L'Afnor et ses normes devant le Conseil d'Etat
(CE, 17/02/1992, Société Textron)

Introduction

La notion de service public a, longtemps, constitué le critère cardinal déterminant la compétence du juge administratif (TC, 8/02/1873, Blanco). Ce rôle clé fut, cependant, rapidement mis à mal lorsque le Tribunal des conflits créa la catégorie des services publics industriels et commerciaux majoritairement soumis au droit privé (TC, 22/01/1921, Société commerciale de l’ouest africain). Quant à la notion de service public, elle perdit, quelques années plus tard, le versant organique de sa définition lorsqu’il fut admis qu’une personne privée puisse gérer un service public en dehors de toute délégation contractuelle (CE, ass., 13/05/1938, Caisse primaire « Aide et Protection »). La question s’est, alors, posée de savoir comment identifier tant les services publics gérés par des personnes privées, que les actes administratifs que de tels organismes peuvent édicter. C’est cet ensemble de problèmes que soulève l’arrêt Soc. Textron.

Dans cette affaire, le directeur général de l’association française de normalisation (Afnor) a créé une norme enregistrée sous le numéro NF.E.27.185. S’estimant économiquement lésé, la société Textron déposa un recours gracieux visant à obtenir l’annulation de cette dernière. Celui-ci fut, cependant, rejeté le 23/03/1983. Suite à cela, la société décida de saisir le tribunal administratif de Paris pour qu’il annule ces deux décisions et lui alloue des dommages et intérêts d’un montant d’un million de francs en réparation du préjudice subi. Les juges de Paris ne se prononcèrent, toutefois, pas au fond au motif que le litige ne relevait pas de la compétence des juridictions administratives. La société Textron fit, alors, appel devant le Conseil d’Etat qui, le 17/02/1992, alla, non sans faire l’économie de subtilités, dans le même sens que les juges de première instance : plus précisément, la Haute juridiction considéra que l’activité consistant pour l’Afnor à enregistrer une norme ne constituait pas un service public et que, dès lors, le litige ne relevait pas de sa compétence.

Cette position pourrait surprendre étant donné que le juge administratif qualifie, dans son premier considérant, l’activité de l’Afnor de mission de service public. Il n’y a, cependant, là, guère d’incohérence, mais, bien plutôt, une subtilité dont le Conseil d’Etat se fait parfois artisan. En fait, la Haute juridiction scinde en deux la mission de l’Afnor selon la nature des normes concernées : l’une, celle afférente aux normes homologuées, est un service public, l’autre, celle relative aux normes enregistrées, constitue une simple activité privée.

Et, dans les deux cas, la solution apparait étroitement liée à la question de la détention de prérogatives de puissance publique, notion cruciale lorsqu’il s’agit d’identifier les services publics gérés par des personnes privées, ainsi que les actes administratifs que ces dernières peuvent émettre. Et, c’est, là, que se trouve la seconde subtilité que le Conseil d’Etat réserve à ses commentateurs : l’Afnor ne détient, dans aucune de ces deux hypothèses, de telles prérogatives. Pourquoi, alors, les solutions divergent-elles ?

La réponse se trouve dans les rapports que l’Afnor entretient avec l’Etat. Dans le cas des normes homologuées, ce lien est extrêmement fort, ce qui permet au juge administratif de trouver, bien avant un célèbre arrêt qui systématisera ce type de démarche, un substitut à la carence en prérogatives de puissance publique. A l’inverse, lorsque sont en cause les normes enregistrées, aucun lien de ce type ne peut être relevé : dès lors, l’absence de détention de telles prérogatives, en plus d’impacter la nature des décisions en portant création, rétroagit, sans que rien ne puisse servir de palliatif, sur la qualification de cette partie de l’activité de l’Afnor.

Il convient donc d’examiner l’ensemble de ces questions au regard des normes homologuées d’une part (I) et des normes enregistrées d’autre part (II).

I – Les normes homologuées : une mission de service public reconnue, malgré l'absence de prérogatives de puissance publique

Initialement indispensables pour caractériser les services publics gérés par des entités privées, les prérogatives de puissance publique ont vu leur poids relativisé en 2007 lorsque le Conseil d’Etat admit que cette qualification pouvait être retenue même en l’absence de détention de tels pouvoirs (A). L’arrêt So. Textron, qui s’inscrit dans le cadre de cette seconde hypothèse, apparait, alors comme l’un des avatars annonciateurs de ce bouleversement (B).

A – Le poids des prérogatives de puissance publique dans l'identification des services publics gérés par des personnes privées

Les prérogatives de puissance publique ont longtemps constitué un critère majeur d’identification des services publics gérés par des personnes privées (1). Ce n’est qu’en 2007 que le Conseil d’Etat a systématisé la possibilité pour ces entités de gérer ce type de mission sans détenir de tels pouvoirs (2).

1 – Un critère jadis majeur

Les critères d’identification des services publics gérés par des organismes privés ont, initialement, été posé par l’arrêt Narcy (CE, sect., 28/06/1963). Pour qu’une activité reçoive une telle qualification, la personne privée devait, ainsi, être en charge d’une mission d’intérêt général, être placée sous le contrôle de l’Administration et être dotée de prérogatives de puissance publique.

Le premier élément est sans aucun doute le plus ambivalent. En effet, s’il constitue un critère jamais remis en cause, il est aussi le plus difficile à appréhender de par son caractère malléable et évolutif. Il faut comprendre par-là que sa définition évolue sans cesse, selon les époques, en fonction des changements affectant les aspirations collectives. Et, c’est au juge qu’il revient, à défaut d’intervention législative, de déterminer quelles activités sont dignes de cette reconnaissance.

Le critère tenant au contrôle de l’Administration apparait, quant à lui, comme une forme détournée du critère organique jadis utilisé pour caractériser les services publics. Il permet, ainsi, de relever la présence indirecte d’une personne publique dans la gestion de l’activité. Ce contrôle peut concerner la constitution de la personne privée par l’exigence d’un agrément, son organisation avec la désignation de certains de ses membres ou, encore, son fonctionnement au travers de l’intervention d’un commissaire du gouvernement ou de l’approbation de certaines mesures.

Quant au critère des prérogatives de puissance publique, il fait sens au regard du mécanisme d’identification des services publics dans la mesure où, compte tenu des contraintes, liées notamment aux impératifs de continuité et d’adaptation, qui pèsent sur ce type d’activité, le gestionnaire privé doit pouvoir agir avec des moyens accrus. Par ailleurs, la détention de tels pouvoirs n’est légitime qu’à partir du moment où l’activité en cause constitue effectivement un service public. Il peut s’agir, alors, de la capacité d’imposer unilatéralement des obligations aux administrés ou, encore, du pouvoir d’intervenir de manière exclusive dans un secteur donné – c’est l’hypothèse du monopole. Plus généralement, constituent de telles prérogatives toutes formes de pouvoirs exorbitants du droit commun, c’est-à-dire des pouvoirs qui dépassent par l’ampleur et l’originalité de leurs effets ce qui est courant dans les relations de droit privé.

Ce critère fut naguère presque systématiquement exigé pour caractériser un service public géré par une personne privée. Récemment, cependant, le juge administratif admit une alternative à cette obligation.

2 – Un critère aujourd’hui dispensable

Le fait que des personnes privées puissent être en charge d’un service public même sans détenir des prérogatives de puissance publique fut reconnu par la jurisprudence à de multiples reprises. En effet, outre la décision So. Textron, le Conseil d’Etat avait déjà admis une telle hypothèse dans l’arrêt Ville de Melun (CE, 20/07/1990). Dans cette affaire, le juge avait, ainsi, qualifié l’activité d’une association de service public sans que celle-ci ne soit titulaire de prérogatives de puissance publique en se fondant sur l’existence d’un contrôle très étroit de l’autorité administrative, lequel palliait, alors, l’absence de détention de tels pouvoirs.

Ces solutions restèrent, cependant, isolées de nombreuses années. Et, il fallut attendre 2007 pour que le Conseil d’Etat opère la systématisation tant attendue (CE, 22/02/2007, Ass. du personnel relevant des établissements pour inadaptés, dite jurisprudence APREI). Avec cet arrêt, la Haute juridiction ne renie pas, pour autant, la jurisprudence Narcy. Bien au contraire, celle-ci l’objet d’une confirmation solennelle. Mais, le juge administratif suprême lui adjoint une seconde hypothèse par laquelle il affirme, dans un considérant de principe des plus explicites, qu’une personne privée puisse gérer un service public en dehors de toute détention de prérogatives de puissance publique.

Pour qu’il en aille ainsi, le juge se base sur l’intention de l’Administration de confier à l’entité privée la gestion d’une mission de service public. Pour déterminer cette intention, le Conseil d’Etat recourt à la méthode du faisceau d’indice et retient plusieurs éléments. Outre l’intérêt général de l’activité, le juge administratif se fonde sur les conditions de la création de l’activité, de son organisation ou de son fonctionnement. Il exige aussi que des obligations soient imposées à la personne privée et que des mesures soient prises pour vérifier que les objectifs assignés à cette dernière sont atteints.

Cette intervention de l’autorité administrative, que caractérise la réunion de ces éléments, n’est pas sans rappeler la seconde condition posée par l’arrêt Narcy. Mais, le rôle de l’Administration se veut ici bien plus exigeant, puisqu’il doit aller au-delà d’un simple contrôle. Ce n’est qu’à cette condition que l’absence de prérogatives de puissance publique pourra, alors, se voir neutralisée par le juge administratif.

C’est à une approche assez similaire que le Conseil d’Etat s’adonne dans l’arrêt So. Textron, lequel apparait, alors, comme l’un des avatars annonciateurs de la jurisprudence APREI.

I – Les normes homologuées : une mission de service public reconnue, malgré l'absence de prérogatives de puissance publique

B – L'arrêt So. Textron : une solution annonciatrice de la jurisprudence APREI

Le Conseil d’Etat considère, en l’espèce, que l’Afnor « remplit une mission de service public ». Cette solution parait logique étant donné que l’homologation des normes constitue une activité d’intérêt général exercée sous le contrôle de l’Administration (1). Elle a, cependant, de quoi surprendre au regard du fait que l’Afnor ne dispose pas de prérogatives de puissance publique. Mais, comme dans l’arrêt Ville de Melun, le Conseil d’Etat pallie, bien avant la jurisprudence APREI, cette carence par l’existence d’un lien privilégié, ici de nature fonctionnelle, avec l’autorité administrative (2).

1 – L’homologation des normes : une activité d’intérêt général exercée sous le contrôle de l’Administration

Dans son arrêt, le Conseil d’Etat commence par analyser l’activité et l’organisation de l’Afnor telles qu’elles résultent du décret du 25/05/1941 portant statut de la normalisation en France. Ces longues lignes et la conclusion sur laquelle elles débouchent permettent, alors, d’attester que cet organisme se trouve en charge d’une mission d’intérêt général exercée sous le contrôle de l’Administration.

S’agissant du critère tiré de l’intérêt général, il importe de retenir que l’Afnor joue un rôle central en matière de normalisation. Son activité consiste, en effet, à centraliser et coordonner tous les travaux et études concernant la normalisation, à transmettre aux bureaux de la normalisation les directives ministérielles, à prêter à ces instances son concours pour l’élaboration des normes techniques qui leurs sont confiées, à vérifier leurs travaux et à représenter tous les organismes français s’occupant de normalisation auprès des organismes étrangers et aux réunions internationales concernant la normalisation.

L’Afnor constitue donc un acteur clé du secteur de la normalisation en France. Or, cette activité revêt, par les garanties qu’elle apporte en termes de critères de qualité, une importance particulière pour les acteurs économiques. Pour les entreprises, elle est, ainsi, un argument de vente supplémentaire ; pour les consommateurs, elle est un gage de qualité des produits ; et, pour l’Etat, elle permet d’assurer le respect d’un ensemble d’exigences, notamment en termes de sécurité des produits. Autant de considérations qui attestent, alors, du caractère d’intérêt général de cette activité.

Le même constat peut être fait s’agissant du critère lié au contrôle de l’Administration. En effet, le Conseil d’Etat relève, en l’espèce, que la composition du conseil d’administration de l’Afnor est fixée par décret et qu’il existe un contrôle du ministre chargé de l’industrie. Par ailleurs, un commissaire à la normalisation, faisant office de commissaire du gouvernement, intervient auprès de l’organisme. Le second critère de la jurisprudence Narcy est donc, en l’espèce, rempli.

Pour autant, le Conseil d’Etat qualifie immédiatement la mission de l’Afnor de service public sans avoir préalablement vérifié que celle-ci dispose de prérogatives de puissance publique. Et, il n’y a là rien de bien surprenant étant donné qu’elle n’en dispose pas. C’est, alors, à partir du lien fonctionnel très fort existant entre elle et l’Etat que la Haute juridiction comble cette carence.

2 – Un lien fonctionnel étroit avec l’Etat comme palliatif à l’absence de prérogatives de puissance publique

Comme dans l’arrêt Ville de Melun, le Conseil d’Etat trouve un palliatif à l’absence de détention par l’Afnor de prérogatives de puissance publique.

En effet, à l’époque du litige soumis au Conseil d’Etat, l’Afnor ne disposait pas de tels pouvoirs. Si elle bénéficiait d’un monopole dans le domaine de la normalisation, ce n’était qu’un monopole de représentation. Son rôle était uniquement de nature fonctionnelle : elle fournissait, ainsi, un service technique à l’Etat, transmettait les directives ministérielles et coordonnait les travaux servant de base à l’élaboration des normes homologuées. Mais, elle ne disposait pas, à proprement parler, d’un pouvoir de décision puisque, jusqu’à l’intervention du décret du 26/01/1984, les normes étaient homologuées par le ministre et non par elle-même, de sorte qu’elle n’était titulaire d’aucun pouvoir juridiquement contraignant.

Comment, alors, le Conseil d’Etat franchit-il l’obstacle de l’absence de détention de prérogatives de puissance publique ?

Pour le comprendre, il faut bien voir que le rôle de l’Afnor en matière de normalisation est fondamental. Ses travaux constituent le préalable indispensable à l’homologation des normes par le ministre. Il existe, donc, un lien fonctionnel très fort entre l’association et le ministre. C’est ce lien, associé au contrôle étroit que l’Etat exerce sur elle, qui permet, alors, au Conseil d’Etat de pallier l’absence de détention en propre desdites  prérogatives. Dès lors, que les normes soient homologuées par le ministre ou par l’Afnor elle-même ne change rien à la nature de celles-ci.

Des considérations d’opportunité expliquent aussi peut-être cette solution.  En effet, le décret du 26/01/1984 a permis à l’Afnor de procéder elle-même à l’homologation des normes, en la dotant, alors, de prérogatives de puissance publique. Par conséquent, il aurait été paradoxal de refuser la qualité de service public à sa mission pour la période antérieure à ce décret et de la lui reconnaître après.

Si cette absence de détention de prérogatives de puissance publique est, ainsi, sans effet sur la nature de la mission de l’Afnor s’agissant des normes homologuées, il en va différemment lorsque sont en cause les normes enregistrées.

II – Les normes enregistrées : une absence de prérogatives de puissance publique lourde de conséquences

Dans un considérant des plus explicites, le Conseil d’Etat juge que l’enregistrement d’une norme ne traduit l’exercice d’aucunes prérogatives de puissance publique. Ce constat n’est pas sans conséquences, puisqu’il impacte directement la nature de la décision d’enregistrer d’une norme (A) et, par contrecoup, celle de la mission de l’Afnor lorsqu’elle prend une telle décision (B).

A – Une première conséquence : une norme enregistrée n'est pas un acte administratif

Conformément aux principes posés par la jurisprudence Magnier, applicable aux actes unilatéraux des personnes privées gérant, comme en l’espèce, un SPA (1), la décision d’enregistrer une  norme ne constitue pas, faute de caractériser la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique, un acte administratif (2),

1 – Les principes de la jurisprudence Magnier

C’est par deux arrêts que les conditions d’administrativité des actes unilatéraux édictés par des personnes privées gérant un SPA ont été, initialement, posées (CE, ass., 31/07/1942 , Monpeurt; CE, ass., 02/04/1943, Bouguen). Ces deux décisions s’avéraient, cependant, insuffisantes en raison des incertitudes entourant la nature publique ou privée des organismes en cause et de l’absence de référence explicite à l’exigence de mise en œuvre de prérogatives de puissance publique.

Il faudra donc attendre l’arrêt Magnier (CE, sect., 13/01/1961) pour que les règles applicables en la matière soient figées avec suffisamment de certitudes. Aux termes de cet arrêt, l’acte doit, pour être administratif, se rattacher à la mission de SPA confiée à l’organisme et traduire la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique. La portée de cette solution est relativement large puisque les actes en cause peuvent être aussi bien réglementaires qu’individuels. Elles n’est, pour autant, pas illimitée : en effet, toutes les décisions afférentes au fonctionnement interne ou, encore, celles relatives aux rapports avec le personnel restent des décisions purement privées relevant de la compétence des juridictions judiciaires, le juge considérant, dans cette hypothèse, que le pouvoir de décision n’est pas mis en œuvre au titre de l’exécution du service public, mais des rapports internes à l’institution.

L’exemple du pouvoir disciplinaire des fédérations sportives, organismes de droit privé, est, à cet égard, des plus éclairants. Ayant à juger de telles mesures, le Conseil d’Etat a, ainsi, très vite, établi le lien entre fédérations sportives et mission de SPA, tout en leurs appliquant la jurisprudence Magnier (CE, sect., 22/11/1974, Fédération des industries françaises d’articles de sport).

Suite à l’intervention de la loi du 16/07/1984 distinguant fédérations agréées et fédérations délégataires, le Conseil d’Etat a été amené à préciser ses positions selon que l’une ou l’autre de ces fédérations était en cause. C’est, ainsi, qu’il qualifia d’acte administratif les sanctions disciplinaires prises par les fédérations délégataires, celles-ci disposant d’un monopole, qui, on le sait, est la prérogative de puissance publique par excellence (CE, 14/05/1990, Lille Université Club). A l’inverse, confronté à une sanction prise par une fédération agréée, il s’estima incompétent au motif que le pouvoir disciplinaire de ces fédérations n’était pas, étant donné qu’il en existe plusieurs par discipline, différent de celui de n’importe quelle association (CE, 19/12/1988, Pascau).

Ce sont ces principes que le Conseil d’Etat applique, en l’espèce, à la décision d’enregistrer une norme.

2 – Enregistrer une norme ne traduit pas l’exercice d’une prérogative de puissance publique

Dans l’arrêt So. Textron, le Conseil d’Etat estime que l’enregistrement d’une norme ne respecte pas l’une des deux exigences fondamentales de la jurisprudence Magnier, à savoir la traduction de l’exercice de prérogatives de puissance publique. Plus précisément, le trait caractéristique de ces dernières, qui est l’unilatéralité, autrement dit la capacité de s’imposer sans l’assentiment d’autrui, ne se retrouve pas dans le cas d’une norme enregistrée.

En effet, comme le relève le juge administratif suprême, la catégorie des normes enregistrées a été créée par le commissaire à la normalisation. Surtout, à la différence d’une norme homologuée, une norme enregistrée résulte d'une simple décision du directeur général de l’Afnor et ne peut ni être rendue obligatoire, ni faire l'objet d'une sanction de conformité par l'apposition de la marque nationale dite NF.

Il s’ensuit qu’une norme enregistrée n’est appliquée que par la volonté commune des acteurs économiques. Dès lors, l’unilatéralité qui caractérise les prérogatives de puissance publique est complètement absente en pareille hypothèse. Le Conseil d’Etat ne peut, donc, que conclure qu’une norme « qui fait l'objet d'un simple enregistrement par l'association française de normalisation ne ressortit donc à l'exercice d'aucune prérogative de puissance publique par cette dernière ». Et, il en va, ainsi, quel qu’en soit l’objet, les conditions d’élaboration ou la référence qui peut y être faite dans les marchés publics.

A ce stade du raisonnement, la cause était, alors, entendue : l’un des critères posés par la jurisprudence Magnier n’étant pas satisfait, la décision d’enregistrer une norme n’est pas un acte administratif et le litige relève de la compétence des tribunaux de l’ordre judiciaire. Pourtant, la Haute juridiction poursuit son raisonnement en déduisant de l’analyse, ainsi, menée la nature véritable de l’activité consistant à enregistrer une norme.

II – Les normes enregistrées : une absence de prérogatives de puissance publique lourde de conséquences

B - Une deuxième conséquence : l'enregistrement d'une norme ne constitue pas un service public

Tirant toutes les conséquences de l’absence de mise en œuvre de prérogatives de puissance publique lorsqu’elle enregistre une norme, le Conseil d’Etat dénie à cette partie de l’activité de l’Afnor la qualité de service public (1). Au-delà de la volonté d’être d’une logique implacable, cette démarche s’avère répondre à des motivations tantôt de principe, tantôt plus pragmatiques (2).

1 – Rien ne pallie l’absence de prérogatives de puissance publique

Lorsqu’elle enregistre une norme, l’Afnor ne met en œuvre aucunes prérogatives de puissance publique. Dès lors, pour que cette activité puisse être regardée comme un service public, il importe qu’un élément tiers vienne, comme dans l’arrêt Ville de Melun, neutraliser cette carence. Or, en l’espèce, rien de tel lorsque sont en cause les normes enregistrées

En effet, les normes enregistrées n’ont pas été créées par le décret instituant l’Afnor, c’est-à-dire par le Gouvernement, mais par une décision du 09/06/1980 du commissaire à la normalisation. Par ailleurs, elles résultent d’une simple décision du directeur général de l’association et ne nécessitent pas l’intervention du ministre. Le Gouvernement n’est donc l’auteur ni de cette catégorie de normes, ni des décisions concrètes d’enregistrement d’une norme donnée.

Il s’ensuit que le lien fonctionnel très fort qui existait, s’agissant des normes homologuées, entre l’Etat et l’Afnor et qui permettait de pallier l’absence de prérogatives de puissance publique est ici inexistant. L’un des critères de la jurisprudence Narcy fait, ainsi, défaut, sans que quoi que ce soit ne puisse s’y substituer. Le Conseil d’Etat conclue, alors, logiquement, que le litige portant sur la norme enregistrée n° NF-E-27-185 « ne se rattache pas à l’exécution par l’association française de normalisation d’une mission de service public » et ne relève donc pas de la compétence des juridictions administratives.

En statuant de la sorte, le juge administratif suprême tire toutes les conséquences de l’absence de mise en œuvre de prérogatives de puissance publique en matière de normes enregistrées. Si le tout est d’une logique imparable, cette partie de son raisonnement n’était, pour autant, pas d’une nécessité vitale dans la mesure où le simple constat de l’absence desdites prérogatives suffisait à lui seul pour trancher, sur la base de la jurisprudence Magnier, la question de compétence, ainsi, soumise. La question se pose, alors, de savoir ce qui explique une telle démarche.

2 – Les motivations du Conseil d’Etat

Ces motivations relèvent tantôt d’une logique de principes, tantôt d’aspects plus pragmatiques.

Au plan des principes,  l’on peut noter que le Conseil d’Etat a appliqué à la lettre les règles les plus traditionnelles de sa jurisprudence. Il a, notamment, affirmé le caractère impératif des critères issus de son arrêt Narcy (seule jurisprudence applicable en la matière à l’époque), en n’acceptant d’y déroger que dans l’hypothèse où des arguments suffisamment solides justifiaient qu’il en aille ainsi.

Peut-être a-t-il aussi voulu en segmentant, ainsi, la mission de l’Afnor en deux types d’activité, l’une qualifiée de service public, l’autre qualifiée d’activité privée ordinaire, démontrer qu’il n’appréhendait pas toujours les choses de façon globale, mais qu’il s’autorisait, au contraire, à distinguer, au sein de chaque mission, plusieurs activités spécifiques faisant chacune l’objet d’une qualification particulière.

Une autre explication, plus pragmatique, peut provenir de la réforme du secteur de la normalisation opérée par le décret du 26/01/1984, qui a succédé au décret du 25/05/1941 encore applicable au litige soulevé par la société Textron. Ce décret de 1984 a, ainsi, supprimé la catégorie des normes enregistrées et précisé que celles qui avaient été créées antérieurement ne demeuraient en vigueur que jusqu’au 01/01/ 1993. Dès lors, la position de principe adoptée à propos des normes enregistrées n’a eu qu’une courte durée de vie, ainsi que peu d’implications jurisprudentielles, ce qui explique, peut-être, que le Conseil d’Etat ait pu prendre autant de soin à scinder de la sorte l’activité de l’Afnor.