Le juge administratif et la police du cinéma
(CE, 28/09/2016, Ministre de la culture c/ Ass. Promouvoir)

Introduction

Il est des requérants qui font des recours contentieux un instrument pour faire valoir leur cause, qu’elle soit de nature politique, sociale ou, encore, religieuse. C’est le cas de l’Association Promouvoir qui a, depuis près d’une vingtaine d’année, multiplié les recours contre certains visas cinématographiques au nom de sa vision traditionnaliste de la société. En l’espèce, c’est le visa accordé au film d’Abdellatif Kechiche La vie d’Adèle : Chapitre 1 et 2 qui fait l’objet des foudres de l’association.

Dans cette affaire, le ministre de la culture a, par une décision du 26/07/2013, délivré audit film un visa d’exploitation cinématographique comportant une interdiction aux mineurs de moins de 12 ans, également assorti d’un avertissement à destination des spectateurs. L’association Promouvoir a contesté cette décision devant le Tribunal administratif de Paris au motif que cette œuvre aurait dû être interdite aux mineurs de moins de 18 ans. Le 17/09/2014, le tribunal a rejeté sa demande. L’association a, alors, interjeté appel devant la Cour administrative d’appel de Paris qui a, le 8/12/2015, fait droit à sa requête et enjoint au ministre de la culture de procéder à un réexamen de la demande de visa. Le ministre s’est donc pourvu en cassation devant le Conseil d’Etat qui a, le 28/09/2016, annulé l’arrêt de la Cour de Paris et jugé suffisante l’interdiction de la diffusion du film aux seuls mineurs de moins de 12 ans.

Par cet arrêt, le Conseil d’Etat avait à connaître d’une énième requête initiée par l’association Promouvoir qui, depuis le célèbre arrêt rendu à propos du film Baise moi (CE, sect., 30/06/2000, Ass. Promouvoir), multiplie les recours contentieux contre les visas jugés trop permissifs Jusque-là, en effet, les litiges opposaient le ministre de la culture, titulaire, via l’octroi des visas, d’un pouvoir de police administrative spéciale, aux sociétés de production affectées par des visas considérés, cette fois-ci, comme trop restrictifs. Et, c’est, dans chacun de ces cas, au juge administratif qu’il revenait de vérifier la correcte conciliation, opérée par le ministre, entre protection de la jeunesse et respect de la liberté d’expression. Il n’en va pas différemment en l’espèce à propos des scènes de sexe présentes dans le film La vie d’Adèle.

Il convient donc d’étudier, dans une première partie, la diversité des acteurs intervenant en matière de visa cinématographique (I) et d’analyser, dans une seconde partie, le délicat contrôle qu’opère, alors, le juge administratif (II).

I – Le cinéma : la diversité des acteurs intéressés

La représentation des films cinématographiques obéit, en France, à un régime spécifique qui voit cohabiter et, parfois, s’affronter différents acteurs : un acteur institutionnel en la personne du ministre de la culture (A) et des acteurs non institutionnels que sont les sociétés de productions et l’association Promouvoir (B).

A – Un acteur institutionnel : le ministre de la culture

A l’inverse du droit commun de la liberté d’expression, le cinéma fait l’objet d’un régime d’autorisation préalable au terme duquel la représentation d’un film est subordonnée à la délivrance d’un visa par le ministre de la culture. Cette règle était, jusqu’à il y a peu, posée par l’ordonnance du 03/07/1945 ; elle est, aujourd’hui reprise par le Code du cinéma et de l’image animée annexé à l’ordonnance du 24/07/2009.

Ce pouvoir du ministre de la culture constitue ce que l’on nomme une police administrative spéciale. Ces polices se distinguent de la police administrative générale par la particularité de l’objet qu’il s’agit de sauvegarder : elles s’appliquent, ainsi, à certaines catégories d’administrés (étrangers, nomades), à certaines activités (jeux, chasse, pêche, …) ou à certains lieux ou bâtiments (gares, aérodromes, édifices menaçant ruine, …). Elles ont tendance à se multiplier ces dernières décennies du fait de l’apparition de besoins spécifiques nouveaux. Leur raison d’être est, alors, d’offrir aux autorités des outils juridiques toujours plus adaptés aux désordres contemporains.

Au cas particulier, le ministre de la culture a en charge, selon le Code du cinéma et de l’image animée, la protection de l’enfance et de la jeunesse, ainsi que celle de la dignité humaine. A cette fin, il délivre, après avis de la commission de classification et selon la nature du film, un visa qui vaut : autorisation de représentation pour tous publics, interdiction de diffusion aux mineurs de moins 12 ans ou de moins de 16 ans ou de moins de 18 ans (avec ou sans inscription sur la liste des œuvres pornographiques). Le ministre peut également, sur proposition de la commission, assortir chaque visa d’un avertissement destiné à l’information du spectateur sur le contenu de l’œuvre ou certaines de ses particularités. C’est dans ce cadre qu’un visa a été accordé au film La vie d’Adèle le 26/07/2013 comportant une interdiction aux mineurs de moins de 12 ans, assorti de l’avertissement « Plusieurs scènes de sexe réalistes sont de nature à choquer un jeune public ». L’association Promouvoir a, alors, contesté cette décision devant la juridiction administrative, rappelant, ainsi, que la police du cinéma entre, parfois, en conflit avec les intérêts d’acteurs de la société civile.

I – Le cinéma : la diversité des acteurs intéressés

B – Des acteurs non institutionnels : les sociétés de production et l'ass. Promouvoir

Longtemps, les recours contre les visas délivrés par le ministre de la culture ont été le fait des sociétés de production et de distribution des films. Il s’agissait pour elles de contester des visas considérés comme trop restrictifs. En effet, de tels visas peuvent handicaper le parcours commercial d’un film dans les salles de projection, ainsi que nuire à sa diffusion en télévision puisque le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) demande aux chaînes de télévision d’exclure la diffusion en première partie de soirée des films déconseillés aux moins de 12 ans.

De nos jours, la contestation provient principalement de l’association Promouvoir. Il s’agit d’une association traditionnaliste qui a pour objet, selon les termes figurant sur son site internet, « la promotion des valeurs judéo-chrétiennes dans tous les domaines de la vie sociale ». Sur cette base, l’association multiplie les recours contentieux contre les visas accordés aux films allant à l’encontre de ses valeurs. Le but n’est plus ici de défendre la liberté d’expression, mais, au contraire, de contester des visas jugés trop permissifs.

Bien qu’ils ne concernent, dans les faits, qu’une minorité de films, ces recours sont de nature, lorsqu’ils n’aboutissent pas à l’annulation du visa jugé trop restrictif dans le premier cas ou lorsqu’ils aboutissent à la censure du visa jugé trop permissif dans le second, à avoir des effets concrets sur la production cinématographique. Ils peuvent, en effet, impacter le parcours commercial d’un film, mais également la création artistique dans son ensemble, puisque les producteurs peuvent se montrer réticents à financer un film dont ils ont tout lieu de craindre que sa diffusion soit réduite du fait de la politique des visas du ministre de la culture et de la jurisprudence du juge administratif.

La police administrative spéciale du cinéma s’exerce, donc, au cœur d’un écosystème où s’affrontent des intérêts contradictoires dont il revient au Conseil d’Etat d’assurer, non sans difficulté, la conciliation.

II – La police du cinéma : le délicat contrôle du juge administratif

Comme pour toute mesure de police administrative, le contrôle opéré par le juge administratif vise à s’assurer de la juste équation entre la préservation de l’ordre public, ici la protection de l’enfance, et le respect des libertés publiques, au cas particulier la liberté d’expression (A). C’est l’analyse de cette conciliation qu’apprécie le Conseil d’Etat, en l’espèce, à propos des scènes de sexe présentes dans le film La vie d’Adèle (B).

A – Une logique : concilier protection de la jeunesse et liberté d'expression

Par nature, toute mesure de police administrative porte atteinte à l’exercice d’une liberté publique. Il revient, alors, à l’autorité de police de concilier, sous le contrôle du juge administratif, la protection de l’ordre public avec l’exercice de ces libertés. Il n’en va pas différemment en matière de police administrative spéciale du cinéma : le ministre de la culture doit, ainsi, trouver un juste équilibre entre les objectifs qui lui sont assignés par les textes et le respect de la liberté d’expression.

Pendant longtemps, aucun texte n’a posé de conditions pour encadrer la délivrance des visas par le ministre de la culture. Le Conseil d’Etat n’en a pas moins considéré, de manière prétorienne, que le ministre était tenu de « concilier les intérêts généraux dont il a la charge avec le respect dû aux libertés publiques et notamment à la liberté d’expression » (CE, ass., 24/01/1975, Ministre de l’information c/ So. Rome-Paris Films).

Depuis, l’entrée en vigueur du Code du cinéma et de l’image animée, les objectifs à la charge du ministre ont été précisés. Son article L 211 – 1 prévoit, ainsi, que le visa « peut être refusé ou sa délivrance subordonnée à des conditions pour des motifs tirés de la protection de l’enfance et de la jeunesse et du respect de la dignité humaine ». Dans sa mission, le ministre de la culture doit donc concilier la préservation de ces exigences avec le respect de la liberté d’expression dont les œuvres cinématographiques constituent une composante essentielle. Et, c’est au juge administratif qu’il revient d’apprécier la validité de la conciliation opérée. C’est ce que fait le Conseil d’Etat en l’espèce à propos des scènes de sexe présentes dans le film La vie d’Adèle.

II – La police du cinéma : le délicat contrôle du juge administratif

B – Une application : la présence de scènes de sexe dans un film

L’association Promouvoir considère que le film La vie d’Adèle aurait dû être assorti d’un visa prévoyant une interdiction aux mineurs de moins de 18 ans (sans inscription sur la liste des films pornographiques). Pour justifier cette position, l’association invoque l’article R 211-12 du Code du cinéma et de l’image animée au terme duquel cette mesure doit être prononcée « lorsque l'œuvre ou le document comporte des scènes de sexe non simulées ou de très grande violence mais qui, par la manière dont elles sont filmées et la nature du thème traité, ne justifient pas une telle inscription ». Pour l’association, les scènes de sexe ne sont pas, au cas particulier, simulées, ce qui justifie l’interdiction aux mineurs de moins de 18 ans.

La Cour administrative d’appel de Paris et, par la suite, le Conseil d’Etat relativisent la disposition invoquée. Ils délaissent, en effet, le critère du caractère « non simulé » des scènes de sexe pour lui préférer celui de leur caractère « réaliste » qui est de nature à justifier moins de restriction. Ils apprécient, en revanche, ce caractère via les deux prismes tracés par l’article R 211-12 soit, d’une part, la manière dont sont filmées les scènes de sexe et, d’autre part, la nature du thème traité. Mais, ils n’en font pas la même application.

Les juges d’appel considèrent, ainsi, que le film comportait « plusieurs scènes de sexe présentées de façon réaliste et que les conditions de mise en scène d’une de ces scènes excluait tout possibilité pour les spectateurs et, notamment les plus jeunes, de distanciation par rapport à ce qui leur était donné à voir ». La décision de l’interdiction aux moins de 12 ans est donc illégale du fait de son insuffisance.

La position du Conseil d’Etat est, elle, plus libérale. Le juge administratif suprême retient, ainsi, le caractère réaliste indéniable, bien que simulé, desdites scènes, mais note qu’elles « sont, d’une part, exemptes de toute violence, et, d’autre part, filmées sans intention dégradante ». Il relève, ensuite, que « ces scènes s’insèrent de façon cohérente dans la trame narrative globale de l’œuvre, d’une durée totale de près de trois heures, dont l’ambition est de dépeindre le caractère passionné d’une relation amoureuse entre deux jeunes femmes ». La Haute juridiction relève, également, que le visa est assorti d’un avertissement destiné à l’information des spectateurs les plus jeunes et de leurs parents. Les juges du Palais Royal concluent, alors, à l’annulation de l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Paris et valident la position du ministre de la culture qui n’a, ainsi, pas méconnu l’obligation de protection de la jeunesse mise à sa charge par la loi.

Depuis cet arrêt, l’article R 211-12 du Code du cinéma et de l’image animée a été modifié. Le critère tenant au caractère non simulé des scènes de sexe a été supprimé. L’accent est, dorénavant, mis sur l’effet produit sur les mineurs. Ainsi, « lorsque l'œuvre ou le document comporte des scènes de sexe ou de grande violence qui sont de nature, en particulier par leur accumulation, à troubler gravement la sensibilité des mineurs, à présenter la violence sous un jour favorable ou à la banaliser », le ministre ne peut qu’interdire la diffusion aux mineurs de moins de 18 ans (avec ou sans inscription sur la liste des films pornographiques). En revanche, le même type de scènes peut ne justifier qu’une interdiction aux mineurs de moins de 18 ans sans inscription sur ladite liste lorsque « le parti pris esthétique ou le procédé narratif sur lequel repose l'œuvre ou le document » le justifie.