La dignité en droit civil
(dissertation)

Introduction

Les récents débats sur l’euthanasie ont replacé la notion de dignité au cœur de l’actualité et du débat public.

La dignité est définie de manière générale comme étant « la valeur éminente qui s’attache à toute personne » par Gérard Cornu, dans son Vocabulaire juridique. Elle recouvre donc une acception individuelle, étant attachée à chaque être humain, en reposant sur les attributs sacrés de la personne, mais également une acception collective, en attachant une place centrale à la vie humaine.

Si cette notion avait des échos anciens, étant considérée comme un « droit naturel » de l’homme par Pic de la Mirandole dans son célèbre De la dignité humaine, datant de 1486, elle n’a fait son apparition que tardivement en droit français positif. En effet, sous-entendue dans la Déclaration des droits de l’Homme de 1789, et pour la première fois écrite dans le décret de Schoelcher en 1848 pour abolir l’esclavage, la dignité a connu un essor nouveau à la suite de la deuxième guerre-mondiale. En effet en 1945, elle apparaît dans les accords de Nuremberg, et sera ensuite saisie en droit international comme en droit interne, chacun ayant pris conscience de la nécessité de la protéger plus fermement. Désormais, elle est consacrée dans l’ensemble du système juridique, et se voit reconnaitre une valeur renforcée. Composante de l’ordre public pour le Conseil d’État (CE, ass., 27/10/1995, Commune de Morsang sur Orge), et principe à valeur constitutionnelle pour le Conseil constitutionnel (Cons. Const., 27 juill. 1994), la dignité est désormais un principe fondamental protégé explicitement par le Code pénal et le Code civil.  

Toutefois la notion de dignité est complexe. Elle est en effet difficile à définir et à circonscrire. Surtout, elle se heurte à la protection de droits concurrents, comme la liberté d’expression, ou à des difficultés pratiques, comme l’a illustrée la récente saga sur les conditions de détentions indignes, dans l’affaire JMB.

Dès lors, la question se pose de savoir comment le droit civil protège cette notion fondamentale qu’est la dignité. 

Le droit civil, s’il protège fermement la dignité de la personne (I), se heurte à des obstacles qui conduisent à une protection relative de la notion (II).

I – La protection renforcée de la dignité en droit civil

La dignité permet tantôt de conforter des droits, tantôt de les encadrer, ce qui explique que cette notion soit utilisée tant au service des droits subjectifs (A) que de l’ordre public (B).

A – La protection de la dignité au service des droits subjectifs

Les droits subjectifs sont confortés par la notion de dignité qui vient renforcer les droits de la personne de manière générale (1) comme spéciale (2).

1 - La reconnaissance généralisée du principe de dignité

De façon générale, la dignité est utilisée pour protéger les droits subjectifs de toutes les personnes humaines, comme l’illustrent les exemples de l’intégrité physique et de la liberté d’expression.

La dignité s’applique à toutes les personnes humaines, permettant la protection de leur intégrité physique, ainsi que cela est mis en exergue par les dispositions issues des différentes lois bioéthiques. La loi du 29 juillet 1994 n°94-653 du 29 juillet 1994 a en effet conduit à la création de l’article 16 du Code civil, qui dispose que « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ». Ainsi la personne devra consentir avant toute atteinte portée à son corps, en application de l’article 16-3 alinéa 2 du Code civil par exemple.

De même, la dignité s’applique même au-delà de l’existence de la personne. Elle permet en effet le respect de la mémoire. Ainsi l’illustre la célèbre affaire dite Préfet Erignac. A l’occasion de cette décision remarquée, la 1ère chambre civile de la Cour de cassation le 20 décembre 2000 (n°98-13.875) a utilisé la formule selon laquelle l’image qui avait été prise d’un Préfet assassiné gisant sur la chaussée d’une rue en Corse était « attentatoire à la dignité de la personne humaine ». En effet si la personne ne bénéficie plus du droit à la vie privée à son décès, elle conserve cependant un droit à la dignité, qui ne disparaît pas avec la mort, en vue de protéger ce que la personne a été.

2 - L’application renforcée du principe de dignité à l’égard des personnes vulnérables

De façon plus spéciale, le principe de dignité est évoqué pour protéger les personnes plus vulnérables.

Toutes les personnes vulnérables sont protégées par le principe de dignité, et ce de façon renforcée, afin de leur garantir un traitement le plus égal possible avec les autres individus. Cela explique que le principe de dignité soit lié au principe de non-discrimination, comme l’illustre la décision rendue par la Cour de Justice de l’Union européenne le 30 avril 1996 (CJUE, 30 avril 1996, P. c/ S., aff. C.13-94). La dignité permet ainsi de protéger de façon particulière les personnes détenues (Cons. Const., 2 oct. 2020, n°2020-858/859, affaire JMB) ou les personnes malades (Paris, 28 mai 1996, D. 1996. 617, note Edelman, affaire HIV Positiv).

Surtout, le principe de dignité est un principe directeur du droit des majeurs protégés, notamment depuis la loi n°2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection des majeurs. En effet cette dernière a créé un article 415 du Code civil dont le deuxième alinéa dispose expressément que la protection qui leur est due « est instaurée et assurée dans le respect des libertés individuelles, des droits fondamentaux et de la dignité de la personne humaine ». Ainsi sur ce fondement est-il nécessaire de favoriser l’autonomie de la personne vulnérable, en permettant par exemple au majeur sous curatelle, depuis la loi du 23 mars 2019 (n°2019-222) de conclure seul un pacte civil de solidarité.

I – La protection renforcée de la dignité en droit civil

B – La protection de la dignité au service de l'ordre public

La dignité est utilisée par l’État pour interdire, au nom de l’ordre public, certaines pratiques, offrant ainsi une dimension collective à la notion de dignité (1) en restreignant la portée de la volonté individuelle (2).

1 - La consécration d’une dimension collective de la dignité

La dignité initialement consacrée comme une dignité de l’Homme est devenue une dignité de l’humain.

La dignité dispose d’une dimension collective, en ce qu’elle pose des prohibitions jugées contraires à la protection de l’être humain en tant qu’entité. Ainsi le droit français interdit-il les atteintes portées au corps, dans un but autre que thérapeutique. En effet l’article 16-3 alinéa 1er du Code civil énonce que « il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui ». Cela explique que le célèbre montpelliérain Black Alien ait dû sortir du territoire français pour réaliser une ablation du nez, laquelle n’était pas justifiée par un intérêt thérapeutique, mais simplement une volonté artistique.

Par ailleurs, le législateur français interdit « toute convention portant sur la procréation ou la gestion pour le compte d’autrui » en France, en édictant l’article 16-7 du Code civil, le 29 juillet 1994 (loi n°94-653). Cette interdiction est justifiée, outre le principe d’indisponibilité du corps humain, par celui, plus large, de la dignité.  En effet refusant la réification du corps, le législateur empêche que les personnes puissent s’asservir entre elles, et protège ainsi l’ordre social.

2 - L’amoindrissement de la volonté individuelle

La dignité collective conduit à ce que ne soit pas pris en compte la volonté individuelle, indépendamment de l’atteinte à la liberté à laquelle cela conduit.

Au nom de la dignité collective, il arrive que la volonté individuelle ne soit pas entendue. Ainsi pour reprendre les exemples de la gestation pour autrui ou des atteintes au corps par esthétisme, peu importe que les personnes qui y recourent soient consentantes. La dignité prime la volonté individuelle dès lors qu’elle est justifiée par un intérêt jugé plus important : celui de la préservation de l’être humain.

La dignité s’impose ainsi comme étant une limite à la notion de liberté, au nom de laquelle la volonté individuelle et le consentement ont une place fondamentale. Elle offre un cadre à la personne, qui malgré la consécration par le législateur de très nombreuses revendications, n’ouvre pas les voies de l’impossible. Le droit des personnes particulièrement reste ainsi attentif à la notion de consentement, mais ne lui offre pas une pleine domination, permettant d’autres fondements à la légitimité d’une règle, dont fait partie la dignité.

II – La protection ambivalente de la dignité en droit civil

Le paradoxe à l’égard de la notion de dignité est que si elle dispose parfois d’une effectivité relative critiquée (A), elle est parfois également sollicitée à outrance (B).

A – Une effectivité relative de la notion de dignité

Le principe de dignité trouve cependant des limites dans sa protection, tant s’agissant de son application à l’égard de toute personne (1) qu’à l’égard des personnes vulnérables (2).

1 - Le fléchissement général de la notion de dignité

La dignité s’efface parfois au profit de la liberté d’expression, et du droit à l’épanouissement personnel.

La dignité fléchit sous le poids de la liberté d’information du public, alors même que par principe, elle devrait la limiter. En effet dans une décision rendue le 7 mars 2006 (n°05-16.059), la 1ère chambre civile de la Cour de cassation a dû se prononcer à la suite de la publication par l’hebdomadaire Paris Match d’une photographie de la veuve d’un des policiers tués lors d’un cambriolage, pour illustrer leur article intitulé « police larmes et colère ». La jeune veuve enceinte agissait sur le fondement du principe de dignité, mais sa demande fut rejetée en ces termes : « le magazine Paris Match ne fait que satisfaire le droit des lecteurs à une légitime information d’actualité, actualité dans laquelle Mme X s’est trouvée impliquée de par ses liens avec l’une des victimes, ensuite, que les deux photographies prises lors de l’enterrement en présence d’autorités officielles illustrent de façon appropriée l’article avec lequel elles sont en lien direct, enfin que ces clichés ne portent pas atteinte à sa dignité ». Une solution contraire aurait pu être retenue, mais la dignité s’est ici inclinée sous la liberté de la presse.

La dignité fléchit également sous le poids du droit à l’épanouissement personnel, comme cela ressort de l’arrêt K.A. et A.D. contre Belgique, rendu par la CEDH le 16 février 2005. Dans cette affaire, deux hommes et une femme se sont adonnés à des pratiques sexuelles violentes. Si les juges belges considéraient que ces pratiques portaient atteinte à la dignité de la personne humaine, au regard des sévices qu’avait subi la femme, la CEDH a au contraire jugé que « le droit pénal ne peut, en principe, intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties qui relèvent du libre arbitre des individus ». Ainsi indépendamment des atteintes à l’intégrité physique subie pouvant être considérées comme contraire à la dignité, la volonté de la personne était supérieure.

2 - Le fléchissement spécial de la notion de dignité

Même s’agissant des personnes vulnérables, champ d’application de prédilection de la dignité, cette dernière trouve une limite, comme le montrent les cas des personnes malades, et celles détenues.

S’agissant des personnes malades, le Code de la santé publique admet la stérilisation volontaire des personnes majeures « dont l’altération des facultés mentales a justifié l’instauration d’une mesure de protection juridique, lorsqu’il existe une contre-indication médicale absolue aux méthodes de contraception ou une impossibilité avérée de les mettre en œuvre efficacement » (article L. 2123-2 Code de la santé publique). Cette disposition introduite par la loi Aubry, du 3 juillet 2001 (n°2001-588) conduit à douter de la portée du principe de dignité sur cette question, au regard de la gravité de l’acte pouvant être pratiqué, sur une personne qui n’a pas la pleine possession de ses moyens, et ce quand bien même l’alinéa 3 du même article dispose qu’il ne peut être passé outre son refus. Encore faut-il que la personne concernée puisse l’exprimer.

S’agissant des personnes détenues, la saga JMB de 2019 a mis en exergue une limite pratique à la protection de la notion de dignité : les moyens techniques de l’administration. En effet, le Conseil d’État a considéré dans cette affaire que « l’atteinte à la liberté fondamentale en cause doit s’apprécier en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a, dans ce cadre, déjà prises ». La notion de dignité trouve donc une limite importante dans les moyens dont dispose l’administration qui, si elle ne peut la mettre en œuvre, peut y porter atteinte.

II – La protection ambivalente de la dignité en droit civil

B – Une extension dangereuse de la dignité

A contrario, dans certains cas, l’extension de la portée du principe de dignité peut être dangereux, notamment pour la sécurité juridique (1), ce que le droit européen ne contribue pas, contrairement à ses habitudes, à réduire (2).

1 - Les dangers pour la sécurité juridique

Les dangers pour la sécurité juridique s’expliquent par son application circonstancielle voire parfois rétroactive.

Le principe de dignité conduit à des applications très concrètes, et oblige à prendre en compte tous les éléments factuels avant de permettre au juge de se prononcer. Le juge devra en effet s’appuyer sur toutes les circonstances entourant la situation qui lui est soumise, avant de pouvoir se prononcer. Si cela conduit les juges de la Cour de cassation à ne plus se prononcer uniquement en droit, mais également en fait, cela conduit surtout à une absence de prévisibilité pour les justiciables, préjudiciable pour la sécurité juridique.

Par ailleurs, le principe de dignité conduit à porter atteinte au principe de non rétroactivité de la loi dans le temps. Ainsi l’illustre une décision rendue par la 1ère chambre civile de la Cour de cassation, le 9 octobre 2001 (n°00-14.564). Dans cet arrêt, un médecin n’avait pas informé une femme sur le point d’accoucher que la position en siège de l’enfant à naitre était défavorable à un accouchement par voie basse, et pouvait conduire à une paralysie partielle de l’enfant, ce qui ne manqua pas. Or à l’époque des faits, le médecin n’avait pas d’obligation d’information du patient sur les risques exceptionnels, cette obligation n’étant apparue qu’en 1998. Pourtant, cela n’a pas empêché la Cour de cassation de considérer qu’une telle obligation d’information pesait sur le médecin, et ce sur le fondement de principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine. Dès lors, alors même que l’article 2 du Code civil pose le principe selon lequel « la loi ne dispose que pour l’avenir », le principe de dignité a ici conduit à l’application d’une obligation de manière rétroactive, portant ainsi une atteinte assumée au principe de sécurité juridique.

2 - La validation du risque par le droit européen

Alors que le droit européen est souvent un fervent défenseur de la sécurité juridique, il admet certaines atteintes lorsque la dignité est en jeu.

La Cour européenne des droits de l’homme contribue par principe à l’observation par les États membres de la sécurité juridique. En effet à travers les jurisprudences harmonisées qu’elle rend, et notamment l’élaboration d’arrêt dits pilotes, la Cour offre un modèle à suivre aux juges nationaux, en vue de conférer à chaque personne les mêmes droits. Cela s’observe a fortiori pour les droits fondamentaux, qui font l’objet d’une jurisprudence riche et florissante.

Pourtant, à l’égard de la dignité, la Cour européenne des droits de l’homme accroit la marge d’appréciation nationale, comme l’illustre la décision SAS c. France, rendue le 1er juillet 2014 (n°43835/11). En effet la CEDH admet que les États membres puissent réaliser une mise en balance plus ou moins favorable à la dignité.  Ainsi en matière de dignité n’existe-t-il pas de droit européen harmonisé, et la dignité demeure aléatoire et imprévisible dans son application.

Ainsi le principe de dignité est-il très complexe à appréhender en droit civil. Son caractère fondamental peut conduire à la tentation de l’appliquer envers et contre tout, mais les conséquences observées peuvent alors être dangereuses. Par ailleurs, au regard de sa reconnaissance récente, il lui est parfois difficile de se faire une place entre des droits déjà bien installés, ou aux côtés de droits très en vogues comme la liberté d’expression, rappelant que le droit est en réalité le résultat d’un délicat équilibre de tous les intérêts en présence.