Une application de la jurisprudence Magnier aux Ass. communales de chasse agréées
(TC, 09/07/2012, ACCA d'Abondance)

Introduction

Confronté à la multiplication des interventions des personnes privées dans l’exécution des missions de service public, le juge administratif dû très vite s’adapter pour parvenir à soumettre ces personnes aux mêmes exigences de légalité que celles qui s’appliquent aux personnes publiques. Cependant, si la nature particulière de leurs missions commandait d’aller en ce sens, le caractère privé de ces entités imposait, lui, de ne faire peser ces exigences que sur ceux de leurs actes les plus intimement liés à la sphère publique. Pour ce faire, le Conseil d’Etat et le Tribunal des conflits élaborèrent, alors, un ensemble de solutions afin de circonscrire le champ des actes de ces entités pouvant être qualifiés d’administratifs. L’arrêt présentement commenté se révèle une illustration particulièrement didactique des principes retenus dans le cas où le service public géré est un service public administratif (SPA).

Dans cette affaire, l’ACCA (association communale  de chasse agrée) d’Abondance, en Haute-Savoie, a modifié, lors de son assemblée générale du 04/07/2004, ses statuts et son règlement intérieur. Plusieurs membres ont, du fait de leur désaccord avec les dispositions relatives au montant des cotisations, saisi le Tribunal de grande instance de Thonon-les-Bains en vue de faire annuler ces décisions. Celui-ci estima, cependant, le 31/08/2006, que cette affaire ne relevait pas de la compétence du juge judiciaire. Frappé d’appel, ce jugement fut, ensuite, confirmé le 06/03/2007 par la 1° Chambre civile de la Cour d’appel de Chambéry. Les requérants décidèrent, alors, de saisir le Tribunal administratif de Grenoble qui, le 22/11/2011,  s’estima aussi incompétent et renvoya l’affaire au Tribunal des conflits pour que celui-ci détermine l’ordre juridictionnel compétent.  Ce fut chose faite le 09/07/2012 : le juge des conflits décida, ainsi, que les décisions des ACCA fixant le montant des cotisations de leurs membres devaient être regardées comme administratives et être, dès lors, portées devant les juridictions de l’ordre administratif.

Si, en statuant de la sorte, le Tribunal des conflits innove au regard de la qualification de la décision attaquée, il se révèle, au contraire, beaucoup plus traditionnaliste au plan des principes. En effet, la Haute juridiction confirme les deux critères habituels permettant d’identifier les actes administratifs des personnes privées gérant un SPA, tels qu’ils résultent de la jurisprudence Magnier, à savoir le rattachement à la mission de service public et la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique. Et, c’est à l’aune de ces deux critères qu’il appréhende la décision prise par l’ACCA d’Abondance, organisme de droit privé en charge d’un SPA, de modifier le montant des cotisations dues par ses membres. C’est là que se situe l’innovation puisque le juge des conflits qualifie cette décision d’administrative au motif que l’adhésion à l’ACCA étant obligatoire, tout comme la cotisation subséquente, cette décision manifeste l’exercice de prérogatives de puissance publique. La Haute juridiction prend, ainsi, le contre-pied d’un arrêt du Conseil d’Etat de 1985 où le juge administratif avait, en pareille hypothèse, décliné sa compétence, mais se montre fidèle à de multiples décisions reconnaissant un caractère administratif à des mesures identiques prises par d’autres organismes privés. L’une d’elles concernait les fédérations départementales de chasse, dont la proximité avec les ACCA ne pouvait que commander la solution retenue en l’espèce.

Il convient donc d’étudier, dans une première partie, les ACCA en tant qu’ils constituent une terre d’élection de la jurisprudence Magnier (I), puis d’analyser, dans une seconde partie, la nature administrative des décisions prises par ces associations pour déterminer le montant des cotisations dues par leurs adhérents (II).

I – Les ACCA : une terre d'élection de la jurisprudence Magnier

Dans l’arrêt du 09/07/2012, le Tribunal des conflits considère que les ACCA sont des organismes de droit privé chargés d’un service public (A). Ce constat posé, la Haute juridiction inscrit, alors, ces entités au cœur de la jurisprudence Magnier, non sans confirmer la vivacité pleine et entière de l’ensemble de ses paramètres (B).

A – Des organismes de droit privé en charge d'un service public

Les ACCA constituent des organismes de droit privé dont l’organisation est strictement encadrée par l’autorité administrative (1). Ces associations jouent un rôle essentiel dans l’activité de chasse, ce qui conduit le Tribunal des conflits à considérer qu’elles sont chargées d’une mission de service public (2).

1 – Le statut des ACCA : des associations sous tutelle de l’Etat

Les ACCA ont été créées par la loi du 10/07/1964, dite loi Verdeille. Placées sous le statut d’association loi 1901, elles doivent, pour exercer leurs missions, obtenir l’agrément du préfet qui reste leur autorité de tutelle. Ce contrôle de l’autorité administrative se traduit, notamment, par l’obligation de déposer leurs statuts et règlement intérieur auprès de ce dernier pour y être approuvés.

Distinctes des fédérations départementales de chasse, elles disposent, cependant, elles-aussi, d’un monopole au niveau de leur secteur géographique d’intervention : en effet, tout comme il ne peut exister qu’une seule fédération par département, il ne peut exister qu’une ACCA par commune. En l’espèce, il s’agit de l’ACCA d’Abondance en Haute-Savoie créée en 1968.

Ces associations jouent un rôle important dans l’organisation de la chasse au plan local puisque l’adhésion est obligatoire pour tout chasseur. Par ailleurs, les propriétaires ou détenteurs de droit de chasse sont tenus, sous certaines réserves, de leurs faire apport des terrains qu’ils possèdent. Les fonctions de ces entités vont, cependant, bien au-delà de la gestion des simples aspects techniques de la chasse.

2 – Les missions des ACCA : des associations chargées d’un service public

Aux termes du code de l’environnement, les ACCA ont pour but d’assurer une bonne organisation technique de la chasse et de veiller au respect des plans de chasse. Pour autant, leurs missions sont éminemment plus variées. En effet, le même texte prévoit qu’elles sont aussi chargées de favoriser sur leur territoire le développement du gibier et de la faune sauvage, de réguler les animaux nuisibles, ainsi que d’apporter la Le Tribunal des conflits juge, alors, que les ACCA sont chargés d’un service public et rejoint, ainsi, la position prise par le Conseil d’Etat à propos des fédérations départementales de chasseurs dont les missions sont voisines (CE, 13/06/1984, Fédération départementale des chasseurs du Loiret et autres). Rajoutons, même si ce point n’est pas évoqué dans la décision, qu’il s’agit, ici, d’un service public administratif (voir les critères posés par : CE, ass., 16/11/1956, USIA).

Sans faire une analyse détaillée de cette solution, l’on peut noter que les trois critères habituels permettant d’identifier, en dehors d’une qualification législative, les services publics gérés par des entités privées apparaissent remplis (CE, sect., 28/06/1963, Narcy) : le caractère d’intérêt général de l’activité, le contrôle de l’Administration du fait de l’agrément et de la tutelle du préfet, ainsi que les prérogatives de puissance publique en raison du monopole dont les ACCA disposent. Et, si dernier critère n’apparaissait pas suffisamment établi en l’espèce, la règlementation qui s’applique à elles atteste que l’Administration a entendu leurs confier la gestion d’un service public (voir deuxième hypothèse de l’arrêt : CE, 22/02/2007, APREI).

Ainsi, chargées d’une mission de service public, les ACCA, organismes de droit privé, voient, certains de leurs actes être qualifiés d’administratifs en application de la jurisprudence Magnier, dont tous les ressorts s’avèrent ici respectés.

I – Les ACCA : une terre d'élection de la jurisprudence Magnier

B – Une confirmation de la vivacité de la jurisprudence Magnier

La jurisprudence Magnier pose deux critères pour reconnaitre un caractère administratif aux actes d’une personne privée gérant un SPA, telles que les ACCA : le lien avec la mission de service public et la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique (1). Le caractère cumulatif de ces critères, qui avait, parfois, pu être malmené par la jurisprudence, se trouve, en l’espèce, réaffirmé (2).

1 – La jurisprudence Magnier …

C’est par deux arrêts que les conditions d’administrativité des actes unilatéraux édictés par des personnes privées gérant un SPA ont été, initialement, posées (CE, ass., 31/07/1942 , Monpeurt; CE, ass., 02/04/1943, Bouguen). Ces deux décisions s’avéraient, cependant, insuffisantes du fait des incertitudes entourant la nature publique ou privée des organismes en cause et de l’absence de référence explicite à l’exigence de mise en œuvre de prérogatives de puissance publique.

Il faudra donc attendre l’arrêt Magnier (CE, sect., 13/01/1961) pour que les règles applicables en la matière soient figées avec suffisamment de certitudes. Aux termes de cet arrêt, l’acte doit, pour être administratif, se rattacher à la mission de SPA confiée à l’organisme et traduire la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique. La portée de cette solution est relativement large puisque les actes en cause peuvent être aussi bien réglementaires qu’individuels. Elles n’est, pour autant, pas illimitée : en effet, toutes les décisions afférentes au fonctionnement interne ou, encore, celles relatives aux rapports avec le personnel restent des décisions purement privées relevant de la compétence des juridictions judiciaires, le juge considérant, dans cette hypothèse, que le pouvoir de décision n’est pas mis en œuvre au titre de l’exécution du service public, mais des rapports internes à l’institution.

La jurisprudence Magnier fait donc du lien avec le service public et de la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique les deux critères majeurs de l’administrativité des actes pris par des personnes privées gérant un SPA. L’arrêt présentement commenté vient confirmer le caractère cumulatif de ces deux critères.

2 - … voit ses deux critères, ici, réaffirmés

Dans l’arrêt du 09/07/2012, le Tribunal des conflits décide que les décisions que les ACCA « prennent dans le cadre de leur mission de service public et qui manifestent l’exercice de prérogatives de puissance publique constituent des actes administratifs susceptibles d’être déférés à la juridiction administrative ».

Ce faisant, le juge des conflits rappelle l’impérieuse nécessité que ces deux critères soient remplis, ce qui est loin d’être superflu dans la mesure où certains arrêts, notamment du Conseil d’Etat, avaient pu se contenter de la présence d’un seul de ces éléments. La Haute juridiction s’inscrit, ainsi, dans la lignée de plusieurs de ses décisions récentes par lesquelles étaient exigés tant le lien avec la mission de service public que l’exercice de prérogatives de puissance publique, de sorte que, comme le relève les commentateurs du GAJA, « l’acte administratif reste autant un acte de puissance publique qu’un acte de service public ».

Appliqués à la sphère des ACCA, ces deux critères permettent, ainsi, de reconnaitre un caractère administratif à diverses décisions, dont les délibérations par lesquelles ces associations établissent la liste des terrains soumis à leur action ou, encore, celles se prononçant sur une demande de retrait de l’un de leurs membres.

C’est sur les mêmes bases que le Tribunal des conflits se fonde pour qualifier d’acte administratif la décision d’une ACCA fixant le montant des cotisations dues par ses membres.   

II – La fixation du montant des cotisations par les ACCA : un acte administratif

Dans l’arrêt du 09/07/2012, le Tribunal des conflits juge que la décision de l’ACCA d’Abondance déterminant le montant des cotisations de ses adhérents est un acte administratif. S’inspirant d’une solution identique consacrée à propos des fédérations départementales de chasse (B), cette position trouve sa raison d’être dans le caractère obligatoire de l’adhésion à certaines institutions (A).

A – Un élément déterminant : l'adhésion obligatoire à une institution

La jurisprudence a, à de multiples reprises (2), consacré la nature administrative de décisions d’organismes privés fixant le montant de leurs cotisations au motif que, l’adhésion à ces organismes étant obligatoire, de telles décisions traduisaient la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique (1).

1 – L’adhésion obligatoire à une institution entraine la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique

Les prérogatives de puissance publique peuvent être définies comme des pouvoirs exorbitants du droit commun, c’est-à-dire des pouvoirs qui dépassent par l’ampleur et l’originalité de leurs effets ce qui est courant dans les relations de droit privé. Elles donnent à celui qui les possède un pouvoir de contrainte que ne saurait, habituellement, posséder une personne de droit privé. Il peut s’agir de la capacité d’imposer unilatéralement des obligations aux administrés ou, encore, du pouvoir d’intervenir de manière exclusive dans un secteur donné – c’est l’hypothèse du monopole.

En quoi l’adhésion obligatoire à une institution entraine-t-elle, alors, la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique ?

Pour le comprendre, il faut analyser les conséquences qu’implique une telle obligation. Concrètement, soumettre l’exercice d’une activité à l’adhésion à un organisme a pour effet de rendre toute aussi obligatoire la cotisation des adhérents audit organisme. Dès lors, ce dernier se trouve juridiquement en position d’exiger de ses membres le paiement de celles-ci. Il n’y a là rien d’autre que l’illustration de ce qui constitue la prérogative de puissance publique par excellence, en l’occurrence le pouvoir d’imposer unilatéralement des obligations à autrui.

Cette démarche, qui apparait somme toute logique, a fait l’objet de nombreuses consécrations dans la jurisprudence administrative.

2 – Une solution illustrée par de multiples arrêts

C’est dans la jurisprudence du Conseil d’Etat que l’on trouve le plus grand nombre de solutions reconnaissant un caractère administratif aux décisions fixant le montant des cotisations à une institution, lorsque l’adhésion à cette dernière est obligatoire. Il en a été, ainsi, pour les ordres professionnels, mais aussi pour diverses fédérations sportives, de sorte que ce mouvement n’apparait pas limité au domaine professionnel, mais embrasse, bien plus, l’ensemble des secteurs de la vie administrative, dont notamment celui des loisirs, tels que la chasse.

L’illustration la plus remarquable de cette position se trouve, cependant, dans la jurisprudence Magnier elle-même. En effet, dans cette affaire, le Conseil d’Etat qualifie de décisions administratives les décisions par lesquelles les fédérations de défense contre les ennemis des cultures avaient fixé les sommes dues par les propriétaires afin de couvrir le cout des traitements sanitaires dont l’exécution était obligatoire. Cette situation ne révélait, ici aussi, rien d’autre que la capacité desdites fédérations d’imposer unilatéralement des obligations à autrui.

C’est cette position qu’applique, en l’espèce, le Tribunal des conflits aux ACCA.

II – La fixation du montant des cotisations par les ACCA : un acte administratif

B – Une solution inspirée de la jurisprudence Bouchot-Plainchant

S’appuyant sur sa jurisprudence Bouchot-Plainchant relative aux fédérations départementales de chasse (1), le Tribunal des conflits décide, le 09/07/2012, que les décisions des ACCA fixant le montant des cotisations de leurs membres sont des actes administratifs (2).

1 – La jurisprudence Bouchot-Plainchant

Dans cette affaire, la fédération départementale des chasseurs de l’Allier avait pris une décision fixant le prix du timbre fédéral pour la saison de chasse 1994-1995. Sur les recommandations de son commissaire du gouvernement, le juge des conflits qualifia cette décision d’administrative au motif que l’adhésion, et donc la cotisation, à cet organisme étaient obligatoires et que la décision en cause traduisait, dès lors, la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique (TC, 24/09/2001, Bouchot-Plainchant).

Ce faisant, la Haute juridiction s’éloignait de la position prise par le Conseil d’Etat en 1985 à propos, comme en l’espèce, d’une ACCA (CE, 05/07/1985, ACCA de Bonvillard), affaire dans laquelle le juge administratif avait décliné sa compétence. C’est d’ailleurs en raison de ce précédent jurisprudentiel que le Conseil d’Etat avait saisi le juge des conflits en 2001.

Profitant de l’occasion qui lui était donnée, le Tribunal des conflits décida, alors, le 09/07/2012, d’appliquer sa jurisprudence Bouchot-Plainchant aux ACCA et de censurer, ainsi, la solution ACCA de Bonvillard.

2 – La solution du 09/07/2012

Dans cet arrêt, le juge des conflits considère que la décision d’une ACCA fixant le montant des cotisations dues par ses adhérents présente une nature administrative.

Cette solution apparait logique au regard des éléments qui précèdent. En effet, le caractère obligatoire pour les chasseurs de l’adhésion aux ACCA et du paiement des cotisations qui en découle met l’association en situation de pouvoir imposer unilatéralement à ses membres le paiement de ces cotisations. Les chasseurs ne peuvent, alors, que s’incliner devant ce pouvoir exorbitant s’ils désirent exercer leur activité. L’on pourrait, même rajouter, que les ACCA sont en situation de monopole, puisqu’il n’existe qu’une seule ACCA par commune. La dimension exceptionnelle de la situation juridique, ainsi, consacrée ne peut, dès lors, qu’appuyer le caractère exorbitant du régime dans lequel s’insèrent ces associations.

Ce type de décision, qui ressortit, de surcroit, à la mission de service public de l’ACCA en cause, traduit, ainsi, la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique. Le Tribunal des conflits conclue, alors, logiquement à la compétence de la juridiction administrative pour en connaitre.