Depuis l’avènement des Etats modernes, la question du mode de scrutin occupe une place fondamentale dans la réflexion des constitutionnalistes. Le choix opéré en la matière a, en effet, une incidence considérable sur la désignation des élus à qui revient la charge de représenter les citoyens et, par voie de conséquence, sur la bonne santé démocratique de nos sociétés.
Deux systèmes sont traditionnellement retenus. Le premier est la représentation proportionnelle dans le cadre duquel les sièges sont répartis en fonction du nombre de voix obtenus par chaque liste, ce qui permet une représentation de toutes les sensibilités politiques, y compris minoritaires. A l’inverse, dans le cadre du scrutin majoritaire, qui peut être à un ou deux tours, le siège est attribué au candidat qui a obtenu le plus de bulletins de vote, ce qui débouche, généralement, sur l’émergence d’une majorité stable.
D’un point de vue démocratique, le choix de la représentation proportionnelle est, traditionnellement, considéré comme le plus pertinent. En effet, ce mode de scrutin permet de donner une image précise et fidèle des volontés exprimées par les citoyens. A l’inverse, le scrutin majoritaire tend à privilégier les deux formations principales. Telle est, en tout cas, la présentation retenue habituellement. Un examen plus précis des situations politiques atteste, cependant, du caractère plus nuancé de la réalité. Le scrutin majoritaire peut, d’abord, lui aussi, favoriser la représentation des diverses sensibilités lorsqu’il est à deux tours. Quant à la représentation proportionnelle, elle connaît, également, des failles liées, notamment, au multipartisme qui conduit à l’instabilité gouvernementale. Aussi, le clivage entre ces deux modes de scrutin, qui conduisent, d’ailleurs, souvent, au même résultat, semble devoir être dépassé pour rechercher une solution dans les systèmes mixtes.
Il convient donc de se demander, dans une première partie, si le caractère « plus démocratique » de la représentation proportionnelle est une illusion (I) et de démontrer, dans une seconde partie, l'impasse de la distinction entre représentation proportionnelle et scrutin majoritaire, laquelle suggère la recherche d'une alternative dans les systèmes mixtes (II).
La représentation proportionnelle apparaît comme plus démocratique que le scrutin majoritaire. Telle est, en tout cas, l’opinion souvent exprimée. Ce constat doit, cependant, être relativisé tant du point de vue d’une analyse comparative des deux modes de scrutin (A) que des faiblesses inhérentes à la représentation proportionnelle elle-même (B).
Il est constant d’opposer les vertus démocratiques de la représentation proportionnelle (1) aux faiblesses qu’emporte le scrutin majoritaire en la matière. Cependant, une analyse plus fine de ce second mode de scrutin amène à relativiser ce constat (2).
Ces vertus tiennent au mode de fonctionnement même de la représentation proportionnelle. En effet, en pareille hypothèse, les sièges sont répartis entre les différentes listes en présence à proportion du nombre de suffrages qu’elles ont recueilli. En ce sens, la représentation proportionnelle se rapproche de l’idéal de justice électorale puisqu’elle permet que les résultats de l’élection donnent l’image la plus fidèle possible des choix politiques des citoyens.
Ce constat est renforcé par deux effets induits de la représentation proportionnelle. Le premier est que ce système favorise le multipartisme, ce qui offre à chaque citoyen la possibilité de trouver, du fait de la diversité des choix proposés, un parti proche de sa sensibilité et d’être, ainsi, entendu sur le plan politique, que le courant d’opinion soit majoritaire ou minoritaire. La représentation proportionnelle a aussi pour conséquence de privilégier le vote pour des idées et non le vote pour un homme. En effet, le scrutin de liste qui lui est attaché tend à dépersonnaliser, du moins en partie, le vote et, ainsi, à rehausser les idées au rang des hommes.
De telles vertus démocratiques ne se retrouvent pas dans le cadre du scrutin majoritaire, même si les conclusions en la matière ne peuvent être que relatives.
Les insuffisances démocratiques du scrutin majoritaire varient selon que celui-ci est à un ou deux tours. Il est vrai que, dans la première hypothèse, ces insuffisances apparaissent réelles. En effet, est déclaré élu le candidat qui a obtenu le plus de voix, même si celui-ci n’a qu’une courte avance sur les autres. L’élection n’est donc pas représentative de la diversité des votes. Ce mode de scrutin induit, par ailleurs, une structure bipartite de la casse politique, puisque les « petits partis » n’ont aucune chance de voir leurs candidats élus. L’élection se joue, alors, entre les deux plus gros partis, ce qui oblitère considérablement le choix des électeurs qui ne peuvent que « voter utile ».
Le constat doit être plus nuancé dans le cadre du scrutin majoritaire à deux tours. En effet, ici, est élu au premier tour celui qui a obtenu la majorité absolue des voix ou, à défaut, au second tour celui qui a obtenu une majorité relative. L’électeur peut, donc, au premier tour, donner libre cours à son vote et manifester une volonté, le choix ne s’effectuant réellement qu’au second tour. L’existence d’un second tour fait, par ailleurs, jouer un rôle important aux alliances et désistements, de sorte que ce mode de scrutin, s’il tend à mettre en avant deux grands partis principaux, n’interdit nullement le multipartisme. Le scrutin majoritaire à deux tours conserve, ainsi, par certains de ses aspects des vertus démocratiques non négligeables.
Les mêmes nuances peuvent être apportées, en sens inverse, au caractère « plus démocratique » de la représentation proportionnelle.
Du point de vue de ses conséquences, la représentation proportionnelle peut ne pas être aussi démocratique qu’il n’y paraît : elle connaît, en effet, des limites qui tiennent, d’une part, au principe du vote pour des idées (1) et, d’autre part, au multipartisme (2).
Dans le cadre de la représentation proportionnelle, les idées priment, en principe sur les hommes : les candidats se présentent avec certaines idées et les électeurs portent leur voix sur ceux qui défendent celles auxquelles ils adhérent. Telle est en tout cas la théorie. Mais, la pratique s’écarte, parfois, de ce chemin idéal.
En premier lieu, s’il faut convenir que la représentation proportionnelle donne une image précise et fidèle des opinions politiques, il n’en va ainsi que le jour de l’élection. Pendant la durée du mandat, les idées de l’élu peuvent évoluer et venir trahir les voix dont il avait initialement bénéficié. L’élu doit, en effet, souvent choisir entre « gouverner ou représenter ». Cette trahison peut, également, être originelle lorsque l’élu, par démagogie à visée électoraliste, prend la défense d’idées dont il sait qu’elles ne seront pas respectées par la suite.
En second lieu, en choisissant un élu, et donc certaines idées, les citoyens portent également leur voix sur un parti politique. Or, les élus peuvent devoir se plier à la volonté de leur parti sous peine de ne pas obtenir l’investiture lors du prochain scrutin. Dans ce contexte, les opinions exprimées par les électeurs sont, également, à la merci des partis qui peuvent faire peu de cas des idées initialement défendues.
D’autres limites tiennent au multipartisme.
La représentation proportionnelle conduit au multipartisme. Cet éclatement des partis politiques peut être néfaste, car aucune majorité politique ne se dégage. Cette situation peut porter atteinte à la volonté des citoyens et conduire à une instabilité gouvernementale.
Dans le premier cas, le large panel d’opinions attaché au multipartisme fait que « l'élection ne marque plus une manifestation de la volonté nationale ». On assiste, au contraire, à un dénombrement d’opinions qui n’est pas représentable dans la pratique, sauf au terme de concessions réciproques pour qu’un majorité se dégage. Le résultat est une dénaturation, du moins en partie, de la volonté des citoyens. Ce constat atteste que la représentation proportionnelle porte en elle les germes de son propre échec à représenter fidèlement les choix des électeurs.
Dans le second cas, l'élection à la représentation proportionnelle rend difficile l'obtention d'une majorité. Pour qu’une telle majorité se dégage, il convient de nouer des alliances qui seront fonction du poids respectif de chaque parti. Le gouvernement ne sera, alors, viable que tant qu'il y aura entente entre ses différentes composantes. C'est, là, l'une des raisons de la chute de la IVème République qui a connu une instabilité gouvernementale chronique que l’on a appelé la « valse des gouvernements ».
Finalement, la représentation proportionnelle, du fait de ses travers, n’apparaît pas comme satisfaisant toutes les exigences démocratiques. Dans le même sens, les faiblesses du scrutin majoritaire en la matière ne concernent que certains points. Aussi, face à l’impasse dans laquelle conduit un choix radical entre ces deux modes de scrutin, les systèmes mixtes apparaissent comme une alternative pertinente.
Il semblerait, au regard de la pratique, que la distinction entre ces deux modes de scrutin soit un faux problème, l'un et l'autre aboutissant au même résultat (A). Aussi, doit-on, peut-être, rechercher une solution dans les systèmes électoraux mixtes (B).
La coalition, en tant qu’alliance politique, se retrouve tant dans le cadre de la représentation proportionnelle (1) que dans l’hypothèse du scrutin majoritaire (2). En effet, bien que différents, ces deux systèmes aboutissent au même résultat : une majorité qui, sous couvert d’unité, se décompose en plusieurs tendances.
Comme l’explique René Capitant, « à partir du moment où les partis se divisent, chacun est minoritaire ; aucun normalement n’obtient la majorité ». Or, la formation d’un gouvernement nécessite indiscutablement l’existence d’une majorité. C’est pour cela que les systèmes ayant fait le choix de la représentation proportionnelle voient, au lendemain des élections, des tractations se mener pour la constitution d’une coalition à même de déboucher sur une majorité.
Si cette démarche apparaît comme la conséquence naturelle de ce mode de scrutin, elle pose, néanmoins, question d’un point de vue démocratique. En effet, dans ce processus de formation d’une coalition, les électeurs sont exclus et voient leur vote leurs échapper. Ce sont, en effet, les partis politiques qui jouent, ici, un rôle prépondérant en négociant les alliances en dehors des citoyens. Une fois de plus, la représentation proportionnelle ne se révèle pas aussi démocratique qu’il n’y paraît.
Cette nécessité de constituer une coalition se retrouve également dans le cadre du scrutin majoritaire.
Dans le cadre d’un scrutin majoritaire à deux tours, les partis politiques s’unissent, la plupart du temps, à l’issue du premier tour afin obtenir, par le mécanisme du report de voix, le plus de votes possibles au second tour et, ainsi, l’emporter. C’est ce que l’on nomme la « prime à l’union ». La formation de coalitions apparaît donc, ici aussi, comme une nécessité.
Cette alliance peut se faire avant l’élection ou entre les deux tours. La constitution d’une coalition se révèle, donc, en pareille hypothèse, plus démocratique que dans le cas de la représentation proportionnelle, puisque l’électeur connaît à l’avance l’attitude que suivra le parti pour lequel il souhaite voter.
Finalement, bien que les deux systèmes soient diamétralement opposés, représentation proportionnelle et scrutin majoritaire (à deux tours en tout cas) rendent, tous deux, nécessaire la constitution d’une coalition avec les inconvénients que cela comporte. Aussi, la recherche de l’idéal de justice électorale suppose, peut-être, de dépasser ce clivage.
Les systèmes mixtes ont été pratiqués en France à plusieurs reprises, mais également en Allemagne (1). La question se pose de savoir s’ils sont une réponse satisfaisante à l’idéal démocratique de nos sociétés (2).
Trois exemples de système mixte peuvent être évoqués : l’un est allemand, deux autres sont français.
Tous les quatre ans, les électeurs allemands élisent les membres du Bundestag. Ces élections mêlent scrutin majoritaire uninominal à un tour et représentation proportionnelle. Concrètement les électeurs disposent de deux voix. Avec la première, ils choisissent, dans chacune des 299 circonscriptions, un représentant au scrutin majoritaire uninominal à un tour : la majorité relative suffit donc pour être élu. Avec la seconde, ils choisissent, au niveau national et au scrutin proportionnel, l’une des listes en présence. Pour répartir les sièges liés à cette seconde voix, il faut, alors, tenir compte, d’abord, de ceux qui ont été élus au scrutin majoritaire uninominal à un tour, puis compléter avec ceux qui figurent sur la liste nationale. Trois cas de figure peuvent se présenter. Lorsque le scrutin proportionnel donne à une formation politique autant de représentants que ses élus au scrutin majoritaire, ce parti n'a aucun élu pris sur sa liste. Si le système proportionnel donne à un parti plus de représentants que ses élus au scrutin majoritaire, les sièges sont complétés en les prenant sur sa liste. A l’inverse, dans l’hypothèse où le scrutin proportionnel donne à un parti moins de représentants que ses élus au scrutin majoritaire, ces mandats supplémentaires sont conservés par la formation, mais le nombre de sièges du Bundestag est augmenté afin de rétablir la représentation proportionnelle, de sorte que les autres partis obtiennent des mandats compensatoires pris sur leur liste.
Le premier exemple français remonte à la IV° République. Il s’agit d’un système basé sur la représentation proportionnelle, mais avec un correctif de majoritaire. Concrètement, le mode de scrutin en vigueur, initialement, était la représentation proportionnelle plurinominale suivant la méthode de la plus forte moyenne dans des circonscriptions. Il y avait un certain nombre de députés à élire dans chaque circonscription et toute liste électorale devait comporter autant de candidats qu'il y avait de sièges à pourvoir dans le département. La loi électorale du 09/05/1951, dites des apparentements, est venue apporter une dose de majoritaire, puisqu'elle permettait aux différentes listes de passer des accords entre elles avant les élections : on dit qu'elles « s'apparentaient ». Si la somme des voix obtenues par ces listes dépassait 50 % des suffrages exprimés, ces listes obtenaient l’ensemble des sièges à pourvoir dans la circonscription.
Le deuxième exemple est la loi du 19/11/1982 qui prévoit pour les communes de 1 000 habitants ou plus un scrutin majoritaire à correctif proportionnel. Concrètement, on attribue d'abord la moitié des sièges à pourvoir à la liste qui a eu le plus de voix et les autres sièges sont répartis entre toutes les listes présentes au dernier tour ayant eu plus de 5 % des suffrages exprimés (y compris la liste majoritaire) à la représentation proportionnelle à la plus forte moyenne.
Ces exemples permettent-ils de démontrer que les systèmes mixtes sont de nature à donner satisfaction en terme démocratique ?
La réponse à cette question ne peut être que nuancée. Il faut, d’abord, noter qu’il est arrivé qu’un système électoral mixte soit choisi pour des raisons politiciennes. Tel a été le cas de la loi de 1951 sur les apparentements qui avait pour unique objectif de contrer l’influence du Parti communiste français et du Rassemblement du peuple français, deux partis opposés à la IV° République. En outre, bien que visant à tirer le meilleur parti des avantages de chacun des deux modes de scrutin, les systèmes mixtes présentent toujours une logique dominante (représentation proportionnelle ou scrutin majoritaire) à laquelle l’on adjoint un correctif.
Mais, il faut convenir que les systèmes mixtes permettent, souvent, d’assurer l’existence d’une majorité stable toute en garantissant la représentation de toutes les sensibilités, deux exigences démocratiques fondamentales. Tel est le cas de la loi de 1982 sur les élections municipales qui est jugée favorablement par les élus, tout comme l’exemple de l’Allemagne dont la bonne santé démocratique est établie. C’est, d’ailleurs, ce système qui a inspiré la commission Vedel en 1993 : celle-ci proposait, en effet, de mettre en place, dans le cadre des élections législatives, un scrutin majoritaire tempéré par une dose de proportionnelle. Mais, cette réforme n’a pas abouti.
La crise démocratique, que traverse la France depuis de nombreuses années, a, cependant, fait ressurgir la question de l’insertion d’une dose de proportionnelle dans le cadre des élections législatives. C’est ainsi qu’un projet de révision constitutionnelle, présenté en conseil des ministres le 28/08/2019, prévoit, outre la réduction du nombre de députés, que 87 d’entre eux soient élus au scrutin de liste à la représentation proportionnelle. En pratique, le scrutin proportionnel aurait lieu le même jour que le premier tour du scrutin uninominal majoritaire, chaque électeur disposant pour voter de deux bulletins, le premier pour le député de sa circonscription, le second pour une liste nationale. Si ce projet doit être approuvé, il convient de rester prudent quant à sa réalisation et de ne pas oublier qu’il ne s’agit, là, que d’une réponse, parmi d’autres, aux reproches adressés par les français à leur classe politique.