La responsabilité de l'Etat du fait des persécutions antisémites perpétrées sous l’Occupation (CE, ass., 12/04/2002, M. Papon)

Introduction

Pendant longtemps, les victimes des persécutions antisémites commises par le Gouvernement de Vichy ne pouvaient obtenir réparation de leur préjudice que via des mécanismes spéciaux d’indemnisation. Le juge administratif refusait, en effet, de condamner l’Etat à raison de ces actes motif pris qu’ils avaient été accomplis par un « gouvernement de fait » et que, par suite, la responsabilité de l’Etat républicain ne pouvait être engagée. L’arrêt Papon est l’occasion pour le Conseil d’Etat de mettre fin à cette fiction juridique.

Les faits sont connus. Ils ont donné lieu à une procédure devant les deux ordres de juridiction. La première procédure s’est déroulé devant la cour d’assises de la Gironde qui a condamné, le 2 avril 1998, M. Papon à une peine de 10 ans de réclusion criminelle pour complicité de crimes contre l’humanité pour avoir, alors qu’il était secrétaire général de la préfecture de la Gironde sous l’Occupation, apporté un concours actif à l’arrestation et à l’internement de plusieurs dizaines de français de confession juive, qui ont par la suite trouvé la mort dans les camps de concentration. La même cour a statué le lendemain sur les condamnations civiles mises à la charge de l’intéressé. Estimant que ces faits engageaient non sa responsabilité mais celle de l’Etat, M. Papon a demandé au ministre de l’Intérieur de prendre en charge les sommes auxquelles il a été condamné. Le ministre a refusé. Aussi, M. Papon a saisi le tribunal administratif de Paris afin qu’il condamne l’Etat à le garantir des condamnations civiles prononcées contre lui. Estimant que cette affaire relevait de la compétence du Conseil d’Etat, le président dudit tribunal lui a, en vertu de l’article R 351-2 du Code de justice administrative, transmis la requête de M. Papon. Le 12 avril 2002, la Haute juridiction a fait partiellement droit, par un arrêt d’assemblée, à la demande de l’intéressé, non sans avoir, au préalable, jugé que les préjudices subis par les victimes des persécutions antisémites étaient imputables tant à une faute personnelle de M. Papon qu’à une faute de service de l’Etat français.

Par cet arrêt, le Conseil d’Etat met fin à la longue jurisprudence refusant de reconnaître la faute de service de l’Etat français à l’occasion des persécutions antisémites commises par le Gouvernement de Vichy. La Haute juridiction confirme certes la faute personnelle de M. Papon, mais reconnaît qu’elle a conjugué ses effets avec celle de l’administration française. Le juge administratif répartit, ensuite, la charge des réparations à parts égales entre les deux coauteurs, manifestant ainsi une certaine humilité face à l’Histoire. M. Papon pourra donc obtenir de l’Etat qu’il prenne en charge la moitié des condamnations prononcées contre lui au civil.

Il convient, donc, d’étudier, dans une première partie, l’existence de deux fautes à l’origine des persécutions antisémites (I) et d’analyser, dans une seconde partie, la répartition de la charge des réparations entre M. Papon et l’Etat (II).

I – Une dualité de fautes à l'origine des persécutions antisémites

Le Conseil d’Etat considère, en l’espèce, que les persécutions antisémites commises en Gironde pendant l’Occupation résultent tant d’une faute personnelle imputable à M. Papon (A) que d’une faute de service imputable à l’Etat (B).

A – L'existence d'une faute personnelle imputable à M. Papon

Après avoir précisé l’autorité de la chose jugée par la cour d’assises de la Gironde (1), le Conseil d’Etat constate une faute personnelle imputable à M. Papon (2).

1 – L’autorité de la chose jugée par la cour d’assises de la Gironde

M. Papon a été jugé par la cour d’assises de la Gironde par un jugement du 2 avril 1998. Toutefois, la position du juge pénal ne lie pas le juge administratif. Le Conseil d’Etat considère, en effet, classiquement, « que l'appréciation portée par la cour d'assises de la Gironde sur le caractère personnel de la faute commise par M. Papon, dans un litige opposant M. Papon aux parties civiles et portant sur une cause distincte, ne s'impose pas au juge administratif statuant dans le cadre, rappelé ci-dessus, des rapports entre l'agent et le service ». Il faut comprendre par-là que le juge administratif n’est liée par l’autorité de la chose jugée par le juge pénal qu’en cas d’identité d’objet, de cause et de parties. Au cas particulier, il n’y a pas d’identité de parties : le juge judiciaire a statué sur un litige opposant les victimes à l’agent et le juge administratif statue sur un litige opposant l’agent à l’administration.  Dans le même sens, le juge judiciaire a condamné l’agent pour sa faute personnelle, quand le juge administratif est appelé à condamner l’Etat pour sa faute de service (absence d’identité de cause).

Plus généralement, le juge administratif considère qu’une infraction pénale n’est pas nécessairement constitutive d’une faute personnelle (TC, 14/01/1935, Thépaz). Le même raisonnement vaut pour la voie de fait (TC, 2/12/1991, Mme. Paolucci). Ainsi, la qualification des faits par le juge répressif ne s’impose pas au juge administratif. Celui-ci garde toute sa liberté pour qualifier l’acte en cause. En revanche, la constatation des faits opérée par le juge pénal s’impose au juge administratif (CE, ass., 08/01/1971, Ministre de l’Intérieur c/ Dame Desamis), comme le note le Conseil d’Etat en l’espèce en évoquant « les faits constatés par le juge pénal, dont la décision est au contraire revêtue sur ce point de l'autorité de la chose jugée ». C’est donc entièrement libre que le Conseil d’Etat peut qualifier les faits imputables à M. Papon.

2 – La faute personnelle de M. Papon : une participation active aux persécutions antisémites au-delà des contraintes de l’occupant

Classiquement, la jurisprudence administrative retient trois grands types de faute personnelle. La faute personnelle commise par M. Papon relève du troisième type, mais il est possible d’évoquer, brièvement, les deux premiers types. Le premier type de faute personnelle correspond aux fautes commises en dehors de l’exercice des fonctions et dépourvues de lien avec le service : par exemple, un agent des douanes, qui a un litige avec son voisin, arrête ce dernier en bas de son immeuble en dehors de ses heures de service pour vérifier que celui-ci ne transporte pas clandestinement de l’alcool et le tue (CE, 23/06/1954, Veuve Litzler) ; la faute est, ici, détachable matériellement et juridiquement des fonctions. Le deuxième type correspond aux fautes commises en dehors de l’exercice des fonctions mais non dépourvues de tout lien avec elles : c’est, par exemple, le cas d’une faute commise en dehors du service mais avec des moyens que le service a mis à la disposition de l’agent, tel que le gardien de la paix qui tue accidentellement son collègue à son domicile avec son arme de service (CE, ass., 26/10/1973, Sadoudi).

La faute personnelle commise par M. Papon relève du troisième type, à savoir les fautes personnelles commises dans l’exercice des fonctions mais qui s’en détachent intellectuellement par leur particulière gravité et révèlent le comportement personnalisé d’un homme. Il peut s’agir de fautes dictées par l’intérêt personnel, de fautes résultant d’un excès verbal ou encore de fautes lourdes, comme dans le cas de M. Papon. En l’espèce, le Conseil d’Etat relève que « M. Papon, alors qu'il était secrétaire général de la préfecture de la Gironde entre 1942 et 1944, a prêté son concours actif à l'arrestation et à l'internement de 76 personnes d'origine juive qui ont été ensuite déportées à Auschwitz où elles ont trouvé la mort ». Pour caractériser la faute personnelle de l’intéressé, la Haute juridiction relève plusieurs points. D’une part, M. Papon « a accepté, en premier lieu, que soit placé sous son autorité directe le service des questions juives de la préfecture de la Gironde alors que ce rattachement ne découlait pas de la nature des fonctions occupées par le secrétaire général ». D’autre part, « il a veillé, en deuxième lieu, de sa propre initiative et en devançant les instructions venues de ses supérieurs, à mettre en œuvre avec le maximum d'efficacité et de rapidité les opérations nécessaires à la recherche, à l'arrestation et à l'internement des personnes en cause ». Enfin, « il s'est enfin attaché personnellement à donner l'ampleur la plus grande possible aux quatre convois qui ont été retenus à sa charge par la cour d'assises de la Gironde, sur les 11 qui sont partis de ce département entre juillet 1942 et juin 1944, en faisant notamment en sorte que les enfants placés dans des familles d'accueil à la suite de la déportation de leurs parents ne puissent en être exclus ». Pour le juge administratif suprême, « un tel comportement, qui ne peut s'expliquer par la seule pression exercée sur l'intéressé par l'occupant allemand, revêt, eu égard à la gravité exceptionnelle des faits et de leurs conséquences, un caractère inexcusable et constitue par là-même une faute personnelle détachable de l'exercice des fonctions ». Cette faute demeure une faute personnelle quand bien même « les faits reprochés ont été commis dans le cadre du service ou ne sont pas dépourvus de tout lien avec le service ». Au regard des faits relevés, cette qualification ne prête pas à discussion, à l’instar du jugement rendu par la cour d’assises de la Gironde. La même conclusion peut être faite quant à la faute de service de l’Etat, même si, ici, la solution retenue par le juge administratif suprême est nouvelle.

B – La reconnaissance d'une faute de service imputable à l'Etat

Pour la première fois, le Conseil d’Etat reconnaît une faute de service imputable à l’Etat à raison des persécutions antisémites commises pendant l’Occupation (2). La notion de faute de service doit, au préalable, être précisée (1).

1 – La notion de faute de service

La distinction faute personnelle / faute de service remonte à l’arrêt Pelletier du Tribunal des conflits du 30 juillet 1873. Avant cette date, s’appliquait le système dit de la garantie des fonctionnaires. Au terme de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII, il fallait obtenir l’autorisation du Conseil d’Etat pour mettre en jeu la responsabilité des agents publics devant les tribunaux judiciaires. Le décret-loi du 19 septembre 1870 met fin à ce système. Désormais, il n’est plus nécessaire d’obtenir une autorisation pour poursuivre les agents. En revanche, aux termes de l’arrêt Pelletier, les tribunaux judiciaires ne peuvent connaître que des actes privés des agents, les actes administratifs restent de la compétence du juge administratif et le fonctionnaire est, vis-à-vis de ces actes, irresponsable. Est, ainsi, créée la distinction faute personnelle / faute de service. Cette distinction répond au souci de ne pas faire supporter à l’agent public les conséquences d’actes qui sont commis dans l’exercice de ses fonctions au service de l’Etat. Une trop grande responsabilité des fonctionnaires risquerait, de plus, de les inciter à la passivité de peur de voir leur responsabilité engagée.

Comment définir alors la faute de service ? Au terme des analyse de Laferrière, la faute de service peut se définir de la façon suivante : « Si l’acte dommageable est impersonnel, s’il révèle un administrateur … plus ou moins sujet à erreur, et non l’homme avec ses faiblesses, ses passions, ses imprudences, l’acte reste administratif et ne peut être déféré aux tribunaux ». Plus concrètement et a contrario de ce qui a été dit au point I A, la faute de service est la faute commise dans l’exercice des fonctions et jugée non détachable desdites fonctions. En l’espèce, le Conseil d’Etat note l’existence d’une faute de service imputable à l’Etat.

2 – La faute de service de l’Etat : une participation aux persécutions antisémites sans contrainte de l’occupant

Longtemps, le juge administratif a considéré que les persécutions antisémites commises pendant la Seconde guerre mondiale n’engageaient pas la responsabilité de l’Etat républicain, mais celle du Gouvernement de Vichy. Cette analyse était sous-tendue par la considération selon laquelle le Gouvernement de Vichy était une autorité de fait, le véritable Gouvernement français se situant à Londres, puis à Alger. C’est ainsi que le Conseil d’Etat considérait que la responsabilité de l’Etat ne pouvait être engagée à raison d’actes commis en application de textes déclarés « nuls et de nul effet » par l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental (CE, ass., 4/01/1952, Epx. Giraud).

Cette solution était critiquable à plusieurs titres. Sur un plan politique, elle faisait abstraction du fait que le gouvernement légal, celui reconnu par la plupart des Etats étrangers, était le Gouvernement de Vichy. Dans le même sens, elle méconnaissait l’unité et la continuité de l’Etat, quelles que soient les variations de son organisation. Sur un plan juridique, elle contredisait le lien nécessaire entre violation de la légalité et faute : ainsi, dès lors que toute illégalité est fautive (CE, sect. 26/01/1973, Ville de Paris c Driancourt), tout acte « nul et non avenu » l’est a fortiori et doit pouvoir donner lieu à engagement de la responsabilité de son auteur. En effet, l’acte inexistant ne peut l’être au point de ne pas avoir existé en fait et de ne pas avoir entraîné de conséquences dommageables.

Avec l’arrêt Papon, le Conseil d’Etat met fin à cette fiction juridique en reconnaissant la responsabilité de l’Etat français à raison des persécutions antisémites commises sous l’Occupation. Il considère, désormais, que les dispositions de l’ordonnance du 9 août 1944 « ne sauraient avoir pour effet de créer un régime d'irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou agissements commis par l'administration française dans l'application de ces actes [les actes établissant des discriminations à l’égard des personnes de confession juive], entre le 16 juin 1940 et le rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental ». Il conclut que « tout au contraire, les dispositions précitées de l'ordonnance ont, en sanctionnant par la nullité l'illégalité manifeste des actes établissant ou appliquant cette discrimination, nécessairement admis que les agissements auxquels ces actes ont donné lieu pouvaient revêtir un caractère fautif ».

Les mots sont clairs. Le principe de la responsabilité de l’Etat est – tardivement - posé. Le Conseil d’Etat détaille les motifs qui justifient cette responsabilité. Ainsi, bien que la déportation de français de confession juive ait été organisée à la demande et sous l'autorité des forces d'occupation allemandes, l’administration française a commis un ensemble d’actes qui ne résultaient pas directement d’une contrainte de l’occupant. C’est le cas de : « la mise en place du camp d'internement de Mérignac et le pouvoir donné au préfet, dès octobre 1940, d'y interner les ressortissants étrangers " de race juive ", l'existence même d'un service des questions juives au sein de la préfecture, chargé notamment d'établir et de tenir à jour un fichier recensant les personnes " de race juive " ou de confession israélite, l'ordre donné aux forces de police de prêter leur concours aux opérations d'arrestation et d'internement des personnes figurant dans ce fichier et aux responsables administratifs d'apporter leur assistance à l'organisation des convois vers Drancy ». L’ensemble de ces actes « ont permis et facilité, indépendamment de l'action de M. Papon, les opérations qui ont été le prélude à la déportation ». Le juge conclut alors qu’il « résulte de tout ce qui précède que la faute de service analysée ci-dessus engage (…) la responsabilité de l'Etat ».

L’arrêt Papon sera complété par l’avis contentieux du 16 février 2009 rendu en assemblée, Mme. Hoffman Glemane. Dans cette dernière affaire, le Conseil d’Etat reprend la reconnaissance d’une faute de service imputable à l’Etat. Il qualifie solennellement les actes commis par le Gouvernement de Vichy : ainsi, ces actes ont été pris "en méconnaissance des droits fondamentaux de la personne humaine tels qu'ils sont consacrés par le droit public français". Le Conseil d’Etat rappelle, par ailleurs, les différents dispositifs ayant permis, autant que possible, une indemnisation des préjudices endurés par les victimes de ces persécutions. Surtout, l’avis rajoute que « la réparation des souffrances exceptionnelles endurées par les personnes victimes des persécutions antisémites ne pouvait toutefois se borner à des mesures d'ordre financier. Elle appelait la reconnaissance solennelle du préjudice collectivement subi par ces personnes, du rôle joué par l'Etat dans leur déportation ainsi que du souvenir que doivent à jamais laisser, dans la mémoire de la nation, leurs souffrances et celles de leurs familles. Cette reconnaissance a été accomplie par un ensemble d'actes et d'initiatives des autorités publiques françaises ».

Pour en revenir à l’affaire Papon, une faute de service ayant joint ses effets à ceux de la faute personnelle commise par M. Papon, il y lieu de déterminer les modalités de répartition de la charge de la réparation accordée aux victimes.

II – La répartition de la charge des réparations entre M. Papon et l'Etat

M. Papon exerce en l’espèce une action récursoire contre l’Etat afin que celui-ci prenne en charge les condamnations qui ont été prononcées contre lui (A). Ayant constaté l’existence d’une faute personnelle et d’une faute de service, le Conseil d’Etat répartit la charge des réparations à parts égales entre les deux parties (B).

A – L'affaire Papon : un cas classique d'action récursoire

En l’espèce, M. Papon exerce une action récursoire à l’encontre de l’Etat (2). Ce mécanisme appelle, au préalable, certaines explications (1).

1 – Le mécanisme de l’action récursoire

L’affaire Papon se traduit, nous l’avons vu, par la reconnaissance de deux fautes : l’une personnelle imputable à M. Papon, l’autre de service imputable à l’Etat (c’est la troisième hypothèse prévue par l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires). C’est ce que l’on appelle un cumul de fautes. En pareille hypothèse, les victimes des dommages peuvent se retourner pour le tout contre l’un ou l’autre.

Les victimes peuvent, ainsi, au lieu d’agir contre l’agent devant le juge judiciaire à raison de sa faute personnelle, demander réparation de l’intégralité du dommage à la personne publique, en invoquant sa faute de service (CE, 03/02/1911, Anguet). Cette prise en charge de l’indemnisation par la personne publique n’est, toutefois, que provisoire. En effet, l’administration peut, ensuite, se retourner contre son agent pour qu’il prenne en charge la part du préjudice correspondant à sa faute personnelle (CE, ass., 28/07/1951, Laruelle), de sorte que ne reste à la charge de la personne publique que la part de l’indemnisation relative à sa faute de service. C’est ce que l’on appelle l’action récursoire. Ce type de litige relève de la compétence du juge administratif (TC, 26/05/1954, Moritz).

A l’inverse les victimes peuvent préférer mettre en cause la faute personnelle de l’agent et obtenir du juge judiciaire sa condamnation à réparer la totalité du préjudice subi. L’agent peut, ensuite, se retourner contre l’administration pour obtenir le remboursement des dommages qu’il a dû payer et qui sont imputables à la faute de service de la personne publique (CE, ass., 28/07/1951, Delville). C’est ce qui est arrivé dans l’affaire Papon.

2 - L’action récursoire de M. Papon contre l’Etat

En l’espèce, les victimes des actes de M. Papon se sont portées parties civiles contre lui pour obtenir sa condamnation à la fois sur le plan pénal et sur le plan civil. L’intéressé a, ainsi, été condamné sur ces deux plans par la cour d’assises de la Gironde. Sur le plan civil notamment, il a été condamné à leur verser la somme de 719 559 €.

Estimant que les faits qui lui étaient reprochés relevaient de la seule responsabilité de l’Etat, M. Papon a demandé au ministre de l’Intérieur de prendre en charge intégralement cette somme. Le ministre ayant refusé de faire droit à sa demande, M. Papon a donc saisi, c’est l’affaire commentée, le juge administratif afin que celui-ci condamne l’Etat à prendre à sa charge l’intégralité de cette somme. L’on se situe, ainsi, ici, dans l’hypothèse de l’action récursoire de l’arrêt Delville : l’action de l’agent contre l’administration.

Toutefois, dans cette affaire, le juge administratif suprême a relevé l’existence de deux fautes : l’une personnelle, l’autre de service. Aussi, le Conseil d’Etat juge-t-il que « l'administration n'est tenue de couvrir l'agent que pour la part imputable à cette faute de service ». En d’autres termes, l’Etat ne sera, ici, obligé de prendre en charge que la part des dommages correspondant à sa faute de service. La question se pose alors de déterminer les modalités de cette répartition.

B – La répartition de la charge des dommages : la force du message du Conseil d'Etat

Lorsqu’il s’agit de répartir la charge des dommages entre l’agent et l’administration, en cas de préjudice causé par une faute personnelle et une faute de service, la tâche du Conseil d’Etat s’avère délicate. Il lui revient, en effet, d’identifier la cause adéquate de chaque faute dans la réalisation du dommage. Cette méthode, qui n’est pas propre aux actions récursoires, est appliquée dans toutes les hypothèses de responsabilité où plusieurs causes ont contribué à la réalisation du dommage. Le juge tente donc d’attribuer à chaque coauteur la part de réparation correspondant à l’importance de son rôle.

En l’espèce, la rapporteur public proposait de reconnaître la « responsabilité prépondérante » de M. Papon et de ne mettre à la charge de l’Etat que la somme de 200 000 € sur les 720 000 € auxquels l’intéressé avait été condamné. Le Conseil d’Etat a préféré suivre une autre voie en jugeant « qu'il sera fait une juste appréciation, dans les circonstances de l'espèce, des parts respectives qui peuvent être attribuées aux fautes analysées ci-dessus en condamnant l'Etat à prendre à sa charge la moitié du montant total des condamnations civiles prononcées à l'encontre du requérant le 3 avril 1998 par la cour d'assises de la Gironde ». En d’autres termes, la Haute juridiction répartit la réparation du dommage à égalité entre M. Papon et l’Etat.

Par cette solution, le juge administratif suprême adopte une attitude humble et responsable face à l’Histoire. Il n’est, en effet, tant pour le passé que pour l’avenir, jamais possible, s’agissant de tels actes, de séparer, ni surtout de hiérarchiser la responsabilité individuelle et la responsabilité collective. L’une comme l’autre peuvent être salvatrices ou destructrices. Tout abandon, qu’il soit celui des hommes ordinaires ou celui des grands hommes, conduit à de tels actes. Tel est le message citoyen qu’a peut-être voulu faire passer le Conseil d’Etat dans cette affaire.

CE, ass., 12/04/2002, M. Papon

Vu l'ordonnance, enregistrée le 3 octobre 2001 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, par laquelle le président du tribunal administratif de Paris a transmis au Conseil d'Etat, en application de l'article R. 351-2 du code de justice administrative, la demande présentée à ce tribunal par M. X... ;

Vu la demande, enregistrée le 25 septembre 1998 au greffe du tribunal administratif de Paris, présentée pour M. Maurice X..., demeurant ... et tendant à la condamnation de l'Etat à le garantir et à le relever de la somme de 4 720 000 F (719 559 euros) mise à sa charge au titre des condamnations civiles pécuniaires prononcées à son encontre, le 3 avril 1998, par la cour d'assises de la Gironde ; 

Vu les autres pièces du dossier ;
Vu l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental ; 
Vu la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, notamment son article 11 ;
Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Donnat, Maître des Requêtes, 
- les observations de la SCP Boré, Xavier et Boré, avocat de M. X..., 
- les conclusions de Mme Boissard, Commissaire du gouvernement ;

Considérant que M. X..., qui a occupé de juin 1942 à août 1944 les fonctions de secrétaire général de la préfecture de la Gironde, a été condamné le 2 avril 1998 par la cour d'assises de ce département à la peine de dix ans de réclusion criminelle pour complicité de crimes contre l'humanité assortie d'une interdiction pendant dix ans des droits civiques, civils et de famille ; que cette condamnation est intervenue en raison du concours actif apporté par l'intéressé à l'arrestation et à l'internement de plusieurs dizaines de personnes d'origine juive, dont de nombreux enfants, qui, le plus souvent après un regroupement au camp de Mérignac, ont été acheminées au cours des mois de juillet, août et octobre 1942 et janvier 1944 en quatre convois de Bordeaux à Drancy avant d'être déportées au camp d'Auschwitz où elles ont trouvé la mort ; que la cour d'assises de la Gironde, statuant le 3 avril 1998 sur les intérêts civils, a condamné M. X... à payer aux parties civiles, d'une part, les dommages et intérêts demandés par elles, d'autre part, les frais exposés par elles au cours du procès et non compris dans les dépens ; que M. X... demande, après le refus du ministre de l'intérieur de faire droit à la démarche qu'il a engagée auprès de lui, que l'Etat soit condamné à le garantir et à le relever de la somme de 4 720 000 F (719 559 euros) mise à sa charge au titre de ces condamnations ;

Sur le fondement de l'action engagée :

Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 11 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires : " Lorsqu'un fonctionnaire a été poursuivi par un tiers pour faute de service et que le conflit d'attribution n'a pas été élevé, la collectivité publique doit, dans la mesure où une faute personnelle détachable de l'exercice de ses fonctions n'est pas imputable à ce fonctionnaire, le couvrir des condamnations civiles prononcées contre lui " ; que pour l'application de ces dispositions, il y a lieu - quel que soit par ailleurs le fondement sur lequel la responsabilité du fonctionnaire a été engagée vis-à-vis de la victime du dommage - de distinguer trois cas ; que, dans le premier, où le dommage pour lequel l'agent a été condamné civilement trouve son origine exclusive dans une faute de service, l'administration est tenue de couvrir intégralement l'intéressé des condamnations civiles prononcées contre lui ; que, dans le deuxième, où le dommage provient exclusivement d'une faute personnelle détachable de l'exercice des fonctions, l'agent qui l'a commise ne peut au contraire, quel que soit le lien entre cette faute et le service, obtenir la garantie de l'administration ; que, dans le troisième, où une faute personnelle a, dans la réalisation du dommage, conjugué ses effets avec ceux d'une faute de service distincte, l'administration n'est tenue de couvrir l'agent que pour la part imputable à cette faute de service ; qu'il appartient dans cette dernière hypothèse au juge administratif, saisi d'un contentieux opposant le fonctionnaire à son administration, de régler la contribution finale de l'un et de l'autre à la charge des réparations compte tenu de l'existence et de la gravité des fautes respectives ;

Sur l'existence d'une faute personnelle :

Considérant que l'appréciation portée par la cour d'assises de la Gironde sur le caractère personnel de la faute commise par M. X..., dans un litige opposant M. X... aux parties civiles et portant sur une cause distincte, ne s'impose pas au juge administratif statuant dans le cadre, rappelé ci-dessus, des rapports entre l'agent et le service ;

Considérant qu'il ressort des faits constatés par le juge pénal, dont la décision est au contraire revêtue sur ce point de l'autorité de la chose jugée, que M. X..., alors qu'il était secrétaire général de la préfecture de la Gironde entre 1942 et 1944, a prêté son concours actif à l'arrestation et à l'internement de 76 personnes d'origine juive qui ont été ensuite déportées à Auschwitz où elles ont trouvé la mort ; que si l'intéressé soutient qu'il a obéi à des ordres reçus de ses supérieurs hiérarchiques ou agi sous la contrainte des forces d'occupation allemandes, il résulte de l'instruction que M. X... a accepté, en premier lieu, que soit placé sous son autorité directe le service des questions juives de la préfecture de la Gironde alors que ce rattachement ne découlait pas de la nature des fonctions occupées par le secrétaire général ; qu'il a veillé, en deuxième lieu, de sa propre initiative et en devançant les instructions venues de ses supérieurs, à mettre en oeuvre avec le maximum d'efficacité et de rapidité les opérations nécessaires à la recherche, à l'arrestation et à l'internement des personnes en cause ; qu'il s'est enfin attaché personnellement à donner l'ampleur la plus grande possible aux quatre convois qui ont été retenus à sa charge par la cour d'assises de la Gironde, sur les 11 qui sont partis de ce département entre juillet 1942 et juin 1944, en faisant notamment en sorte que les enfants placés dans des familles d'accueil à la suite de la déportation de leurs parents ne puissent en être exclus ; qu'un tel comportement, qui ne peut s'expliquer par la seule pression exercée sur l'intéressé par l'occupant allemand, revêt, eu égard à la gravité exceptionnelle des faits et de leurs conséquences, un caractère inexcusable et constitue par là-même une faute personnelle détachable de l'exercice des fonctions ; que la circonstance, invoquée par M. X..., que les faits reprochés ont été commis dans le cadre du service ou ne sont pas dépourvus de tout lien avec le service est sans influence sur leur caractère de faute personnelle pour l'application des dispositions précitées de l'article 11 de la loi du 13 juillet 1983 ;

Sur l'existence d'une faute de service :

Considérant que si la déportation entre 1942 et 1944 des personnes d'origine juive arrêtées puis internées en Gironde dans les conditions rappelées ci-dessus a été organisée à la demande et sous l'autorité des forces d'occupation allemandes, la mise en place du camp d'internement de Mérignac et le pouvoir donné au préfet, dès octobre 1940, d'y interner les ressortissants étrangers " de race juive ", l'existence même d'un service des questions juives au sein de la préfecture, chargé notamment d'établir et de tenir à jour un fichier recensant les personnes " de race juive " ou de confession israélite, l'ordre donné aux forces de police de prêter leur concours aux opérations d'arrestation et d'internement des personnes figurant dans ce fichier et aux responsables administratifs d'apporter leur assistance à l'organisation des convois vers Drancy - tous actes ou agissements de l'administration française qui ne résultaient pas directement d'une contrainte de l'occupant - ont permis et facilité, indépendamment de l'action de M. X..., les opérations qui ont été le prélude à la déportation ;

Considérant que si l'article 3 de l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental constate expressément la nullité de tous les actes de l'autorité de fait se disant " gouvernement de l'Etat français " qui " établissent ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif ", ces dispositions ne sauraient avoir pour effet de créer un régime d'irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou agissements commis par l'administration française dans l'application de ces actes, entre le 16 juin 1940 et le rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental ; que, tout au contraire, les dispositions précitées de l'ordonnance ont, en sanctionnant par la nullité l'illégalité manifeste des actes établissant ou appliquant cette discrimination, nécessairement admis que les agissements auxquels ces actes ont donné lieu pouvaient revêtir un caractère fautif ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la faute de service analysée ci-dessus engage, contrairement à ce que soutient le ministre de l'intérieur, la responsabilité de l'Etat ; qu'il incombe par suite à ce dernier de prendre à sa charge, en application du deuxième alinéa de l'article 11 de la loi du 13 juillet 1983, une partie des condamnations prononcées, appréciée en fonction de la mesure qu'a prise la faute de service dans la réalisation du dommage réparé par la cour d'assises de la Gironde ;

Sur la répartition finale de la charge :

Considérant qu'il sera fait une juste appréciation, dans les circonstances de l'espèce, des parts respectives qui peuvent être attribuées aux fautes analysées ci-dessus en condamnant l'Etat à prendre à sa charge la moitié du montant total des condamnations civiles prononcées à l'encontre du requérant le 3 avril 1998 par la cour d'assises de la Gironde ;

Article 1er : L'Etat est condamné à prendre à sa charge la moitié du montant total des condamnations civiles prononcées à l'encontre de M. X... le 3 avril 1998 par la cour d'assises de la Gironde.
Article 2 : Le surplus des conclusions de la requête de M. X... est rejeté.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. Maurice X... et au ministre de l'intérieur.