Le contrôle des décisions de résiliation des conventions d'occupation du domaine public
(CE, 25/01/2017, Commune de Port-Vendres)

Introduction

Certaines affaires mobilisent longtemps le juge administratif. Bien souvent elles soulèvent des problèmes de droit qui n’avaient, auparavant, trouvé aucune solution. Dans le domaine du droit administratif des biens, celle opposant la commune de Port-Vendres à l’association départementale des pupilles de l’enseignement public des Pyrénées-Orientales et concernant l’occupation par cette dernière d’un bien appartenant à la première en fait partie. L’épilogue de la saga est amené par l’arrêt CE, 25 janvier 2017, Commune de Port-Vendres, req. n° 395314.

Le Conseil d’État avait été saisi d’un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille confirmant le jugement du Tribunal administratif de Montpellier annulant la délibération du Conseil municipal de la commune de Port-Vendres du 2 février 2011. Par cet acte, la commune avait décidé de ne pas renouveler la convention d’occupation d’un immeuble de sa propriété conclue avec l’association départementale des pupilles de l’enseignement public des Pyrénées-Orientales. Saisi d’un recours gracieux formé par l’association évincée, le Préfet des Pyrénées-Orientales avait déféré l’acte litigieux au Tribunal administratif Montpellier et avait assorti sa requête d’une demande de suspension, le contrat antérieur arrivant quelques mois seulement après à échéance. L’ordonnance rendue par le Conseil d’État sur cette procédure accessoire avait déjà reçu les honneurs d’une mention au Recueil Lebon (CE, ord., 3 octobre 2012, req. n° 353915). Elle délimitait pour la première fois explicitement les conséquences de l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques et avait, à ce titre, était remarquée par la doctrine.

Tout d’abord, l’arrêt commenté apporte d’utiles précisions sur le contrôle du juge de cassation sur les appréciations des juridictions du fond relativement à la consistance et à la délimitation du domaine public (I). En outre, l’arrêt Commune de Port-Vendres, conduit le Conseil d’État à combler une lacune du droit. Il pose les conditions du contrôle du juge administratif sur les décisions de refus de renouvellement ou sur celles de résiliation des conventions d’occupation du domaine public (II).

I - Le contrôle de cassation sur la délimitation juridictionnelle du domaine public

L’arrêt commenté avait été précédé d’une ordonnance qui avait largement attiré l’attention de la doctrine. Par elle, le Conseil d’État avait pris position sur l’application dans le temps du Code général de la propriété des personnes publiques - CGPPP (A). Il en a fait application au cas d’espèce, en refusant d’appliquer les critères stricts de la nouvelle législation (B).

A - L'application dans le temps du Code général de la propriété des personnes publiques

La question de l’appartenance d’un bien au domaine public est importante car c’est cette qualification initiale qui conduit à l’applicabilité, ou non, du régime particulièrement exorbitant de la domanialité publique.  Ce régime se caractérise par une triple protection : les biens du domaine public sont inaliénables, imprescriptibles et insaisissables. On trouve la logique qui justifie une telle exorbitance par rapport au droit commun des biens dans une décision du Conseil constitutionnel : CC, 2005, Loi relative aux aéroports. Dans celle-ci, le Conseil constitutionnel place au centre de son raisonnement la nécessité d’assurer la continuité du service public. Si le domaine public n’était pas ainsi protégé, l’exercice des mission d’intérêt général assumées par les personnes publiques pourrait être troublé par des personnes privées recherchant leur propre intérêt. La protection du domaine public est donc caractéristique de la nécessité de protéger l’action administrative et impose donc un déséquilibre des droits.

Cette question de l’appartenance au domaine public immobilier artificiel d’une personne publique a été résolue par le juge administratif tout au long du XXème siècle. Il avait fondé un édifice prétorien assez cohérent et, en tous les cas, il l’avait assuré d’une grande stabilité. Outre l’exigence de l’appartenance à une personne publique, le bien doit présenter un critère alternatif. Dans la première hypothèse, il doit être affecté à l’usage direct du public (CE, 21 juin 1935, Marécar). Cette condition suffit à elle-même à incorporer le bien dans le domaine public. Dans une seconde hypothèse, le bien doit être affecté au service public. Mais alors, le juge exige la réunion d’une condition supplémentaire qui démontre la volonté de la personne publique propriétaire de le protéger d’une façon spéciale : il exige qu’il fasse l’objet d’un aménagement spécial (CE, 19 octobre 1956, Société le Béton).

L’ordonnance du 21 avril 2006 est venue combler une lacune du droit administratif en créant un Code général de la propriété des personnes publiques. Le législateur a, globalement, maintenu et repris à son compte les solutions dégagées par voie prétorienne. L’article L. 2111-1 reprend ainsi l’alternative posée par la jurisprudence administrative. Il dispose que « Sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d'une personne publique mentionnée à l'article L. 1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l'usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu'en ce cas ils fassent l'objet d'un aménagement indispensable à l'exécution des missions de ce service public ». Si, dans une approche globale la situation ne devrait pas évoluer avec l’entrée en vigueur du Code, une lecture fine laisse une interrogation en suspens. Le législateur a transformé le critère de l’aménagement spécial en celui d’aménagement indispensable. On doit y voir une volonté de resserrer la consistance du domaine public au strict nécessaire. Cette position du législateur fait écho à la grande souplesse du juge administratif dans son appréciation de la spécialité de l’aménagement qui faisait tomber un bien dans le domaine public.

Cette modification a suscité l’interrogation. Si la loi ne dispose que pour l’avenir et ne saurait porter atteinte aux situations légalement acquises antérieurement à son adoption, à partir de quel moment le critère de l’aménagement indispensable devrait-il trouver à s’appliquer ? Deux solutions étaient possibles : la première consistait à dire que le bien fait partie dès son origine au domaine public. De sorte que la domanialité publique de tous les biens construits avant la date d’entrée en vigueur du Code devrait être appréciée en prenant en compte l’aménagement spécial et non l’aménagement indispensable. La seconde solution consistait à privilégier le moment où le juge statue : l’aménagement indispensable doit être le critère pertinent pour tous les jugements postérieurs à l’entrée en vigueur du Code, quelle que soit la date de construction du bien. Dans son ordonnance rendue dans la même affaire CE, ord., 3 octobre 2012, préc., le Conseil d’État a opté pour la première solution. Il en fait donc, très logiquement, application lorsqu’il rend sa décision au fond, ce qui le conduit à apprécier la spécialité de l’aménagement assez souplement.

I - Le contrôle de cassation sur la délimitation juridictionnelle du domaine public

B – Une application des critères antérieurs

Le Conseil d’État, saisi en cassation, n’avait pas été saisi d’un moyen fondé sur l’erreur de qualification juridique des faits par la juridiction inférieure. Cela conditionne la façon dont il réalise son contrôle et la solution qu’il a pu dégager.

Dans la lignée de ses précédentes décisions, le Conseil d’État apprécie très souplement le caractère spécial de l’aménagement. La point d’orgue de ce que certains ont pu qualifier de laxisme est porté par l’arrêt CE, 30 mai 1975, Dame Gozzoli, dans lequel, le simple entretien d’une plage avait été considéré comme un aménagement spécial. On peut également rappeler l’arrêt bien connu CE, 11 mai 1959, Dauphin, où la simple pose d’une chaîne destinée à empêcher le passage des voitures avait également été qualifié d’aménagement spécial.

Dans le cas d’espèce, les éléments de fait qualifiés d’aménagement spécial sont assez peu nombreux. Ils consistent en « l’aménagement d’un espace pour le veilleur de nuit dans les dortoirs, la réalisation d’un économat fermant à clef et la mise en place d’un système de fermeture à clef des dortoirs ». Cela suffit au juge pour considérer que le local a été affecté au service public de la protection de la jeunesse et spécialement aménagé à cet effet. En réalité, les éléments proposés auraient très bien pu être admis pour reconnaître la domanialité du bien de n’importe quel bâtiment accueillant des résidents.

La lecture des conclusions du Rapporteur public nous informe sur un point passé sous silence dans l’arrêt. S’était posée la question de savoir si la personne publique devait démontrer son intention d’affecter le bien au service public. Traditionnellement, l’affectation n’est pas un critère subjectif, mais un simple constat objectif. Le juge n’avait jamais exigé d’intention d’affectation avant un arrêt très récent : CE, 2 novembre 2015, Commune de Neuves-Maisons. L’exigence de la preuve d’une intention peut se comprendre comme l’adaptation du juge à la volonté du législateur de limiter la consistance du domaine public, depuis l’adoption du CGPPP. Cependant, jusqu’à présent à tout le moins, cette exigence de démonstration de l’intention n’a été appliquée que pour les cas où le bien était affecté à l’usage direct du public. On peut donc lire le présent arrêt comme un refus de l’étendre aux situations où le bien est affecté à un service public.

La solution contraire aurait pu poser de graves difficultés au regard d’une autre particularité de la situation d’espèce qui doit être relevée. Le bien en question appartenait à la commune, mais c’est pour assurer un service public assumé par l’État que l’association occupante s’était approprié le bien. On se retrouve dans une situation complexe où le service public n’est pas assumé par la personne propriétaire du bien et qu’en outre, la réalisation concrète des missions de service public est déléguée à une personne privée tierce. On peut légitimement se demander si, tant les critère prétoriens que l’actuel article L.2111-1 CGPPP, n’exigent pas qu’il y ait identité entre la personne propriétaire et la personne assumant le service public. La réponse est négative. La première illustration de cette solution se retrouve dans l’arrêt CE, 23 octobre 1968, Brun, dans lequel le service public de la justice, relevant de l’État, était exercé dans un bâtiment appartenant au Département (il s’agissant en l’espèce du Palais de justice de la Seine). Si l’absence d’identité des personnes propriétaire et responsable du service public peut se concevoir, en revanche, s’agissant de deux personnes publiques, les intérêts qu’ils poursuivent, peuvent être divergents. Même si l’on considère que les deux personnes publiques poursuivent la satisfaction de l’intérêt général, on sait que cette notion peut recevoir plusieurs acceptions, qui dépendent en grande partie des compétences des personnes publiques en cause, et des circonstances particulières de lieu et de temps.

II – Une définition nouvelle du contrôle du juge sur les décisions de refus ou de non renouvellement d'occupation du domaine public

Cette définition nouvelle de ses pouvoirs résulte tant d’une limitation du pouvoir d’appréciation de l’autorité gestionnaire du domaine (A) que d’un office renouvelé du juge administratif (B).

A - L'intérêt général, une limite légale à l'occupation du domaine public

Le régime général de la domanialité publique implique que toutes les autorisations d’occupation privative se trouvent être précaires. Cette règle, consubstantielle à la logique du domaine public, est aujourd’hui codifiée à l’article L. 2122-3 CGPPP. La précarité se justifie directement par la nécessité de protection du domaine public. Elle trouve une filiation directe avec l’Édit de Moulins à l’origine de nombreuses règles qui régissent, aujourd’hui encore, le domaine public. Deux raisons essentielles permettent de saisir la rationalité de cette dernière. La première, et peut-être la plus évidente, tient compte et rend effective l’inaliénabilité du domaine public. Puisque le domaine est inaliénable, personne ne peut se prévaloir d’un titre pérenne et protégé à l’occuper indéfiniment. En réalité, puisque le domaine public est, normalement, un domaine qui doit profiter à tous, soit directement, soit indirectement par l’affectation au service public, l’occupation privative doit être une exception entendue strictement. De ce fait, dès lors qu’il n’est plus conforme à l’intérêt général que le domaine soit occupé par telle personne, le titre doit pouvoir être révoqué, sans que ce dernier ne puisse, en opposition, invoquer de droit au maintien de son occupation. On trouve un appui à cette justification dans une décision du Conseil constitutionnel qui avait censuré une disposition législative qui ne prévoyait pas de terme pour une occupation du domaine public (CC, 21 juillet 1994, Loi complétant le code du domaine de l'état et relative à la constitution de droits réels sur le domaine public, n° 94-346 DC). On pourrait également trouver dans l’exigence de valorisation économique du domaine public, une justification à la précarité des autorisations d’occupation privative. Ainsi, le gestionnaire et propriétaire du domaine pourrait assurer un bon emploi des deniers publics. Dès qu’une autorisation d’occupation n’est plus assez rentable pour la personne publique, elle doit pouvoir être révoquée. Cette dernière justification n’est toutefois que partielle, puisque tous les biens relevant du domaine public ne peuvent être considérés comme économiquement valorisables.

La question de savoir pour quelle raison une personne propriétaire d’un bien du domaine public pouvait rejeter une demande d’occupation ou de renouvellement de cette occupation avait fait l’objet d’un premier élément de réponse dans l’arrêt CE, 14 oct. 1991, Hélie, req. n°95857. Dans cet arrêt, le Conseil d’État avait jugé que : « il appartient à l'administration, sous le contrôle du juge, d'examiner chaque demande de renouvellement en appréciant les garanties qu'elle présente pour la meilleure utilisation possible du domaine public ».  L’arrêt commenté se situe dans cette logique. Mais le Conseil reformule ce considérant : « s'il résulte des principes généraux de la domanialité publique que les titulaires d'autorisations ou de conventions d'occupation temporaire du domaine public n'ont pas de droit acquis au renouvellement de leur titre, il appartient au gestionnaire du domaine d'examiner chaque demande de renouvellement en appréciant les garanties qu'elle présente pour la meilleure utilisation possible du domaine public. Il peut décider, sous le contrôle du juge, de rejeter une telle demande pour un motif d'intérêt général. Pour déterminer si un tel motif existe, il y a lieu, de tenir compte, le cas échéant, parmi l'ensemble des éléments d'appréciation, des contraintes particulières qui pèsent sur l'activité de l'occupant, notamment de celles qui peuvent résulter du principe de continuité du service public ».

Cette position permet de prendre en compte tout élément d’intérêt général pour refuser un renouvellement. On doit noter que cette solution permet d’éviter les conflits possibles entre le régime du refus des autorisation d’occupation et celui des contrats administratifs. En effet, nombre d’autorisations d’occupation prennent la forme d’une convention, et constituent des contrats administratifs. Or, depuis fort longtemps, le Conseil reconnaît à la personne publique un pouvoir de résiliation unilatérale pour motif d’intérêt général (CE, 1957, Distillerie de Magnac –Laval). Le Conseil aligne donc les deux régimes de contrôle (s’agissant des contrats administratifs, il a été revu par l’arrêt CE, Ass, 2011, Ville de Béziers dit Béziers II). Or, dans le cadre des contrats administratifs, le dernier état de la jurisprudence permet au juge, saisi en ce sens par la partie privée au contrat administratif, d’apprécier la réalité et le caractère efficace du motif d’intérêt général avancé par la personne publique. La solution retenue dans l’arrêt commentée est similaire. Cela amène le juge à proposer un office renouvelé.

II – Une définition nouvelle du contrôle du juge sur les décisions de refus ou de non renouvellement d'occupation du domaine public

B - Un office renouvelé du juge administratif

L’intérêt général présente un caractère ambivalent. D’un côté, il permet à l’administration d’agir, en particulier en recourant à des prérogatives de puissance publique ; d’un autre côté, il limite son action. Or, l’intérêt général est une notion malléable, qui permet une adaptation du droit aux circonstances propres à chaque situation. De ce fait, l’office du juge ne peut adopter qu’une physionomie de la conciliation. Le juge devra opérer une balance entre les différents intérêts en présence : si l’intérêt général est seul face à un ou des intérêts privés, il fera par principe prévaloir le premier, sous réserve d’une absence d’atteinte aux droits et libertés fondamentaux des particuliers. Si, en revanche, l’intérêt général peut être trouvé dans les deux options ouvertes, le maintien ou la révocation de l’autorisation d’occupation, il devrait trouver un juste équilibre. C’est tout le sens de la dernière phrase du considérant de principe : « Pour déterminer si un tel motif (d’intérêt général) existe, il y a lieu, de tenir compte, le cas échéant, parmi l'ensemble des éléments d'appréciation, des contraintes particulières qui pèsent sur l'activité de l'occupant, notamment de celles qui peuvent résulter du principe de continuité du service public ».

Au cas d’espèce, la commune avait invoqué plusieurs motifs d’intérêt général pour justifier le non renouvellement ; le juge les rejette tous. D’abord, le juge constate qu’aucun projet d’intérêt général n’aurait nécessité de libérer l’immeuble litigieux. Il n’y avait donc aucune urgence impérieuse. Ensuite, le Maire s’était fondé sur le fait que plusieurs incidents avaient eu lieu, et même certains délits. Le motif d’intérêt général invoqué résidait donc dans la préservation de l’ordre public, finalité de la police administrative. Le Conseil constate d’une part que, si des incidents se sont bien produits, ils se sont déroulés au sein même de l’immeuble. Les habitants de la commune n’ont donc pu être troublés, ni même que l’ordre public. À titre surabondant, la protection du bien lui-même est envisagé par le Conseil, qui constate cependant que sa valeur n’a pas été dépréciée par les incidents en cause.

En revanche, le Conseil inaugure la nouvelle méthode de raisonnement issu de son considérant de principe. En effet, il constate que l’association occupante, délégataire de service public, afin assurer tant l’efficacité de ses missions, que la continuité du service public, devait demeurer dans l’immeuble. Le contrôle est réalisé in concreto, et le Conseil constate que les actions éducatives que mène l’association nécessitent une proximité avec la mer.

Il convient tout de même de mentionner que le Conseil opère un contrôle de cassation. Il valide donc tant le raisonnement suivi par le juge d’appel que la qualification que ce dernier a opéré. Pourtant, la formulation retenue par la Cour administrative d’appel de Marseille était beaucoup plus précise et claire que celle retenue par le Conseil d’État : « « s’il appartient au propriétaire de dépendances du domaine public de gérer celles-ci tant dans l’intérêt du domaine et de son affectation que dans l’intérêt général, il lui incombe en outre lorsque, conformément à l’affectation de ces dépendances, celles-ci sont le siège d’activités de service public, de prendre en considération les diverses règles, telles que les principes de continuité et de bon fonctionnement du service public » (CAA Marseille, 13 octobre 2015, Commune de Port-Vendres, req. n° 13MA03400). Le Conseil en a admis la substance, sans en reprendre le style.