Le fait majoritaire et ses impacts sur l’esprit de la Constitution (dissertation)

Introduction

« En plus de quarante ans de fonctionnement, le régime a secrété une pratique, qui en a modifié les équilibres. Un sort malin semble peser sur nos Constitutions, elles ne fonctionnent jamais conformément aux intentions – aux illusions ? – de leurs auteurs », expliquent les professeurs Bertrand Matthieu et Philippe Ardent évoquant notamment le phénomène du « fait majoritaire », particulièrement marquant sous la Ve République (B. MATHIEU et Ph. ARDANT, Droit constitutionnel et institutions politiques, LGDJ, 27e Ed., 2015).

La doctrine vient définir le fait majoritaire comme une période de concordance des majorités parlementaire et présidentielle. Autrement dit, la généralisation de large majorité à l’Assemblée nationale favorise l’émergence d’une majorité parlementaire et d’un Premier ministre issus du même camp politique que le président de la République. Mais comme le rappelle le Professeur Denis Baranger, le paradoxe réside finalement dans le fait que « le fait majoritaire n’est pas inscrit dans la Constitution », c’est-à-dire qu’il émane plutôt d’une évolution de la pratique et de certaines règles dans le fonctionnement de notre démocratie. C’est sans doute ce qui en fait un phénomène difficile à saisir, devenu une chose courante depuis des décennies, mais qui n’existait pas auparavant et peut aussi être remis en cause à quelques occasions dans l’histoire – y compris récente, nous y reviendrons – de la Ve République (D. BARANGER, « Ni fait majoritaire, ni cohabitation : la cinquième république dans le monde d’après », Jus Politicum [en ligne], 24 juin 2022). Dans tous les cas, la présence ou l’absence de fait majoritaire bouscule évidemment le fonctionnement et l’équilibre de nos institutions. C’est ce qui amène la doctrine et les pouvoirs publics à se questionner régulièrement sur les impacts du fait majoritaire sur le fonctionnement de nos institutions, mais aussi sur l’esprit initial de notre Constitution et son évolution au gré des contextes politiques.

Il est clair que le phénomène de fait majoritaire est venu renforcer l’exécutif (I), tout en affaiblissant régulièrement le Parlement (II). L’esprit du texte du 4 octobre 1958 s’en trouve dès lors modifié, malgré quelques rares périodes de retour à un équilibre plus « traditionnel » et plus fidèle à cet esprit.

I - Les conséquences du fait majoritaire sur l’exécutif : un renforcement institutionnel évident

Il faut s’arrêter un instant sur l’inexistence du fait majoritaire et l’absence de prévisibilité de ce phénomène au début de la Ve République malgré une volonté de stabilité clairement affichée (A), avant de comprendre que le fait majoritaire a contribué à l’hyperprésidentialisation du régime au-delà de l’esprit initial de notre Constitution (B). 

A - Un fait majoritaire initialement inexistant et inimaginable

Le phénomène du fait majoritaire n’était pas présent dans la vie politique très morcelée des régimes précédant la Ve République (1). De ce fait, il semblait assez inconcevable, voire même parfois incompatible avec l’esprit du texte de 1958 (2).

1 - Un phénomène inexistant sous les Républiques antérieures

Dans les régimes qui ont précédé la Ve République, c’est-à-dire notamment les IIIe et IVe Républiques, l’existence d’un fait majoritaire n’eût été autre chose qu’une hypothèse extravagante. Dans les deux régimes, l’instabilité était régulière et la « politique des partis » omniprésente. C’est d’ailleurs une critique importante des défenseurs d’un véritable changement de régime, comme le Général de Gaulle dès la Libération. En effet, toute tentative de rationalisation avait été écartée entre 1871 et 1958, ce qui laissait le champ libre au Parlement et aux partis politiques qui y siégeaient. Le Parlement demeurait très morcelé, avec des changements réguliers de majorités, ces derniers résultants d’alliances entre partis. En 1951, la loi dite « des apparentements » permet à des partis politiques morcelés de la Troisième Force de peser davantage à l’occasion des élections face au parti communiste et aux gaullistes. Quelques années plus tard, au moment de la rédaction de la Constitution de la Ve République, les constituants ne prévoient évidemment pas cette logique du fait majoritaire. Ils n’anticipent pas suffisamment le paysage moins morcelé de la vie politique française et, à tout le moins, l’émergence de « principaux » partis politiques favorisés par le scrutin majoritaire mis en œuvre au début des années 1960.

2 - Un phénomène inimaginable au début de la Ve République

Dans le discours fondateur du Général de Gaulle à Bayeux, en 1946, ce dernier dessine déjà le rôle que doit tenir selon lui le président de la République : « Au chef de l'État la charge d'accorder l'intérêt général quant au choix des hommes avec l'orientation qui se dégage du Parlement (…) à lui la tâche de présider les conseils du gouvernement et d'y exercer cette influence de la continuité dont une nation ne se passe pas ; à lui l'attribution de servir d'arbitre au-dessus des contingences politiques, soit normalement par le conseil, soit, dans les moments de grave confusion, en invitant le pays à faire connaître, par des élections, sa décision souveraine ; à lui, s'il devait arriver que la patrie fût en péril, le devoir d'être le garant de l'indépendance nationale et des traités conclus par la France » (Ch. DE GAULLE, Discours à Bayeux, 16 juin 1946). La Constitution de la Ve République reprendra ces éléments en confiant bien au président un rôle d’arbitre entre les institutions, notamment parce qu’on se souvient de la difficulté à faire perdurer un gouvernement et à établir des majorités de projets dans les années qui précèdent. Il faut alors une figure forte, qui fasse preuve d’autorité, sans entrer trop dans le jeu politique, mais en se voyant confier des pouvoirs importants qui lui permettent de tenir ce rôle d’arbitre. Si le Général de Gaulle se refusait à être un simple figurant, ce rôle d’arbitre est plus particulièrement perturbé par le fait majoritaire et l’hyperprésidentialisme qui remettent en cause assez clairement l’esprit initial du régime. C’est d’ailleurs plus récemment que le régime de la Ve République s’est tourné plus radicalement encore (en particulier à partir de 2007) vers une centralité du rôle du président de la République. 

B - Un fait majoritaire dans le cadre d’une « hyperprésidentialisation » du régime    

Le fait majoritaire apparait considérablement renforcé par la réforme visant à assurer une concordance des calendriers électoraux, mais aussi par l’importance de l’élection présidentielle (1). De la même façon, le phénomène conduit progressivement à un glissement vers un président omniprésent, loin de l’arbitre initialement évoqué par la Constitution (2).

1 - Un fait majoritaire renforcé par la concordance des calendriers électoraux et l’élection présidentielle

À partir de la réforme de 1962, et pour la première fois réellement en 1965, les Français sont amenés à élire le président de la République au suffrage universel direct. Elle devient dès lors une élection centrale dans notre démocratie, le peuple pouvant élire directement le Chef de l’État. Les élections législatives sont aussi devenues l’occasion d’octroyer au président de la République les moyens de mettre en œuvre son programme grâce à la majorité qui ressort de ce scrutin. De la même façon, elles sont devenues l’évènement pour sanctionner ou non la politique du président et du gouvernement. Les partis politiques ne sont ainsi plus au centre du jeu, mais les électeurs décident plus directement de l’évolution de la vie politique. Les élections présidentielles de 1995 sont une illustration particulièrement intéressante. Le nouveau président de la République, Jacques Chirac, pouvait ainsi compter sur une véritable majorité parlementaire (Assemblée et Sénat dominés par la droite). Pour autant, les difficultés d’une majorité qui a été élue plusieurs mois auparavant laissent émerger de dissensions en interne. Cela va pousser Jacques Chirac à porter la réforme du quinquennat pour aligner la durée du mandat du président sur celle des députés (loi constitutionnelle n° 2000-964 du 2 octobre 2000 relative à la durée du mandat du président de la République). À partir de 2002, la durée du mandat du président et de celui des députés est fixée à cinq ans, ce qui mène à une concordance des rendez-vous électoraux. Les élections législatives ont lieu quelques semaines après les présidentielles, poussant les Français à donner une majorité d’une couleur politique identique à celle du président fraichement élu. Ce climat renforce donc le fait majoritaire avec des conséquences importantes : le président de la République passe du rôle d’arbitre à celui de puissant capitaine.

2 - Un glissement vers l’hyper-président grâce au fait majoritaire

L’élection de Nicolas Sarkozy, en avril 2007, marque un glissement particulier vers l’hyper-président. En effet, quelques semaines plus tard, le président Sarkozy obtient une très large majorité avec près de 350 sièges sur 577 au sein de l’Assemblée nationale. C’est un véritable tournant et Nicolas Sarkozy peut alors se permettre de désigner le Premier ministre comme étant « son collaborateur », ce qui est tout à fait contraire à l’esprit de la Constitution. De la même façon, en 2012 et en 2017, les présidents Hollande et Macron obtiennent de larges majorités dans la foulée de leurs élections. Cette configuration donne une place éminemment centrale au Président de la République qui entretient ainsi des rapports privilégiés avec la majorité parlementaire. Dans l’esprit initial de la Ve République, ce rôle revient plutôt au chef du gouvernement, c’est-à-dire au Premier ministre. Lors du débat présidentiel face à Nicolas Sarkozy, François Hollande dira « moi président de la République, je ne serai pas le chef de la majorité, je ne recevrai pas les parlementaires de la majorité à l’Élysée » (débat présidentiel, 2 mai 2012). Ce qu’il fera pourtant quelques années après ! Le déséquilibre engendré par ce contexte d’hyperprésidentialisme est trop important. Désormais, le président de la République apparait et prend régulièrement la parole, y compris sur des sujets purement politiques, il est très facilement mis en cause dans l’opinion ainsi qu’au Parlement. Le président de la République devient omniprésent dans le fonctionnement institutionnel, déséquilibrant ainsi l’équilibre pourtant recherché en 1958. Il affaiblit ainsi à la fois le rôle du gouvernement, mais plus particulièrement celui du Parlement, sauf dans de rares configurations. 

II - Les conséquences du fait majoritaire : un affaiblissement certain du Parlement malgré l’équilibre institutionnel recherché en 1958

Dans ce contexte du fait majoritaire, le Parlement est affaibli causant un déséquilibre par rapport à l’esprit initial de la Constitution de 1958. Le Parlement est ainsi trop souvent mentionné comme une « chambre d’enregistrement » (A). Pour autant, la présence ou l’absence de fait majoritaire induit des conséquences tout à fait contrastées tout au long de la Ve République (B).

A - Un Parlement désigné comme « chambre d’enregistrement » en cas de fait majoritaire : un éloignement avec l’esprit constitutionnel initial

Le parlement en période de fait majoritaire est souvent considéré comme une « chambre d’enregistrement » en ce qu’il est particulièrement soumis à l’exécutif (1), avec un effacement certain de l’opposition (2).

1 - Un parlement régulièrement « soumis » à l’exécutif

En période de fait majoritaire, il est clair que la majorité au Parlement est largement soumise à l’exécutif – en particulier au président de la République – car elle lui doit en quelque sorte son élection. Dès lors, le Parlement tout entier – du moins l’Assemblée nationale, cela est plus complexe pour le Sénat avec peu d’alternance politique – devient particulièrement soumis à l’exécutif. Une discipline se met généralement en place au sein de la majorité, sauf à de rares exceptions entre 1995 et 1997 par exemple ou entre 2012 et 2017 où l’exécutif doit faire face à des « frondeurs » dans sa propre majorité. Ils sont vite rappelés à l’ordre grâce aux outils de rationalisation du parlementarisme au risque d’une censure du gouvernement, puis d’une dissolution notamment à travers le recours à l’article 49 alinéa 3. Dès lors, la doctrine emploie souvent le qualificatif de « chambre d’enregistrement » pour désigner le Parlement, de même que les opposants au régime actuel. Au-delà de suivre l’exécutif, le Parlement est qualifié comme tel parce qu’il n’a plus de réelle influence sur la vie politique et le fonctionnement institutionnel du pays. En 1961, Jacques Chaban-Delmas évoquait déjà cette situation : « Le problème principal, celui qui est posé à l'Assemblée nationale, comme au Parlement tout entier et au gouvernement, demeure celui de l'équilibre à établir entre les pouvoirs. (…) L’Assemblée ne saurait devenir une simple chambre d’enregistrement » (Discours du 8 juillet 1961). Pourtant, des années après, cette tendance est apparue de plus en plus marquée, renforcée par le fait majoritaire.

2 - Un effacement de l’opposition malgré des mécanismes de correction

L’impact du fait majoritaire et de la discipline de vote est tel qu’il empêche de réels débats qui seraient susceptibles de faire évoluer les textes portés par le gouvernement au gré des prises de parole de l’opposition. Le président de la République et le gouvernement disposent clairement d’avance de la majorité en nombre pour faire adopter les projets de loi. Durant longtemps, le gouvernement et la majorité avaient le monopole de fixation de l’ordre du jour et donc des textes débattus à l’Assemblée nationale où l’opposition était particulièrement réduite au silence. Ces effets discutables du fait majoritaire ont poussé à la révision constitutionnelle de 2008 qui tente de remettre en avant le Parlement (v. S. DOUTEAUD, « Un an de gestion parlementaire du nouvel article 48 de la Constitution », RFDC 2011, p. 515). Désormais, l’article 48 de la Constitution prévoit notamment que « Deux semaines de séance sur quatre sont réservées par priorité, et dans l'ordre que le Gouvernement a fixé, à l'examen des textes et aux débats dont il demande l'inscription à l'ordre du jour. En outre, l'examen des projets de loi de finances, des projets de loi de financement de la sécurité sociale et, sous réserve des dispositions de l'alinéa suivant, des textes transmis par l'autre assemblée depuis six semaines au moins, des projets relatifs aux états de crise et des demandes d'autorisation visées à l'article 35 est, à la demande du Gouvernement, inscrit à l'ordre du jour par priorité. Une semaine de séance sur quatre est réservée par priorité et dans l'ordre fixé par chaque assemblée au contrôle de l'action du Gouvernement et à l'évaluation des politiques publiques. Un jour de séance par mois est réservé à un ordre du jour arrêté par chaque assemblée à l'initiative des groupes d'opposition de l'assemblée intéressée ainsi qu'à celle des groupes minoritaires ». Le gouvernement garde quand même une main mise importante, relayée par la majorité en cas de majorité absolue. Il est alors difficile pour l’opposition d’aller au-delà de débats et de propositions symboliques sur un temps donné. Le rôle de contrôle de l’action gouvernementale reste tout de même relativement moindre que ce qu’il pourrait être.

B - Une exception à cet affaiblissement : les conséquences contrastées du fait majoritaire

Le fait majoritaire n’est toutefois pas un phénomène perpétuel et certaines périodes laissent la place à une situation plus équilibrée ou pour le moins différente. C’est notamment le cas dans les périodes de cohabitations (2) ou encore, à l’heure actuelle, en l’absence de majorité réelle (1)

1 - Les cas d’absence de fait majoritaire

La bipolarisation de la vie politique française, qui allait de pair avec la persistance du fait majoritaire, semble s’effacer de plus en plus en conduisant le pays vers un paysage politique beaucoup plus morcelé. Les deux dernières législatures illustrent particulièrement cette évolution. La réélection d’Emmanuel Macron en mai 2022 n’a pas conduit à la réélection d’une majorité absolue pour la coalition des partis centristes et soutiens du président de la République. En effet, pour la première fois depuis 2000, le président ne dispose pas dans la foulée d’une majorité absolue, mais seulement d’une majorité relative. Les partis présidentiels comptent seulement 248 députés sur 577, la majorité absolue étant fixée à 289 députés, tandis que les sièges restants se répartissent entre différents partis politiques d’opposition qui sont également opposés entre eux et ne peuvent constituer de majorité. De la même façon, la dissolution prononcée par Emmanuel Macron au début de l’été 2024 a mené à une situation inédite depuis près de trente ans. Aucun parti, ni aucune coalition ne détient la majorité absolue à l’Assemblée, obligeant les partis présidentiels à s’allier à la droite – majoritaire au Sénat – pour gouverner. La gauche a obtenu 192 sièges, le centre 164 sièges et l’extrême droite 143 sièges. Si pour certains, l’absence de fait majoritaire conduit la Ve République dans une impasse (blocage, difficultés à constituer un gouvernement, censure…), d’aucuns pourraient penser que cette évolution conduit à recouvrer un peu plus l’esprit initial de notre Constitution (v. Ph. BAS, « L’absence de majorité n’est pas la fin de la Ve République, mais sa raison d’être », Le Figaro, 18 juillet 2024).

2 - Les périodes de cohabitations

Au-delà de cette période récente où le fait majoritaire s’efface au profit d’une tripartition de la vie politique française, la Ve République a également connu des majorités contraires à la couleur politique du président de la République. S’il y a majorité, il n’y a alors pas de « fait majoritaire » tel qu’on l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire de concordance entre la couleur politique du président et celle de l’Assemblée nationale. À trois reprises, le fonctionnement de la Ve République a évolué durant de courtes périodes appelées « cohabitations ». Entre 1986 et 1988, le président socialiste François Mitterrand doit ainsi composer avec le Premier ministre de droite, Jacques Chirac. Par la suite, de 1993 à 1995, François Mitterrand doit aussi composer avec Édouard Balladur, autre Premier ministre issu de la droite. Enfin, entre 1997 et 2002, Jacques Chirac doit faire face à un Premier ministre de gauche, Lionel Jospin, après avoir prononcé la dissolution de l’Assemblée nationale.

Si le président continue à user de certains pouvoirs (opposition à la nomination de certains ministres, ordonnances…) durant ces périodes, tel l’arbitre qu’il devait être au début de la Ve République, le Parlement redevient alors le centre du fonctionnement institutionnel. Lors de la dernière cohabitation, de nombreuses réformes auxquelles Jacques Chirac était opposé ont ainsi pu être menées (PACS, 35 heures, etc…). Les périodes de cohabitations sont ainsi des périodes d’exceptions où l’absence de fait majoritaire en faveur du président de la République le renvoie dans les cordes afin d’assurer uniquement son rôle d’arbitre.