête d'appel ;
3) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu, 4°, sous le n° 329791, le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 16 juillet et 16 octobre 2009 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour Mme Ranjani A demeurant ... ; Mme A demande au Conseil d'Etat :
1) d'annuler l'arrêt n° 07PA02190 du 8 décembre 2008 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté sa requête tendant d'une part, à l'annulation du jugement n° 0607435, 0607439, 0607440, 0607441, 0607444 du 27 avril 2007 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision implicite de rejet du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie de sa demande d'indemnisation des préjudices qu'elle a subis du fait de l'impossibilité d'obtenir, en raison du statut de son ancien employeur, l'exécution d'une décision de justice rendue à son profit et à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 130 989,77 euros, d'autre part, à ce qu'il soit fait droit à sa demande de première instance ;
2) réglant l'affaire au fond, de faire droit à sa requête d'appel ;
3) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu la Constitution, notamment son Préambule ;
Vu le Préambule de la constitution du 27 octobre 1946 ;
Vu le code civil ;
Vu la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Michel Thénault, Conseiller d'Etat-rapporteur ;
- les observations de la SCP Masse-Dessen, Thouvenin, avocat de Mme Om Hashem D et autres ;
- les conclusions de M. Cyril Roger-Lacan, rapporteur public ;
La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Masse-Dessen, Thouvenin, avocat de Mme Om Hashem D et autres ;
Considérant que les pourvois visés ci-dessus présentent à juger les mêmes questions ; qu'il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision ;
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par des arrêts du 3 février 2004, la cour d'appel de Paris a condamné l'Etat du KOWEÏT, ancien employeur, à son ambassade à Paris, de Mmes Om Hashem D, Mary Magrat F, Chérifa B et Ranjani A, à verser à ces dernières des sommes s'élevant respectivement à 101 535,51 euros, 100 033,59 euros, 23 973,51 euros et à 101 511,78 euros, en principal, à titre de rappels de salaires et de diverses indemnités liées à leur licenciement ; que les procédures de saisie attribution par voie d'huissier de justice, diligentées par les intéressées pour obtenir l'exécution de ces décisions, n'ont pu aboutir en raison de l'immunité d'exécution opposée aux tentatives effectuées sur le compte ouvert par l'ambassade auprès de la Banque Nationale du KOWEÏT et rappelée à l'huissier de justice par lettre du 26 octobre 2006 du ministre des affaires étrangères et européennes ; que Mme D et autres ont alors saisi le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie d'une demande tendant à la réparation, sur le terrain de la responsabilité sans faute de l'Etat, du préjudice subi par elles du fait de l'impossibilité où elles se sont trouvées d'obtenir l'exécution de ces décisions de justice en raison de l'immunité d'exécution dont bénéficiait leur ancien employeur ; que par des arrêts en date du 8 décembre 2008, la cour administrative d'appel de Paris a confirmé le rejet de leurs demandes prononcé par un jugement du 27 avril 2007 du tribunal administratif de Paris ; que Mme D et autres se pourvoient en cassation contre ces arrêts ;
Sur le cadre juridique du litige :
Considérant qu'il résulte d'une règle coutumière du droit public international que les Etats bénéficient par principe de l'immunité d'exécution pour les actes qu'ils accomplissent à l'étranger ; que cette immunité fait obstacle à la saisie de leurs biens, à l'exception de ceux qui ne se rattachent pas à l'exercice d'une mission de souveraineté ;
Considérant qu'en vertu du quatorzième alinéa du Préambule de la constitution du 27 octobre 1946, auquel se réfère le Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, " la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international " ; que l'article 1er de la loi du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d'exécution prévoit que l'exécution forcée et les mesures conservatoires ne sont pas applicables aux personnes qui bénéficient d'une immunité d'exécution ; qu'il en résulte que la règle coutumière du droit public international d'immunité d'exécution des Etats, qui n'est écartée ni par cette loi ni par aucune autre disposition législative, s'applique dans l'ordre juridique interne ; que la responsabilité de l'Etat est, par suite, susceptible d'être recherchée, sur le fondement de la rupture de l'égalité devant les charges publiques, dans le cas où son application entraîne un préjudice grave et spécial ;
Sur les arrêts de la cour :
Considérant, en premier lieu, que pour juger que Mme D et autres ne pouvaient se prévaloir d'un préjudice spécial de nature à engager la responsabilité de l'Etat envers elles sur le fondement de la responsabilité sans faute du fait de l'application de la règle coutumière du droit public international précédemment indiquée, la cour administrative d'appel de Paris a relevé que les requérantes ne pouvaient ignorer, lors de la conclusion de leur contrat de travail, la qualité d'Etat étranger de leur employeur, l'Etat du KOWEÏT, et par suite, les immunités de juridiction et d'exécution dont celui-ci pouvait bénéficier ; qu'il résulte de l'arrêt de la cour d'appel de Paris que la loi française est applicable aux contrats de travail des intéressées, qui sont exécutés sur le territoire français ; qu'un salarié ne peut être réputé avoir par avance accepté le risque résultant de la méconnaissance par son employeur des dispositions d'ordre public applicables à la conclusion, à l'exécution et à la rupture de son contrat de travail ; que parmi ces dispositions, figurent celles permettant le recouvrement, même contraint, des créances salariales du salarié sur son employeur en contrepartie du travail effectué et des indemnités pouvant résulter de la rupture de ce contrat par l'employeur ; que par suite, en opposant à Mme D et autres l'exception du risque accepté au motif qu'elles ne pouvaient ignorer la qualité d'Etat souverain de leur employeur et l'immunité d'exécution dont ce dernier pouvait le cas échéant bénéficier en vertu de la règle coutumière rappelée ci-dessus, la cour administrative d'appel a entaché ses décisions d'une erreur de droit ;
Considérant, en second lieu, que pour écarter l'existence d'un préjudice spécial de nature à engager la responsabilité de l'Etat envers les requérantes, la cour administrative d'appel a également relevé que la généralité de la règle coutumière du droit public international mentionnée ci-dessus et le nombre de personnes auxquelles elle peut s'appliquer font obstacle à ce que les préjudices allégués puissent être regardés comme revêtant un caractère spécial ; qu'il appartenait toutefois aux juges du fond de retenir, pour apprécier le caractère spécial des préjudices invoqués, outre la portée de la règle coutumière en cause, le nombre connu ou estimé de victimes de dommages analogues à ceux subis par les personnes qui en demandaient réparation ; que par suite, la cour a commis une erreur de droit en jugeant que les préjudices subis par Mme D et autres ne pouvaient être regardés comme revêtant un caractère spécial ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les requérantes sont fondées à demander l'annulation des arrêts attaqués ;
Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler les affaires au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative ;
Sur le règlement au fond :
Considérant, d'une part, qu'il ne résulte ni de la règle coutumière du droit public international de l'immunité d'exécution des Etats étrangers ni d'aucune disposition législative que soit exclue l'indemnisation par l'Etat des préjudices invoqués nés de l'application de cette règle ;
Considérant, d'autre part, qu'il résulte de l'instruction qu'eu égard au montant des sommes en cause et à la situation des requérantes, le préjudice invoqué par chacune d'entre elles revêt un caractère de gravité de nature à ouvrir droit à indemnisation ; que compte tenu du faible nombre des victimes d'agissements analogues imputables à des ambassades d'Etats étrangers, sur le territoire français, les préjudices dont elles se prévalent peuvent être regardés comme présentant un caractère spécial et, dès lors, comme ne constituant pas une charge incombant normalement aux requérantes ; que par ailleurs, la circonstance que leur employeur soit un Etat étranger, qui comme tel bénéficie d'immunités, ne peut faire obstacle à la reconnaissance du caractère spécial de leur préjudice, les requérantes ne pouvant, ainsi qu'il a été rappelé ci-dessus, être réputées avoir par avance accepté le risque résultant de la méconnaissance par leur employeur des dispositions d'ordre public applicables à la conclusion, à l'exécution et à la rupture de leur contrat de travail ni, par suite, avoir renoncé aux dispositions permettant le recouvrement, même contraint, de leurs créances salariales sur cet employeur en contrepartie du travail effectué et des indemnités pouvant résulter de la rupture de ce contrat par l'employeur ;
Considérant, enfin, qu'il résulte également de l'instruction que si Mme D et autres, qui n'ont pu obtenir de leur ancien employeur, l'Etat du KOWEÏT, l'exécution des décisions de justice le condamnant au versement des sommes dont il est redevable au titre des salaires et de diverses indemnités dues à raison de leur licenciement, n'ont pas saisi le juge de l'exécution, cette abstention ne saurait être regardée, dans les circonstances de l'espèce, comme les ayant privées d'une chance sérieuse de recouvrer leur créance, alors que l'immunité d'exécution a été opposée par l'Etat du KOWEÏT aux procédures de saisie attribution qu'elles avaient engagées sur un compte en banque de l'ambassade qui, utilisé pour le paiement des salaires de ses employés, participait à l'accomplissement de l'ensemble des fonctions de la mission diplomatique koweïtienne et n'était ainsi pas dissociable de l'exercice par cet Etat de ses missions de souveraineté ; que par suite, les préjudices dont se prévalent Mme D et autres doivent être également regardés comme présentant un caractère certain ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que Mme D et autres sont fondées à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Paris a jugé que les conditions d'engagement de la responsabilité de l'Etat à leur égard sur le fondement de la rupture de l'égalité devant les charges publiques n'étaient pas remplies et à demander, en conséquence, l'annulation du jugement attaqué du 27 avril 2007 en tant qu'il a statué sur leurs demandes ;
Sur les indemnités :
En ce qui concerne le principal :
Considérant qu'il sera fait une exacte appréciation du montant des indemnités dues aux requérantes en condamnant l'Etat à leur verser les sommes qui avaient été accordées à chacune d'entre elles par le conseil de prud'hommes de Paris et par la cour d'appel de Paris et correspondant au montant des salaires et des indemnités dus par l'Etat du KOWEÏT ; qu'il y a lieu, en revanche, d'exclure de ces montants les sommes correspondant au montant de l'astreinte prononcée aux fins de remise par cet Etat de documents sociaux ; que les montants ainsi déterminés s'élèvent aux sommes de 101 535,51 euros, 100 033,59 euros, 23 973,51 euros et 101 511,78 euros au profit respectivement de Mmes D, F, B et E ; que ces montants doivent être augmentés des intérêts au taux légal qui ont couru de plein droit, calculés dans les conditions fixées par les jugements du conseil de prud'hommes et les arrêts de la cour d'appel de Paris susmentionnés jusqu'à la date de la demande des requérantes d'indemnisation par l'Etat ; que chacun de ces montants doit en outre être augmenté de la somme de 1 500 euros accordée par ladite cour au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, sur laquelle les intérêts légaux sont dus à compter du 3 février 2004, date des arrêts de la cour et ce, jusqu'à la date de leur demande d'indemnisation par l'Etat ;
En ce qui concerne les intérêts :
Considérant que Mme D et autres ont droit aux intérêts au taux légal afférents à l'indemnité en principal calculée comme il est dit ci-dessus, à compter de la date de la réception de leur demande d'indemnité par le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, soit le 10 février 2006 ;
En ce qui concerne les intérêts des intérêts :
Considérant qu'en vertu de l'article 1154 du code civil, lorsqu'ils sont dus au moins pour une année entière, les intérêts échus des capitaux peuvent produire des intérêts ; que pour l'application de ces dispositions, la capitalisation des intérêts peut être demandée à tout moment devant le juge du fond ; que Mme D et autres ont demandé la capitalisation des intérêts dans leur réclamation préalable présentée à l'administration le 10 février 2006, puis formulé des conclusions à fin de capitalisation devant le tribunal administratif ; que leur demande de capitalisation prend dès lors effet à compter du 10 février 2007, date à laquelle les intérêts étaient dus pour une année entière ; qu'il y a lieu de faire droit à ces demandes tant à cette date qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date ;
Sur les conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à chacune des requérantes de la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
DECIDE :
Article 1er : Les arrêts n° 07PA02188, n° 07PA02191, n° 07PA02192 n° 07PA02190 de la cour administrative d'appel de Paris du 8 décembre 2008 et le jugement du tribunal administratif de Paris du 27 avril 2007 n° 0607435, 0607439, 0607440, 0607441, 0607444, en tant qu'il statue sur les demandes de Mmes D, F, B et E, sont annulés.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser les sommes de 101 535,51 euros, 100 033,59 euros, 23 973,51 euros et 101 511,78 euros au profit, respectivement de Mmes D, F, B et E augmentées des intérêts au taux légal calculés dans les conditions fixées par les jugements du conseil de prud'hommes et les arrêts de la cour d'appel de Paris et, à chacune des requérantes, la somme de 1 500 euros sur laquelle les intérêts légaux sont dus, à compter du 3 février 2004. Les intérêts échus à la date du 10 février 2007, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date, seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 3 : L'Etat versera à Mmes D, F, B et E la somme de 3 000 euros chacune, au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme Om Hashem D, à Mme Mary Magrat F, à Mme Chérifa B, à Mme Ranjani A, au ministre des affaires étrangères et européennes et au ministre de l'économie, des finances et de l'industrie.
