Les actes constitutionnels et le projet constitutionnel du Régime de Vichy
(dissertation)

Introduction

Les actes et projets constitutionnels du Régime de Vichy s’inscrivent indéniablement dans un contexte historique qu’il faut rappeler avant toute chose. En septembre 1939, la France déclarait la guerre à l’Allemagne nazie suite à l’invasion de la Pologne. Puis, la situation resta confuse pendant plusieurs mois. Dans ce qu’on appela la « drôle de guerre », les soldats français demeuraient mobilisés sans aucun combat sur le sol national. C’est au début du mois de mai 1940, soudainement, après avoir envahi en quelques jours la Belgique et les Pays-Bas, que les troupes allemandes lançaient la « Campagne de France ». Largement engagés à travers les Ardennes – où les autorités françaises n’avaient pas jugé bon de continuer les fortifications de la ligne Maginot le long de la frontière – les soldats allemands percèrent très rapidement dans les départements du nord. Les premières semaines de juin furent tragiques et des millions de civils français fuirent alors sur les routes bombardées par l’aviation ennemie en direction du sud de la France ; dans l’armée française, on assista à une véritable débâcle. Le gouvernement français, fuyant la capitale, se déplaça au gré de l’avancée ennemie vers Tours, puis Bordeaux et enfin Clermont-Ferrand.

Après plusieurs jours de tumultes politiques au sein du Conseil des ministres, son président Paul Reynaud – mis en minorité – démissionna le 16 juin. Le Maréchal Pétain, connu pour son action à Verdun lors de la Grande Guerre, le remplaça à la tête du Gouvernement. Il appela immédiatement les Français à « cesser le combat », alors que le Général de Gaulle les exhortait à « continuer la guerre aux côtés de leurs alliés ». Un armistice fut signé entre la France et l’Allemagne, le 22 juin. À l’issue de ces tristes semaines, le Maréchal Pétain et son vice-président du Conseil, Pierre Laval, appelèrent à mener un certain nombre de réformes institutionnelles pour reconstruire l’État.

Les institutions et dirigeants de la IIIe République ont souvent été, à l’époque, décriés pour leurs faiblesses et leurs difficultés à épargner un conflit au pays. Cette situation allant de l’été 1940 à la Libération doit nous interroger sur les réformes constitutionnelles menées et envisagées par le Régime de Vichy, ainsi que sur leur légalité et leurs conséquences sur l’évolution du régime politique de notre pays. Si les textes constitutionnels du début des années 1940 ont confié des pouvoirs constitutionnels absolus au Maréchal Pétain de façon provisoire (I), un projet constitutionnel plus pérenne était également à l’étude, sans qu’il ne soit jamais appliqué (II).

I - Des textes constitutionnels confiant des pouvoirs absolus et provisoires au Maréchal Pétain

La loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 apparait comme l’acte fondateur du Régime de Vichy (A), qui sera enrichie par douze actes constitutionnels entre 1940 et 1942 (B).

A - La loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 : acte fondateur de Vichy

Parmi les apports de la loi du 10 juillet 1940, cette dernière met entre parenthèses la IIIe République et octroie les pleins pouvoirs à Pétain (1). Après la libération, la régularité de ce texte est questionnée (2).

1 - Les « apports » de la loi du 10 juillet 1940

La veille de ce vote, la Chambre des députés et le Sénat se prononcèrent séparément – et à une très large majorité – sur la nécessité de réviser les lois constitutionnelles de la IIIe République. En effet, l’article 8 de la loi du 25 février 1875 relative à l’organisation des pouvoirs publics précisait « les chambres auront le droit, par délibérations séparées prises dans chacune à la majorité absolue des voix, soit spontanément, soit sur la demande du Président de la République, de déclarer qu'il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles. - Après que chacune des deux chambres aura pris cette résolution, elles se réuniront en Assemblée nationale pour procéder à la révision. - Les délibérations portant révision des lois constitutionnelles, en tout ou en partie, devront être prises à la majorité absolue des membres composant l'Assemblée nationale ».

Le 10 juillet 1940, les parlementaires français réunis au grand casino-théâtre de Vichy votaient donc une loi constitutionnelle actant l’octroi des pleins pouvoirs constituants au Maréchal. L’article unique du texte précisait ainsi : « L’Assemblée nationale donne tous pouvoirs au Gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle constitution de l’État français. Cette constitution devra garantir les droits du travail, de la famille et de la patrie. Elle sera ratifiée par la Nation et appliquée par les Assemblées qu’elle aura créées. La présente loi constitutionnelle délibérée et adoptée par l’Assemblée nationale, sera exécutée comme loi de l’État ».

2 - La régularité questionnée de la loi du 10 juillet 1940

D’une part, la régularité de la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 fut largement discutée tant les conditions dans lesquelles les parlementaires ont été amenés à se prononcer demeuraient difficiles et particulières. D’autre part, ce qui s’apparentait à une « délégation » des pouvoirs constituants, consentie par les parlementaires, ne manqua pas d’interroger quant au respect des principes et procédures de notre droit constitutionnel.

La séance du 10 juillet se déroula dans un climat tout particulier, identique à celui des jours précédents. Le choc d’une défaite française très rapide pesa lourdement dans la décision de nombreux parlementaires. Par ailleurs, près de 200 parlementaires étaient absents à l’occasion de ce vote pour différentes raisons liées à la guerre (sur le sujet : Roger Bonnard, Les actes constitutionnels de 1940, Paris, Librairie Générale de droit et de jurisprudence, 1942, p. 39). Aussi, plusieurs parlementaires font l’objet de menaces quant à la nature de leurs votes et sont réduits au silence, les débats étant rapidement clôturés avec autoritarisme. Sur 669 votants, seuls 80 parlementaires s’opposent donc aux pleins pouvoirs, tandis que 20 d’entre eux s’abstiennent. Plusieurs juristes ont également pu contester la légalité de la délégation des pouvoirs constituants à un seul homme par le Parlement (v. Julien Laferrière, Le nouveau gouvernement de la France : les actes constitutionnels de 1940-1942, Paris, Sirey, 1942 ; Georges Berlia, « La loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 », Revue de droit public, 1944, p. 54). Le gouvernement provisoire de la République française (GPRF) reprit ensuite à son compte cette illégalité supposée de la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940. À la Libération, il considéra ainsi le Régime de Vichy comme nul et non avenu, le qualifiant « d’autorité de fait » par l’ordonnance du 9 août 1944.

I - Des textes constitutionnels confiant des pouvoirs absolus et provisoires au Maréchal Pétain

B - Douze actes constitutionnels du Régime de Vichy entre 1940 et 1942

Les actes constitutionnels s’inscrivent dans la « suite » de la loi du 10 juillet 1940 (1). Après la libération, la régularité des actes constitutionnels est questionnée au même titre que ce texte législatif fondateur (2).

1 - Les « apports » des actes constitutionnels de Vichy

Une fois la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 adoptée et ayant confiée les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, ce dernier la complète d’une douzaine d’actes constitutionnels par lesquels il organise de façon provisoire le fonctionnement du Régime de Vichy. Ces actes ont pour conséquence d’abroger plusieurs articles des lois constitutionnelles de la IIIe République. Parmi eux, l’on en retrouve notamment plusieurs qui détaillent les pouvoirs considérables du Chef de l’État et précise l’ajournement des chambres parlementaires qui perdent ainsi le pouvoir d’édicter les lois (v. Acte constitutionnel n° 1 du 11 juillet 1940, désignation du chef de l'État ; acte constitutionnel n° 2 du 11 juillet 1940, fixant les pouvoirs du chef de l'État français ; acte constitutionnel n° 3 du 11 juillet 1940, prorogeant et ajournant les Chambres ; acte constitutionnel n° 4 du 12 juillet 1940, relatif à la suppléance et à la succession du chef de l'État). Un acte vient créer une Cour suprême de justice, dont les compétences sont détaillées par la loi édictée par le Chef de l’État, et sera notamment chargée de juger « les responsables de la défaite », c’est-à-dire pour le Régime de Vichy les anciens élus de la IIIe République (acte constitutionnel n° 5 du 30 juillet 1940, relatif à la Cour suprême de justice).

La puissance donnée au Chef de l’État est aussi bien visible dans les actes constitutionnels qui évoquent la nomination des hauts-fonctionnaires, des membres du gouvernement, mais aussi dans ceux qui mettent en œuvre une prestation de serment de fidélité au Maréchal pour les militaires, les magistrats et la plupart des fonctionnaires (acte constitutionnel n° 7 du 27 janvier 1941, statut des secrétaires d'État, hauts dignitaires et hauts fonctionnaires ; acte constitutionnel n° 8 du 14 août 1941, serment de fidélité des militaires ; acte constitutionnel n° 9 du 14 août 1941, serment de fidélité des magistrats ; acte constitutionnel n° 10 du 4 octobre 1941, serment de fidélité des fonctionnaires). Au gré des évolutions du conflit mondial et de l’âge du Maréchal, plusieurs actes sont révisés et mettent en avant le chef du gouvernement Pierre Laval (acte constitutionnel n° 11 du 18 avril 1942, création d'un chef de gouvernement ; acte constitutionnel n° 12 bis du 26 novembre 1942, autorisant le chef du Gouvernement à exercer seul le pouvoir législatif).

2 - La régularité questionnée des actes constitutionnels de Vichy

Les constitutionnalistes n’ont finalement jamais réussi à se mettre réellement d’accord quant à la légalité de la loi constitutionnelle adoptée le 10 juillet 1940. Quoi qu’il en soit, elle a permis au Maréchal Pétain d’obtenir les pleins pouvoirs constituants et de mettre en œuvre le Régime de Vichy pendant près de quatre années d’occupation. C’est ce texte qui a permis aux actes constitutionnels d’être adoptés et de mettre plus concrètement en œuvre le Régime de Vichy et la négation du principe élémentaire de séparation des pouvoirs. L’ordonnance du 9 août 1944 vient préciser qu’au-delà de la loi du 10 juillet 1940 – dont la seule nullité pourrait faire tomber par voie de conséquence la légalité des actes qui ont suivi –, les actes constitutionnels adoptés en 1940 et 1942 doivent également être considérés comme nuls et non avenus. Leur caractère constitutionnel est d’ailleurs pleinement contesté par le Gouvernement provisoire de la République française qui les qualifie, dans cette ordonnance, d’actes « dits (…) constitutionnels » (article 3 de l’ordonnance du 9 août 1944).

II - Un projet constitutionnel plus pérenne du Régime de Vichy à l'étude

Comme le rappelle la thèse d’Étienne Le Floch, le mandat visant à adopter une nouvelle Constitution a été confié au Maréchal Pétain par la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 (É. Le Floch, Les projets de constitution du Régime de Vichy 1940-1944, Thèse Paris II, 2003). La longue réflexion menée dans les années 1940 n’aboutira pour autant pas, compte tenu du contexte politique et militaire de la Libération (B). Le projet retenu présentait des mesures parfois innovantes (A).

A - Un projet constitutionnel de Vichy au contenu innovant

Le projet constitutionnel retenu finalement par le Maréchal Pétain, le 30 janvier 1944, marque le retour de certains principes « républicains » (1), mais octroie malgré tout un rôle éminemment puissant au Chef de l’État (2).

1 - Le retour de certains principes « républicains »

L’article 12 du projet constitutionnel du 30 janvier 1944 précise que « les trois fonctions de l'État - fonction gouvernementale, fonction législative, fonction juridictionnelle - s'exercent par des organes distincts ». Ce retour surprenant à la théorie de la séparation des pouvoirs pourtant piétinée pendant près de quatre années par les autorités de Vichy sert, en quelque sorte, de « faire valoir » au Maréchal qui voit la situation politique et militaire évoluer. Dans ce projet, la question de droits et libertés est régulièrement évoquée, là aussi de façon surprenante quand on sait le contexte dans lequel ce projet s’inscrit. L’article 1er précise notamment que « la liberté et la dignité de la personne humaine sont des valeurs suprêmes et des biens intangibles » ; l’article 2 que « l'État reconnaît et garantit comme libertés fondamentales : la liberté de conscience, la liberté de culte, la liberté d'enseigner, la liberté d'aller et venir, la liberté d'exprimer et de publier sa pensée, la liberté de réunion, la liberté d'association. L'exercice de ces libertés est réglé par la loi devant laquelle tous les citoyens sont égaux ». Le suffrage universel fait également son retour, élargi aux femmes, dans la désignation des représentants, en particulier ceux des assemblées (article 6 ; article 21) à nouveau chargés de missions classiques dévolues aux parlementaires (article 7). De la même façon, l’article 11 fait apparaitre pour la première fois en droit français une volonté d’assurer un contrôle de constitutionnalité proche de celui que l’on connait aujourd’hui : « Le maintien des droits et des libertés ainsi que le respect de la Constitution sont garantis par une Cour suprême de justice devant laquelle tout citoyen peut introduire un recours ». L’objectif de ces évolutions reste historiquement flou, bien que d’aucuns pensent à une volonté du Maréchal de se « racheter » à l’approche de la Libération. Quoi qu’il en soit, le projet de Constitution présente de sérieuses évolutions juridiques par rapport aux mois précédents.

2 - Un exécutif qui demeure particulièrement fort

Malgré ces évolutions actées dans le projet signé par le Maréchal, la Constitution imaginée par Vichy ne peut que confirmer le rôle central et puissant de l’exécutif, particulièrement du Chef de l’État. Avec un penchant plus « autoritaire », il se rapproche tout de même de l’architecture que nous connaissons aujourd’hui sous la Ve République. Le 1er alinéa de l’article 15 prévoit notamment que « le Président de la République nomme le Premier ministre et, sur la proposition de celui-ci, les ministres et secrétaires d'État. Il les révoque. Il préside le conseil des ministres ». Il bénéficie aussi de pouvoirs que l’on connait sous notre régime actuel : dissolution, droit de grâce, nomination aux emplois civils et militaires… (articles 16 et 17). De la même façon que l’article 40 de la Constitution de 1958, le projet de Vichy prévoit que « les propositions ou amendements entraînant création ou augmentation de dépenses publiques, quels que soient les voies et moyens qu'ils prévoient, ne peuvent être mis en discussion que si le gouvernement accepte leur prise en considération » (article 26).

Au-delà de ses attributions somme toute assez classiques et tout à fait républicaines, le projet comporte des éléments qui penchent vers un déséquilibre des pouvoirs et montrent l’héritage de près de quatre années de pouvoir absolu pour le Maréchal Pétain. Dans ce projet de Vichy, le Chef de l’État est désormais élu indirectement pour un très long mandat de dix années, qui plus est renouvelable (article 14), tandis que les membres du gouvernement sont responsables individuellement devant lui (article 18). Les conditions de dissolution de l’Assemblée et du Sénat apparaissent plus aisées et peuvent se répéter davantage que cela n’est possible aujourd’hui (article 17).

II - Un projet constitutionnel plus pérenne du Régime de Vichy à l'étude

B – Une longue réflexion sans aboutissement compte tenu du contexte politique et militaire

Le projet de janvier 1944 est le résultat d’un long et difficile travail juridique et politique (1), qui sera finalement balayé par la fin du Régime de Vichy et la Libération (2).

1 - Une difficile réflexion en vue de retenir un unique projet constitutionnel

Un comité fut amené à travailler sur l’écriture d’un nouveau texte constitutionnel, plus particulièrement à partir de 1943, mais la présence des Allemands sur le sol national empêchait l’organisation de tout référendum pour en valider la mise en œuvre. Le Professeur Marcel Morabito rappelle que le projet final « cristallisa nombre de revendications formulées depuis un demi-siècle en vue de réformer l’État » (M. Morabito, Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à nos jours, LGDJ, p. 379 et s.).

Plusieurs projets contradictoires ont ainsi pu être présentés au Maréchal, qui les a rejetés, avant de valider celui auquel le comité a abouti début 1944. Par ailleurs, des désaccords ont également subsisté jusqu’à la signature de ce projet en particulier sur la question des principes fondamentaux, un préambule d’une dizaine d’articles ayant été préféré à l’adossement d’une véritable Déclaration des droits à la Constitution.  

2 - L’application de ce projet balayée par la Libération

Malgré l’accord du Maréchal Pétain sur ce projet, l’impossibilité d’organiser un référendum compte tenu de l’Occupation a empêché sa promulgation. Si le projet est signé par le Chef de l’État en janvier 1944, les mouvements de résistance et les affrontements se sont intensifiés. Du point de vue militaire, les mois qui suivent sont marqués par l’imminence d’un débarquement allié alors même que l’Allemagne nazie est malmenée en Union soviétique. Les perspectives ne sont donc guère favorables au Maréchal et à la mise en place d’une nouvelle Constitution dont le projet sera complètement balayé par la Libération progressive de la France dès l’été 1944. La nullité juridique et les crimes du Régime de Vichy participent à « l’enterrement » définitif de ce projet, bien que certains outils de rationalisation du parlementarisme soient repris plus tard et encore aujourd’hui. Comme le fait remarquer Étienne Le Floch dans sa thèse, « l’après-guerre imaginé par le régime de Vichy n’est, en aucune façon, la France espérée par les mouvements de la Résistance » (Op. Cit.). Un autre régime est finalement inventé et approuvé par référendum plusieurs mois après la Libération. Rejetant la IIIe République, mais aussi le Régime et les projets de Vichy, la IVe République met en œuvre de nouvelles institutions qui n’auront qu’une existence éphémère entre 1946 et 1958.