Le déféré préfectoral contre un contrat administratif, un recours de plein contentieux
(CE, 23/12/2011, Ministre de l'Intérieur c/ SIAN)

Introduction

Certains bouleversements qui affectent le droit administratif sont le fait de décisions solitaires. D’autres, au contraire, sont le fruit de décisions, non moins majeures, qui, comme nouées par un lien de parenté, conjuguent leurs effets pour proposer au justiciable un nouveau paysage juridique. C’est ce qu’il est advenu dans le domaine du contentieux contractuel à partir de la seconde moitié des années 2000. L’arrêt Ministre de l’Intérieur constitue l’une des étapes de ce mouvement.

Dans cette affaire, la commission d’appel d’offres et le conseil d’administration de la régie du Syndicat intercommunal d’assainissement du Nord (SIAN) a, le 28/04/2008, attribué quatre marchés relatifs à l’assainissement de certaines villes dont ledit groupement a la charge. Le même jour, le conseil d’administration de cette régie a autorisé son directeur à les signer. Ces contrats ont été signés, transmis et reçus dans les services des préfectures du Nord et du Pas-de-Calais le 05/06/2008. Le préfet de la région Nord-Pas-de-Calais, préfet du Nord, a demandé, sans succès, à la régie du SIAN le retrait de ces marchés. Il a, alors, saisi d’un déféré le Tribunal administratif de Lille afin de faire annuler ces quatre contrats. Le 05/05/2009, celui-ci a rejeté le déféré. Un appel a été intenté devant la Cour administrative d’appel de Douai qui l’a également rejeté le 17/02/2011. Le ministre de l’Intérieur se pourvoit donc en cassation devant le Conseil d’Etat : par un arrêt du 23/12/2011, la Haute juridiction annule ces marchés au motif que la commission d’appel d’offres et le conseil d’administration de la régie n’avaient pas compétence pour prendre ces décisions. Le juge administratif suprême décide, cependant, que cette annulation ne prendra effet qu’à l’expiration d’un délai de trois mois, au cours duquel les autorités de la régie peuvent régulariser les décisions litigieuses.

Telle est la nouveauté apportée par la décision Ministre de l’Intérieur. Là, où, par le passé, le juge, saisi d’un déféré préfectoral contre un contrat administratif, ne pouvait que rejeter le recours ou prononcer l’annulation du contrat, le Conseil d’Etat lui reconnaît, désormais, une large palette de pouvoirs allant de la poursuite du contrat, avec éventuelle régularisation, à l’annulation, totale ou partielle, en passant par la résiliation. Cette solution rompt avec l’approche traditionnelle qui voyait dans le déféré préfectoral un recours pour excès de pouvoir, une solution qui pouvait se justifier, hier, du fait que le déféré préfectoral, institué par la loi du 02/03/1982, vise à permettre au représentant de l’Etat d’assurer le contrôle de légalité des actes des collectivités locales. Mais, depuis la seconde moitié des années 2000, le contentieux contractuel a connu de profonds bouleversements : les pouvoirs du juge du contrat se sont considérablement élargis et les tiers (qualité que présente le préfet) se sont vus reconnaître la possibilité de contester la validité d’un contrat administratif. Il était donc opportun que le Conseil d’Etat applique ces principes au déféré préfectoral : c’est ce qu’il fait, en l’espèce, en qualifiant ce recours de recours de pleine juridiction. La lecture de l’arrêt au regard des autres solutions rendues en la matière atteste, cependant, du caractère sommaire du mécanisme mis en place. Aussi, lorsque le Conseil d’Etat remodèlera, en 2014, le recours offert aux tiers, il en profitera pour y inclure le déféré préfectoral proposant, ainsi, une solution globale à cette catégorie de justiciables.

Il convient donc d’étudier, dans une première partie, le déféré préfectoral en tant qu’il constitue, à présent, un recours de plein contentieux (I) et d’analyser, dans une seconde partie, son insertion dans le recours offert aux tiers (II).

I – Un recours de plein contentieux

Avec cet arrêt, le Conseil d’Etat fait du déféré préfectoral contre un contrat administratif un recours de plein contentieux. Cette solution se veut la suite logique des profondes modifications ayant affecté le contentieux contractuel depuis les années 2000 (A). Elle a pour conséquence de conférer au juge du contrat de larges pouvoirs (B).

A – Une cause : l'évolution de l'office du juge du contrat

Initialement, le déféré préfectoral était conçu comme un recours pour excès de pouvoir, y compris lorsqu’il était dirigé contre un contrat administratif (CE, sect., 26/07/1991, Commune de Sainte-Marie). Ce principe fut constamment réaffirmé pendant 20 ans, mais le bouleversement que connut le contentieux contractuel, depuis la deuxième moitié des années 2000, devait conduire le Conseil d’Etat à le remettre en cause en l’espèce.

La première raison de ce changement tient à l’évolution des voies de recours offertes aux tiers. Ainsi, en 1991, ces derniers ne pouvaient contester un contrat qu’indirectement dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre les actes qui en sont détachables. Or, le préfet étant, lui-aussi, un tiers au contrat, l’assimilation du déféré préfectoral au recours pour excès de pouvoir pouvait, de ce point de vue, se justifier. Mais, en 2007, le Conseil d’Etat a ouvert aux tiers, plus précisément aux concurrents évincés, la possibilité de saisir le juge d’une action contestant la validité du contrat par la voie d’un recours de pleine juridiction (CE, ass., 16/07/2007, Société Tropic Travaux Signalisation). De fait, l’assimilation de principe des recours intentés par les tiers au recours pour excès de pouvoir perdait de sa pertinence.

La seconde raison est liée au fait qu’en regardant le déféré préfectoral comme un recours pour excès de pouvoir, le juge administratif se trouvait enfermé dans la logique binaire du rejet ou de l’annulation. Cette position pouvait, là encore, se justifier tant que le juge du contrat, saisi par les parties, ne pouvait qu’en constater la nullité. Mais, avec l’arrêt Commune de Béziers, dit Béziers I (CE, ass., 28/12/2009), le Conseil d’Etat a reconnu au juge du contrat une large palette de pouvoirs. Ainsi, là où par le passé celui-ci n’avait d’autres choix que de constater la nullité du contrat lorsqu’il était saisi par les parties, il peut, dorénavant, décider de la poursuite de son exécution, assortie d’éventuelles mesures de régularisation, ou prononcer sa résiliation ou son annulation. Les mêmes pouvoirs sont reconnus au juge lorsqu’il est saisi par les tiers dans le cadre de la jurisprudence Société Tropic Travaux Signalisation.

Comme le relève, en l’espèce, le rapporteur public, M. Bertrand Dacosta, la ligne directrice de ces évolutions « réside dans le double souci de supprimer l’immunité juridictionnelle dont bénéficiait le contrat à l’égard des tiers, tout en permettant à un même juge, le juge du contrat, quelle que soit l’origine de sa saisine, de moduler la sanction éventuelle en tenant compte de la gravité de l’irrégularité, du principe de sécurité juridique et des conséquences de sa décision pour l’intérêt général ». Ce sont ces principes qu’applique le Conseil d’Etat au déféré préfectoral.

I – Un recours de plein contentieux

B – Une conséquence : de larges pouvoirs reconnus au juge du contrat

En faisant basculer le déféré préfectoral du contentieux de l’excès de pouvoir vers le plein contentieux, le Conseil d’Etat crée, pour le juge du contrat, un nouvel office dans le cadre duquel celui-ci dispose des mêmes pouvoirs que ceux qui lui sont reconnus lorsqu’il est saisi par les tiers (concurrents évincés) ou par les parties. Le considérant de principe est, d’ailleurs, très proche.

Pour pouvoir décider de la mesure la plus adéquate, le juge doit, d’abord, apprécier les conséquences des « vices entachant la validité du contrat » et « la nature de l’illégalité éventuellement commise ». A partir de là, trois solutions s’offrent à lui.

Il peut « décider de la poursuite de son exécution [du contrat], éventuellement sous réserve de mesures de régularisation par la collectivité contractante ». Cette hypothèse concerne les irrégularités les moins graves. Il peut, ensuite, « prononcer la résiliation du contrat ou … modifier certaines de ses clauses ».

Enfin, et c’est la voie qui doit être suivie pour les vices les plus graves, le juge peut décider « après voir vérifié si l’annulation du contrat ne porterait pas une atteinte excessive à l’intérêt général ou aux droits des cocontractants, d’annuler, totalement ou partiellement, le cas échéant avec un effet différé, le contrat ». C’est, là, la mesure la plus sévère : aussi, le juge administratif suprême précise-t-il qu’elle ne peut être décidée qu’après avoir pris en compte les impératifs liés à l’intérêt général et aux droits des cocontractants. C’est cette solution que retient le Conseil d’Etat en l’espèce. Ici, la régie du SIAN ne pouvait, compte tenu de l’intervention du renouvellement général des conseils municipaux des communes membres, que prendre des décisions relevant de la gestion des affaires courantes. Or, la Haute juridiction considère que les décisions d’attribuer et de signer les marchés en cause ne peuvent relever de cette hypothèse. Dès lors, ces décisions sont entachées d’incompétence. Et, le juge administratif suprême conclut à l’annulation des marchés litigieux. Il rajoute, cependant, que « eu égard au motif de l’annulation des marchés, il y a lieu de décider que cette annulation ne prendra effet qu’à l’expiration d’un délai de 3 mois suivant la notification de la présente décision, et si le conseil d’administration de la régie Noréade n’a pas, dans ce délai, procédé, comme il peut le faire, à leur régularisation en adoptant, pour décider de les passer, une délibération régulière ». Cette solution s’explique par le fait que, si l’irrégularité soulevée est, en tant que telle, grave, elle ne témoigne, en l’espèce, que d’une mauvaise interprétation de la règle de droit et en aucun cas d’une volonté de s’y soustraire.

Avec cette décision, le Conseil d’Etat conforte le préfet dans l’usage qu’il peut faire du déféré. En effet, ce dernier est le garant du respect des lois, mais aussi de l’intérêt général dans toutes ses composantes. Or, un contrat conclu par une collectivité locale peut être, certes, illégal, mais porteur d‘avantages sur le plan social, économique, …  Aussi par le passé, le préfet pouvait hésiter à user d’un tel recours sachant que la seule sanction était l’annulation. Dorénavant, il pourra, sans craindre que le juge ne prononce une annulation automatique, déférer un contrat, puisque le propre de la nouvelle jurisprudence est d’offrir au juge une large palette de pouvoirs.

Cette solution s’appliquera seule pendant près de trois ans, c’est-à-dire indépendamment du recours de plein contentieux offert aux tiers dans le cadre de la jurisprudence Société Tropic Travaux Signalisation. Mais, en 2014, le Conseil d’Etat remodèlera ce dernier recours et en profitera pour y intégrer le déféré préfectoral.

II – Un recours incorporé au recours offert aux tiers

A la suite de l’arrêt Ministre de l’Intérieur, le Conseil d’Etat a poursuivi son mouvement de refonte de l’office de juge du contrat. C’est, ainsi, que s’agissant des tiers au contrat, la Haute juridiction a remodelé le recours que ceux-ci peuvent exercer pour contester la validité d’un contrat ou de certaines de ses clauses non règlementaires qui en sont divisibles (CE, ass., 04/04/2014, Département de Tarn-et-Garonne). D’une certaine façon, le juge administratif suprême a fusionné les jurisprudences Société Tropic Travaux Signalisation et Ministre de l’Intérieur dans un seul et même recours pour proposer une solution d’ensemble qui intègre tous les tiers. A partir de là, l’on peut noter que, si ce nouveau recours présente des spécificités lorsqu’il est exercé par le préfet (A), les pouvoirs du juge du contrat sont, revanche, les mêmes quel que soit le tiers à l’origine de sa saisine (B).

A – Des différences en lien avec le rôle particulier du préfet

Dans l’arrêt Département de Tarn-et-Garonne, le Conseil d’Etat distingue trois catégories de tiers. La première remplace l’hypothèse des concurrents évincés de la jurisprudence Société Tropic Travaux Signalisation et se veut plus large : il s’agit de « tout tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses ». La seconde vise les membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné, tels que les conseillers municipaux ou régionaux : jusqu’à présent, ces derniers ne pouvaient attaquer que les actes détachables du contrat ; ils peuvent, désormais, intenter un recours directement contre le contrat. Quant à la dernière, elle concerne le représentant de l’Etat dans le département, c’est-à-dire le préfet, au titre du contrôle de légalité.

Avec cet arrêt, le Conseil d’Etat fait du déféré préfectoral contre un contrat administratif l’une des composantes du recours offert aux tiers qu’il consacre. Le préfet se voit, néanmoins, doté de deux prérogatives spécifiques : elles visent à lui permettre d’exercer le contrôle de légalité dont il a la charge en vertu de la loi du 02/03/1982.

La première est liée au cadre procédural dans lequel les tiers peuvent agir. Concrètement, les deux autres catégories de tiers ne peuvent contester la légalité du choix du cocontractant, de la délibération autorisant la conclusion du contrat et de la décision de le signer que dans le cadre du recours, ainsi, créé : c’est, là, leur seule voie d’action. Le préfet, quant à lui, dispose, en plus, de la faculté de « contester la légalité de ces actes devant le juge de l’excès de pouvoir jusqu’à la conclusion du contrat, date à laquelle les recours déjà engagés et non encore jugés perdent leur objet ».

La seconde tient aux moyens pouvant être invoqués. A l’inverse des tiers lésés qui ne peuvent, très logiquement, invoquer que « que des vices en rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office », le préfet (tout comme, d’ailleurs, les membres de l’organe délibérant de la collectivité locale) peut « invoquer tout moyen à l’appui du recours ainsi défini ». Le Conseil d’Etat justifie cette solution en faisant référence aux « intérêts dont ils ont la charge ». Il apparaît, en effet, pertinent qu’une autorité publique, garante de l’intérêt général, voire, dans le cas du préfet, du contrôle de légalité, puisse, à ce titre, appuyer sa requête sur tous les vices pouvant affecter un contrat administratif.

Il s’agit, là, des seules différences qui existent entre le préfet et les autres tiers. En effet, les pouvoirs du juge du contrat sont, eux, identiques.

II – Un recours incorporé au recours offert aux tiers

B – Des pouvoirs du juge du contrat identiques

Les pouvoirs de plein contentieux dont le juge du contrat dispose lorsqu’il est saisi par les tiers sont les mêmes quel que soit la qualité du tiers en cause. Si l’arrêt Département de Tarn-et-Garonne reprend les grandes lignes de l’arrêt Ministre de l’Intérieur, il se veut beaucoup plus détaillé et se rapproche, en cela, beaucoup plus des jurisprudences Société Tropic Travaux Signalisation et Béziers I.

Le Conseil d’Etat commence par rappeler que le juge du contrat doit « apprécier l’importance et les conséquences » des vices entachant la validité du contrat et prendre « en considération la nature de ces vices », de manière à déterminer la solution la plus adéquate parmi les alternatives qu’il propose.

Sur le plan des décisions qui s’offrent au juge du contrat, l’on retrouve les trois grandes possibilités de l’arrêt Ministre de l’Intérieur, avec quelques différences.

La première permet de sauver le contrat. Le juge peut, ainsi, « décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible » ou « inviter les parties à prendre des mesures de régularisation dans un délai qu’il fixe, sauf à résilier ou à résoudre le contrat ».

Les seconde et troisième sont utilisées « en présence d’irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l’exécution du contrat ». Ici, le juge peut prononcer la résiliation du contrat ou son annulation, totale ou partielle, lorsque, dans ce dernier cas, « le contrat a un contenu illicite ou … il se trouve affecté d’un vice de consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d’office ». Dans les deux cas, il peut prononcer sa décision avec un effet différé et il doit s’assurer qu’elle « ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général ». C’est, là, qu’interviennent les principales différences par rapport à l’arrêt Ministre de l’Intérieur. L’exigence de prise en compte de l’intérêt général et la possibilité de l’effet différé sont posées tant pour la résiliation que pour l’annulation. Les motifs de cette dernière sont, cette fois, détaillés. Et, il n’y a plus aucune référence aux droits des cocontractants, ce qui peut surprendre étant donné que les parties au contrat peuvent se voir affectées.

Avec l’arrêt Département de Tarn-et-Garonne, le Conseil d’Etat sublime, en quelques sortes, le déféré préfectoral exercé contre un contrat administratif tel qu’il était conçu dans l’arrêt Ministre de l’Intérieur. Il poursuit, ce faisant, le profond bouleversement ayant affecté le contentieux contractuel depuis la seconde moitié des années 2000, avec ce souci constant de mettre en balance le degré de gravité des illégalités commises et les exigences de l’intérêt général que l’on rencontrait déjà tant dans l’affaire objet de ce commentaire que dans les jurisprudences Société Tropic Travaux Signalisation et Béziers I.