Introduction
« Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tient en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, la guerre de chacun contre chacun ». Cette citation de Thomas Hobbes, appliquée aux États, résume bien l’approche d’une des théories classiques en matière de relations internationales, le réalisme. Dans un monde où les crises se multiplient — conflits armés, rivalités géopolitiques, interdépendances économiques, menaces globales — les grandes théories des relations internationales restent plus que jamais sollicitées pour comprendre, expliquer et anticiper les comportements des États. Mais ces outils intellectuels classiques sont-ils encore adaptés aux réalités contemporaines ?
Les relations internationales désignent l’ensemble des interactions entre les acteurs de la scène internationale, principalement les États, mais aussi les organisations internationales, les ONG, les entreprises transnationales ou encore les individus. Pour analyser ces dynamiques, les théories des relations internationales offrent des cadres conceptuels permettant de modéliser et d’interpréter le comportement des acteurs dans un système international souvent perçu comme instable et conflictuel. Parmi ces théories, deux courants dominent historiquement : le réalisme et le libéralisme. Le réalisme repose sur une vision pessimiste de la nature humaine et du système international : les États sont des acteurs rationnels, animés par leur intérêt national et mus par la quête de puissance dans un monde anarchique, c’est-à-dire sans autorité supérieure. La guerre est alors un mode inévitable de régulation des conflits. Le libéralisme, au contraire, met l’accent sur la possibilité de coopération entre les États, la place des normes, des institutions internationales, du commerce et de la démocratie comme facteurs de paix. Le présent sujet nous invite à évaluer, et éventuellement reconsidérer, ces théories à la lumière des transformations contemporaines du système international. La question n’est donc pas seulement de savoir si ces théories sont justes, mais surtout si elles permettent encore de comprendre et d’anticiper les évolutions actuelles du monde.
Le réalisme s’impose historiquement comme la théorie dominante des relations internationales au XXe siècle, dans le sillage des deux guerres mondiales. Influencé par des penseurs comme Thucydide, Machiavel ou Hobbes, il trouve sa forme moderne avec Hans Morgenthau, puis avec les néoréalistes comme Kenneth Waltz, qui théorisent l’anarchie du système international et la structure bipolaire du monde durant la Guerre froide. Le réalisme domine alors l’analyse des relations internationales en soulignant l’importance de la puissance, des rivalités stratégiques et de l’équilibre des forces. Le libéralisme, quant à lui, puise ses racines dans la philosophie des Lumières et dans la pensée de Kant, qui défend l’idée d’une paix perpétuelle fondée sur la démocratie, le commerce et les institutions. Il réapparaît avec force après la Première Guerre mondiale, sous l’impulsion de Wilson et du projet de Société des Nations, puis se renforce dans l’après-1945 avec l’essor du multilatéralisme, notamment dans le cadre des Nations Unies, et de la mondialisation économique. À partir des années 1990, l’effondrement du bloc soviétique et la montée de nouveaux enjeux (terrorisme, climat, cyberespace…) remettent en cause ces cadres théoriques classiques. D’autres approches émergent, notamment le constructivisme, les théories critiques, le féminisme ou encore le marxisme, qui viennent enrichir, compléter, voire contester, le binôme réalisme / libéralisme.
Ces deux grandes théories classiques permettent-elles encore de comprendre efficacement les enjeux contemporains des relations internationales, ou bien sont-elles devenues trop rigides face à un monde en mutation ?
Pour répondre à cette question, nous analyserons d’abord en quoi le réalisme et le libéralisme conservent une capacité explicative forte face aux dynamiques internationales (I), avant d’envisager les limites de ces approches classiques et la montée en puissance d’alternatives théoriques (II).
I - La conservation d’une forte capacité explicative du réalisme et du libéralisme face aux enjeux internationaux contemporains
Malgré l’émergence de nouvelles approches théoriques, le réalisme et le libéralisme continuent de structurer la compréhension des relations internationales. Ces deux grandes écoles conservent une pertinence certaine, car elles reposent sur des postulats fondamentaux — la recherche de sécurité et d’intérêt pour le réalisme, la possibilité de coopération et l’institutionnalisation des relations pour le libéralisme — qui trouvent encore une traduction concrète dans les dynamiques actuelles du système international. Tandis que le réalisme permet d’analyser la persistance des logiques de puissance et de rivalité stratégique entre États (A), le libéralisme, quant à lui, reste pertinent pour comprendre les mécanismes de coopération, les institutions multilatérales et les interdépendances croissantes qui structurent le monde globalisé (B).
A - Le réalisme face au retour des logiques de puissance entre États
Le réalisme repose sur une conception pessimiste mais lucide du système international, perçu comme anarchique, conflictuel et marqué par la quête de puissance des États. Il postule que, dans un monde sans autorité centrale, les États sont contraints d’assurer par eux-mêmes leur sécurité et leur survie. Ces idées, développées au cours du XXe siècle, conservent une actualité certaine à mesure que les rivalités géopolitiques et les conflits armés ressurgissent avec force dans l’ordre mondial contemporain. Les fondements du réalisme, l’anarchie du système et la primauté des rapports de force, apparaissent ainsi comme toujours opérants (1), comme le montre l’étude des grandes crises géopolitiques actuelles (2).
1 - La permanence de l’anarchie et des rapports de force dans le système international
Le réalisme part du postulat que le système international est fondamentalement anarchique : il n’existe pas de pouvoir supérieur aux États capable d’imposer le respect du droit ou d’assurer la sécurité collective de manière universelle. Dans ce contexte, les États restent les acteurs centraux et rationnels, guidés par la recherche de leur intérêt national, de leur puissance et de leur sécurité. Cette vision, formulée notamment par Hans Morgenthau, puis structurée par Kenneth Waltz dans sa version néoréaliste, considère que les relations internationales sont dominées par une logique de méfiance, de rivalité et d’équilibre des forces.
Ce diagnostic demeure largement valable au XXIe siècle. Les institutions internationales comme les Nations Unies, si elles existent, ne disposent pas d’un pouvoir coercitif autonome. Elles sont soumises au bon vouloir des États, notamment des plus puissants. Le réalisme explique ainsi pourquoi les conflits persistent malgré le développement du droit international : les États ne respectent les normes que lorsqu’elles coïncident avec leurs intérêts stratégiques. Il permet aussi de comprendre les dynamiques d’équilibre et de déséquilibre régional, comme les tensions entre puissances rivales ou les politiques d’armement.
En somme, le réalisme conserve une force explicative importante en ce qu’il repose sur des constantes du comportement étatique. Il permet de décrypter les mécanismes fondamentaux de la politique internationale, fondés sur la concurrence stratégique, la dissuasion et la domination, autant de phénomènes qui traversent aussi bien l’histoire que l’actualité des relations internationales.
2 - La pertinence contemporaine du réalisme au travers des crises géopolitiques récentes
Loin d’avoir été reléguées au passé, les dynamiques analysées par le réalisme continuent de structurer nombre de crises internationales contemporaines, qui illustrent la persistance de la conflictualité, des rapports de force et de la logique de puissance dans les relations entre États.
L’exemple le plus frappant est sans doute celui de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022. Ce conflit illustre la manière dont un État peut recourir à la force pour défendre ce qu’il considère comme ses intérêts géopolitiques vitaux. La volonté de Moscou de reconstituer une zone d’influence en Europe de l’Est, sa méfiance vis-à-vis de l’OTAN, et son refus de l’élargissement occidental à ses frontières s’inscrivent dans une lecture réaliste des enjeux de sécurité. Cette crise souligne aussi les limites du droit international et des mécanismes multilatéraux face à une puissance dotée de l’arme nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité.
De même, les tensions en mer de Chine méridionale reflètent une compétition stratégique classique entre puissances : la Chine y affirme sa souveraineté sur des zones disputées, multiplie les infrastructures militaires et les démonstrations de force, tandis que les États-Unis maintiennent une présence militaire pour contenir l’expansion chinoise et défendre la liberté de navigation. Là encore, la logique d’équilibre des puissances et de rivalité géostratégique prime sur la coopération.
Les rapprochements régionaux entre puissances militaires (comme les pactes AUKUS ou Quad en Asie-Pacifique) répondent également à des logiques de dissuasion et de contrepoids caractéristiques de l’analyse réaliste. Ces alliances se forment non sur la base d’une gouvernance mondiale idéale, mais en réponse à la perception de menaces concrètes.
La conception de la politique étrangère manifestée par le Président américain Donald Trump depuis le début de son deuxième mandat peut de même se lire au travers du paradigme réaliste : priorité accordée à l’intérêt national sur toute autre considération, isolationnisme (America First), mépris affiché à l’égard des institutions internationales et de toute forme de règle commune voire volonté expansionniste (vis à vis du Groenland, du Canal de Panama et du Canada).
Ainsi, à travers ces crises contemporaines, le réalisme conserve toute sa pertinence pour décrypter un monde toujours soumis à la compétition, à la méfiance et aux rapports de puissance, loin d’un idéal de gouvernance pacifiée.
B - Le libéralisme et les dynamiques de coopération mondiale
Face à la lecture pessimiste et conflictuelle du réalisme, le libéralisme propose une vision plus optimiste du système international, fondée sur la possibilité de coopération entre les États, le rôle des institutions internationales et l’influence croissante des interdépendances économiques, juridiques et sociales. Si cette approche a parfois été critiquée pour son idéalisme, elle reste aujourd’hui pertinente pour analyser les mécanismes de régulation internationale, les succès du multilatéralisme, et la gestion concertée de certaines crises globales. Il est ainsi indiscutable que les institutions internationales font preuve d’une certain résilience face aux tensions mondiales (1), et que les interdépendances contemporaines viennent renforcer les logiques de coopération entre les acteurs internationaux (2).
1 - La résilience du multilatéralisme et des institutions internationales
Le libéralisme part du postulat que les États ne sont pas condamnés à la rivalité permanente, et que, même dans un système international anarchique, la coopération rationnelle est possible. Cette coopération s’organise notamment à travers le multilatéralisme, c’est-à-dire la coordination des politiques internationales dans le cadre d’institutions capables de créer des règles communes, de garantir leur respect, et de favoriser la confiance entre acteurs.
Les Nations Unies constituent à cet égard l’exemple emblématique d’un cadre institutionnel ayant survécu aux transformations du système international. Malgré ses limites, l’ONU reste un forum universel de discussion, d’arbitrage et d’action, en matière de paix, de développement ou de droits humains. Son existence même témoigne d’un attachement durable des États au cadre multilatéral. De nombreuses organisations internationales spécialisées jouent également un rôle crucial dans la régulation des relations internationales : l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour les échanges commerciaux, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour les questions sanitaires, ou encore la Cour pénale internationale (CPI) pour les crimes les plus graves. Ces institutions, issues de la logique libérale, favorisent la prévisibilité, la coopération et la stabilité dans des domaines variés.
Même lors de crises majeures, comme la pandémie de Covid-19, qui a mis à rude épreuve la solidarité internationale, les institutions multilatérales ont continué de jouer un rôle clef, en coordonnant l’aide humanitaire, les recherches scientifiques, ou la distribution des vaccins (via le programme COVAX). Ces dynamiques illustrent une résilience du multilatéralisme, qui s’adapte et perdure malgré les replis souverainistes et les critiques.
Enfin, la signature et la mise en œuvre d’accords internationaux complexes (comme l’Accord de Paris sur le climat ou les accords de désarmement) démontrent que la coopération entre États reste possible, dès lors que les intérêts convergent et qu’un cadre juridique incitatif est mis en place.
2 - La montée en puissance des interdépendances économiques, juridiques et sociétales
L’une des contributions majeures du libéralisme à l’analyse des relations internationales est sa capacité à mettre en lumière les interdépendances qui relient les États dans un monde globalisé. Contrairement au réalisme, qui se concentre sur la souveraineté et les rivalités, le libéralisme souligne que les intérêts des États sont souvent convergents dans un grand nombre de domaines, et que la coopération est rationnelle pour maximiser les bénéfices mutuels.
Sur le plan économique, la mondialisation a fortement renforcé ces interdépendances. Le développement des échanges commerciaux, des investissements transnationaux, des chaînes de valeur globales, mais aussi des mécanismes de régulation comme les accords de libre-échange, rend les États économiquement interdépendants. Une crise locale peut rapidement avoir des répercussions systémiques, comme l’ont montré la crise financière de 2008 ou les perturbations logistiques post-Covid. Dans cette perspective, la guerre devient de moins en moins rationnelle, car elle engendre des coûts considérables pour l’ensemble des acteurs. L’épisode récent d’une forte augmentation des droits de douanes décidés par Donald Trump illustre ainsi les risques d’une décision brusque et unilatérale dans un monde interconnecté. Cette décision a en effet immédiatement causé des perturbations économiques et financières et le Président américain a, au moins partiellement, fait marche arrière.
Sur le plan juridique, l’essor du droit international et des régimes de gouvernance mondiale favorise une normalisation croissante des comportements étatiques. De nombreuses conventions internationales régulent désormais des domaines aussi variés que le commerce, les droits humains, le climat, ou la cybersécurité. Ces normes créent un environnement prévisible et contraignant, même si leur application reste parfois inégale.
Enfin, les interdépendances sociétales sont de plus en plus visibles. Les migrations, les crises sanitaires, les défis environnementaux ou technologiques, et les mobilisations citoyennes dépassent largement les frontières étatiques. Ces phénomènes nécessitent des réponses collectives et renforcent la place d’acteurs non étatiques (ONG, entreprises, opinion publique) dans les relations internationales. Le concept de « gouvernance mondiale » illustre bien cette évolution vers une coopération multiacteurs. Le libéralisme reste ainsi pertinent pour analyser un monde où les logiques de coopération, d’interconnexion et de régulation partagée jouent un rôle fondamental, aux côtés des rapports de puissance traditionnels.
II - Les limites croissantes des théories classiques des relations internationales face à un monde en mutation : vers une ouverture à d’autres approches
Bien que le réalisme et le libéralisme aient largement structuré la pensée des relations internationales depuis le XXe siècle, leur pertinence fait aujourd’hui l’objet de critiques croissantes. Ces deux paradigmes tendent à simplifier la réalité du système international en centrant leur analyse sur les seuls États et en négligeant la complexité des nouveaux enjeux mondiaux. Face à des mutations profondes (montée des acteurs non étatiques, nouvelles conflictualités hybrides, défis globaux comme le climat ou le numérique), ces théories classiques montrent leurs limites explicatives et normatives. Nous analyserons ici d’une part les critiques adressées à ces paradigmes pour leur simplification du réel (A), et d’autre part les apports d’approches théoriques alternatives qui peuvent permettre de mieux saisir les dynamiques contemporaines (B).
A - Réalisme et libéralisme : des grilles de lecture critiquées pour leur simplification du réel
Si le réalisme et le libéralisme continuent d’expliquer de nombreux aspects des relations internationales, ils font l’objet de critiques croissantes quant à leur incapacité à appréhender la diversité et la complexité du système international contemporain. Ces approches traditionnelles tendent à réduire les relations internationales aux seuls États et à des logiques binaires (puissance / conflit ou coopération / rationalité), en négligeant une série de phénomènes émergents ou transversaux. Ces paradigmes classiques font ainsi preuve d’une incapacité relative à intégrer les acteurs non étatiques et les enjeux transnationaux (1), et comportent un certain nombre de tensions internes qui fragilisent leur cohérence théorique (2).
1 - L’insuffisance des cadres classiques face aux acteurs non étatiques et aux enjeux transnationaux
Les théories réaliste et libérale ont en commun de considérer l’État comme l’acteur central et principal du système international. Cette approche stato-centrique, longtemps dominante, s’avère aujourd’hui insuffisante face à la montée en puissance d’acteurs non étatiques et à l’irruption d’enjeux transnationaux qui échappent aux logiques traditionnelles de souveraineté.
Sur le plan sécuritaire, des groupes armés non étatiques comme Al-Qaïda, Daech ou les milices privées participent activement aux conflits, influencent les équilibres régionaux et remettent en cause les monopoles étatiques de la violence. Ces acteurs ne sont pas intégrés dans les grilles de lecture classiques du réalisme, qui privilégie les rivalités interétatiques.
Dans le domaine économique et environnemental, les firmes transnationales, les ONG, ou encore les grandes organisations philanthropiques comme la Fondation Gates jouent un rôle décisif dans la régulation ou la contestation de certaines normes internationales. Ces entités disposent de ressources et d’un pouvoir d’influence croissant, sans être pour autant des États. Par ailleurs, des enjeux tels que le réchauffement climatique, la cybersécurité, les pandémies, ou encore la désinformation numérique traversent les frontières, impliquent une multiplicité d’acteurs, et nécessitent des réponses coordonnées. Ni le réalisme, qui reste aveugle à ces dynamiques globales, ni le libéralisme institutionnaliste, qui mise trop sur la capacité des institutions formelles à encadrer ces processus, ne parviennent à les appréhender pleinement.
Ainsi, la complexification du système international contemporain appelle à dépasser les catégorisations binaires et étatiques des théories classiques, qui peinent à rendre compte de la réalité fluide, fragmentée et multi-niveaux du monde actuel.
2 - Les critiques internes aux paradigmes : les tensions entre libéralisme normatif et libéralisme institutionnel et entre réalisme classique et néoréalisme
Outre leurs limites face aux nouvelles dynamiques internationales, le réalisme et le libéralisme présentent également des tensions internes qui fragilisent leur cohérence théorique et leur capacité explicative. Ces deux grandes familles de pensée ne sont pas homogènes : elles sont traversées par des courants divergents, parfois même contradictoires, qui reflètent leurs propres incertitudes face à l’évolution du monde.
Le réalisme, par exemple, oppose depuis plusieurs décennies les réalistes classiques, comme Hans Morgenthau, qui insistent sur la nature humaine, l’éthique de la responsabilité et la politique étrangère prudente, aux néoréalistes, comme Kenneth Waltz, qui privilégient une approche systémique, fondée sur la structure anarchique du système international. Cette divergence rend parfois difficile l’application concrète du réalisme à des cas contemporains : les néoréalistes peinent à expliquer l’interventionnisme américain post-Guerre froide, tandis que les réalistes classiques se montrent moins convaincants face aux logiques structurelles du XXIe siècle.
Le libéralisme, lui aussi, se divise entre plusieurs courants. Le libéralisme institutionnaliste, représenté notamment par Robert Keohane, met l’accent sur le rôle stabilisateur des institutions internationales, mais peine à expliquer pourquoi ces institutions sont parfois contournées ou paralysées. À l’inverse, le libéralisme commercial insiste sur les bénéfices du libre-échange pour la paix, mais peut sembler démenti par la montée des tensions commerciales et du protectionnisme. Le libéralisme républicain, quant à lui, postule que les démocraties ne se font pas la guerre entre elles (thèse de la « paix démocratique »), mais cette idée a été critiquée pour son simplisme et son biais occidental.
Ces divergences internes traduisent une forme d’essoufflement paradigmatique : à force de s’adapter pour intégrer des phénomènes nouveaux, réalisme et libéralisme perdent en clarté analytique. Ils peinent à offrir une lecture unifiée du système international contemporain, ce qui ouvre la voie à des approches théoriques alternatives plus souples et plus contextuelles.
B - L’apport de théories alternatives dans l’analyse du système international
Face aux limites et aux tensions internes des paradigmes réaliste et libéral, de nombreuses approches alternatives ont émergé depuis la fin du XXe siècle pour mieux rendre compte des évolutions du système international. Ces théories s’éloignent du modèle étatique et rationnel dominant pour insister sur le rôle des normes, des représentations, des structures sociales, ou des inégalités systémiques. Elles enrichissent la compréhension des relations internationales en intégrant des dimensions culturelles, historiques, économiques ou identitaires que les approches classiques avaient tendance à négliger. Nous présenterons ici d’abord le constructivisme, qui met en lumière l’importance des perceptions et des normes sociales (1), avant d’explorer l’apport des théories critiques, telles que le marxisme, le postcolonialisme ou le féminisme, qui proposent des grilles de lecture radicalement différentes du système international (2).
1 - Le constructivisme et l’importance des normes, des représentations et des identités
Le constructivisme s’impose depuis les années 1990 comme une approche alternative majeure aux paradigmes dominants. Porté notamment par des auteurs comme Alexander Wendt, cette théorie rejette l’idée que les relations internationales seraient uniquement dictées par des facteurs matériels (puissance, intérêts, institutions). Elle propose une lecture sociologique du système international, fondée sur l’idée que la réalité des relations internationales est socialement construite à travers des normes, des discours, des représentations collectives et des identités.
Contrairement au réalisme, pour qui l’anarchie mène nécessairement à la rivalité, le constructivisme soutient que l’anarchie n’a pas de signification en soi : tout dépend de la manière dont les acteurs la perçoivent. Si deux États se perçoivent comme partenaires, l’anarchie peut être pacifique ; s’ils se perçoivent comme ennemis, elle sera conflictuelle. Ainsi, les comportements étatiques ne sont pas seulement dictés par des intérêts matériels, mais par des règles intériorisées, des valeurs partagées, ou des traumatismes historiques.
Le constructivisme permet d’analyser des phénomènes que les paradigmes classiques peinent à expliquer : pourquoi des États similaires agissent différemment face à un même problème ? Pourquoi certaines normes — comme l’interdiction de l’arme chimique ou la responsabilité de protéger (R2P) — finissent par s’imposer dans le débat international, même sans force contraignante ? Pourquoi des États acceptent-ils de restreindre volontairement leur souveraineté, au nom d’une appartenance identitaire (comme au sein de l’Union européenne) ?
Cette approche met également en lumière le rôle des acteurs non étatiques, des récits historiques, ou encore des dynamiques culturelles dans la construction des intérêts nationaux. Elle éclaire, par exemple, les politiques étrangères fondées sur des imaginaires de puissance ou sur des narratifs identitaires (comme le « monde russe » dans le cas de la Russie ou la « Chine historique » dans le cas de Pékin).
Ainsi, le constructivisme renouvelle profondément l’analyse des relations internationales en insistant sur la dimension subjective et évolutive des comportements, et en posant que le monde international est le produit d’interactions sociales, plus que de déterminismes fixes.
2 - Les perspectives critiques : marxisme, postcolonialisme, féminisme, écologisme
Les théories critiques des relations internationales forment un ensemble d’approches hétérogènes mais unies par une volonté commune : dénoncer les rapports de domination à l’œuvre dans le système international et remettre en question les postulats normatifs des théories classiques. Ces perspectives s’intéressent moins à la stabilité du système qu’à ses injustices structurelles, souvent occultées par les paradigmes dominants.
Le marxisme, d’abord, propose une lecture des relations internationales fondée sur les rapports économiques de domination. Il analyse l’ordre mondial comme structuré par les intérêts du capitalisme global, où les relations entre États masquent souvent des logiques d’exploitation Nord-Sud ou centre-périphérie. Des auteurs comme Immanuel Wallerstein ou Samir Amin ont développé la théorie du système-monde, soulignant la division internationale du travail et la dépendance économique des pays du Sud.
Le postcolonialisme, issu des études critiques, dénonce quant à lui la persistance des logiques impériales et eurocentrées dans la pensée et la pratique des relations internationales. Il met en lumière la marginalisation des voix du Sud dans la production du savoir international, et s’intéresse aux conséquences durables du colonialisme sur les États, les identités et les représentations.
Le féminisme des relations internationales critique l’invisibilisation des femmes et des rapports de genre dans les analyses traditionnelles. Il montre que les relations internationales sont marquées par une division sexuée du pouvoir, que les conflits affectent différemment les hommes et les femmes, et que les politiques de sécurité reproduisent souvent des logiques patriarcales.
Enfin, les approches écologistes insistent sur l’incapacité des paradigmes classiques à intégrer la crise environnementale comme une menace systémique. Elles remettent en cause le productivisme implicite du libéralisme et l’indifférence du réalisme aux biens communs globaux, plaidant pour une gouvernance écologique repensée.
Ces perspectives critiques permettent d’élargir le champ des relations internationales, en y introduisant des dimensions économiques, sociales, culturelles et environnementales trop souvent négligées. Elles contribuent à une compréhension plus inclusive, plus contextuelle et plus éthique de l’ordre mondial contemporain. Ainsi, réalisme et libéralisme restent pertinents, mais ne sauraient suffire à eux seuls pour comprendre les mutations du monde actuel. Leur utilité repose désormais sur leur capacité à dialoguer avec d’autres grilles d’analyse, dans une approche plurielle et évolutive des relations internationales.
