De nombreux arrêts se veulent l’application fidèle de principes jurisprudentiels dégagés antérieurement. D’autres s’autorisent, au contraire, certains écarts avec ces principes dans un but de politique jurisprudentielle : c’est le cas de l’arrêt Beaufils dont la finalité n’est autre que de simplifier les démarches procédurales des skieurs accidentés.
Dans cette affaire, Mlle. Beaufils a été victime, le 30/12/1997, d’un accident de ski sur la commune de Font-Romeu. L’intéressée et ses parents ont saisi le Tribunal administratif de Montpellier afin d’obtenir la condamnation de la commune à leurs verser des dommages et intérêts. Celui-ci a rejeté leur requête le 23/05/2002. Un appel a été fait devant le Cour administrative d’appel de Marseille qui a confirmé la solution des juges de première instance le 06/02/2006. Melle. Beaufils et ses parents ont, alors, saisi en cassation le Conseil d’Etat : le 19/02/2009, celui-ci a également rejeté leur demande.
Deux arguments étaient invoqués par la famille Beaufils. Le premier résidait dans la carence du maire de Font-Romeu dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative. Le second visait à obtenir la condamnation de la commune sur le terrain des dommages de travaux publics. L’un et l’autre de ces moyens sont rejetés par le Conseil d’Etat. La Haute juridiction estime, pour le premier, qu’aucune faute ne peut être mise à la charge du maire. Quant au second, il se voit rejeté pour des questions de compétence : le juge administratif suprême estime, en effet, l’argument irrecevable au motif que le service public d’exploitation des pistes de ski présente, dans son ensemble, un caractère industriel et commercial et que, par voie de conséquence, le litige qui l’oppose à la famille Beaufils relève des tribunaux de l’ordre judiciaire. Par cette décision, le Conseil d’Etat appréhende l’exploitation des pistes de ski de manière globale et uniforme : il ne distingue plus, comme par le passé, selon qu’est en cause le service des remontées mécaniques ou le service des pistes lui-même (entretien et sécurisation des pistes). Il consacre, ce faisant, un large bloc de compétence au profit du juge judiciaire de nature à simplifier les démarches contentieuses des skieurs accidentés. Une simplification qui n’est pas totale, puisque ces derniers ne peuvent s’adresser qu’aux juridictions administratives en cas de faute du maire dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative.
Il convient donc d’étudier, dans une première partie, la nature industrielle et commerciale du service d’exploitation des pistes de ski (I) et d’analyser, dans une seconde partie, la simplification, ainsi, réalisée du contentieux des accidents de ski (II).
Le Conseil d’Etat considère, en l’espèce, que l’ensemble des services publics afférents à l’exploitation des pistes de ski revêtent un caractère industriel et commercial. En délaissant, ainsi, l’approche segmentée qui prévalait jusqu’alors pour un traitement global de ces services (A), il prend une position discutable (B).
Jusqu’à présent, le Conseil d’Etat distinguait le service des remontées mécaniques qu’il regardait comme un SPIC et le service des pistes qu’il qualifiait de SPA. Avec l’arrêt Beaufils, le juge administratif suprême délaisse cette approche segmentée et adopte une vision d’ensemble du domaine skiable. Celui-ci décide, en effet, que « l’exploitation des pistes de ski, incluant notamment leur entretien et leur sécurité, constitue un service public industriel et commercial, même lorsque la station de ski est exploitée en régie directe par la commune ».
Cette décision se veut l’aboutissement d’un parcours initié par le législateur et parachevé par le Tribunal des conflits. Le premier a, ainsi, décidé par l’article 47 de la loi du 09/01/1985, dont le contenu a été repris à l’article L 342-13 du Code du tourisme, que « l’exécution du service [des remontées mécaniques] est assurée soit en régie directe, soit en régie par une personne publique sous forme d’un service public industriel et commercial, soit par une entreprise ayant passé à cet effet une convention à durée déterminée avec l’autorité compétente ». Le second a, logiquement, pris acte de cette qualification législative en jugeant que l’exploitation des remontées mécaniques présente un caractère industriel et commercial (TC, 07/12/1998, Consorts Jauzy). Il a, ensuite, étendu cette jurisprudence au service des pistes de ski lui-même (TC, 18/06/2001, Consorts Robert). Et, il a fait prévaloir l’une et l’autre de ces solutions indépendamment du statut de l’exploitant de la station.
Le Conseil d’Etat s’aligne, donc, en l’espèce, sur ces principes en regardant l’ensemble des services publics afférents à l’exploitation des pistes de ski comme présentant un caractère industriel et commercial, qu’il s’agisse du service des remontées mécaniques ou du service des pistes. Et, il en va, ainsi, quel que soit le mode de gestion de la station, autrement dit même si cette dernière est exploitée en régie directe par la commune. Il prend, ce faisant, une position qui, si elle se justifie du fait des décisions du juge des conflits, apparaît discutable.
L’assimilation opérée entre le service des remontées mécaniques et le service des pistes peut interpeller. En effet, si le premier relève d’une qualification législative, le second doit, lui, être apprécié au regard des critères de la jurisprudence USIA par laquelle le Conseil d’Etat a déterminé les conditions permettant de distinguer les SPIC des SPA (CE, ass., 16/11/1956, Union syndicale des industrie aéronautiques, USIA). Or, deux des conditions posées par cette jurisprudence, celle de l’objet et celle du mode de financement, paraissaient attester de sa nature administrative.
S’agissant de l’objet, d’abord, le juge se fonde, traditionnellement, sur les opérations auxquelles donne lieu le service. Si elles sont de celles qu’une entreprise privée pourrait effectuer, c’est la qualification de SPIC qui se verra favorisée. Dans le cas contraire, le juge s’orientera vers la reconnaissance d’une mission de SPA. Or, en l’espèce, le service des pistes vise à réaliser les aménagements indispensables pour garantir la sécurité des skieurs, ce qui le rapproche des missions administratives traditionnelles.
Le même sentiment vaut pour les modalités de financement. Ici, le juge distingue selon que les ressources du service proviennent principalement de redevances pour service rendu (mission de SPIC) ou de taxes (mission de SPA). En l’espèce, le service des pistes est un service gratuit pour les skieurs. Il est donc financé par le contribuable via des prélèvements fiscaux. Une telle circonstance milite, donc, en faveur d’une qualification de SPA.
Il y a, là, des entorses aux règles de la jurisprudence USIA. Elles semblent, cependant, avoir été décidées dans un but de politique jurisprudentielle, en l’occurrence celui de ne pas faire varier la compétence juridictionnelle selon qu’est en cause le service des remontées mécaniques ou celui des pistes. Une manière pour le juge administratif de simplifier le parcours des skieurs accidentés devant les tribunaux.
En qualifiant l’exploitation des pistes de ski de service public industriel et commercial, le Conseil d’Etat consacre un large bloc de compétence au profit du juge judiciaire qui vaut tant pour le service des remontées mécaniques que pour le service des pistes (A). Il reste, cependant, un îlot de compétence administrative (B).
Le Conseil d’Etat décide, en l’espèce, « qu’en raison de la nature juridique des liens existant entre les services publics industriels et commerciaux et leurs usagers, lesquels sont des liens de droit privé, les tribunaux judiciaires sont seuls compétents pour connaître d’un litige opposant une victime à une commune en sa qualité d’exploitant de la station ». Par ces mots, la Haute juridiction tire les conséquences de la qualification de SPIC reconnue à l’exploitation des pistes de ski. En effet, si la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire souffre certaines exceptions s’agissant des agents et des tiers, elle est, en revanche, totale lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, d’usagers.
En la matière, peu importe que le service soit géré par une personne privée ou une personne publique. Peu importe, également, que le contrat liant l’usager au service contienne des clauses exorbitantes du droit commun. Peu importe, enfin, que l’usager soit dans une situation précontractuelle, comme, par exemple, lorsque celui-ci est un simple candidat au service. Ainsi, s’explique qu’en l’espèce le Conseil d’Etat conclut que « la responsabilité sans faute de la commune pour défaut d’entretien et de mise en sécurité des pistes de ski ne pouvait être recherchée que devant le juge judicaire ».
Cette solution ne sera pas remise en cause lorsqu’il sera décidé, cinq ans plus tard, que les pistes de ski alpin qui sont la propriété d’une personne publique et qui ont fait l’objet d’une autorisation d’aménagement appartiennent au domaine public (CE, sect., 28/04/2014, Commune de Val d’Isère). En effet, la compétence du juge judiciaire prévaut même si, dans la réalisation du dommage subi par l’usager, des travaux publics ou un ouvrage public ont joué un rôle (TC, 24/06/1954, Dame Galland).
Le monopole du juge judiciaire est donc total lorsque sont en cause les relations entre un SPIC et ses usagers. En regardant globalement le service d’exploitation des pistes de ski comme un SPIC, le Conseil d’Etat simplifie, alors, grandement les procédures contentieuses des skieurs accidentés : ces derniers n’auront, en effet, à s’adresser qu’à un seul juge pour l’ensemble des activités composants ce service public. Il reste, cependant, au juge administratif une compétence résiduelle.
Si l’arrêt Beaufils a pour conséquence d’étendre la compétence du juge judicaire lorsque les accidents sont causés par le service d’exploitation des pistes de ski, le juge administratif garde une compétence souveraine lorsque le dommage provient d’une faute du maire dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative. En effet, en tant qu’autorité de police administrative générale au niveau municipal, le maire a la charge d’assurer la sécurité publique, dont fait partie la sécurité des pistes. Un skieur accidenté peut donc saisir les juridictions de l’ordre administratif pour faire constater une telle faute.
En la matière, la politique jurisprudentielle du Conseil d’Etat suit une ligne simple. Ou bien, les risques à l’origine de l’accident excèdent ceux contre lesquels les skieurs doivent normalement se prémunir et la responsabilité du maire pourra être engagée s’il n’a pas pris les mesures nécessaires : c’est par exemple le cas, en l’absence de fermeture des pistes alors qu’il existe un risque d’avalanche ou de verglas généralisé. Ou bien, il s’agit de risques inhérents à la pratique du ski et aucune faute ne pourra lui être imputée.
Le juge administratif suprême applique ces principes à l’accident de Melle. Beaufils. Il relève, d’abord, que l’état de la piste le jour de l’accident ne justifiait pas sa fermeture aux skieurs et ne nécessitait pas une signalisation particulière. Il note, ensuite, que la piste en cause était une « piste verte » ne comportant pas de danger grave ou imprévisible qui aurait nécessité la pose de filets de sécurité sur ses bords. Il conclut, alors, à l’absence de faute du maire de Font-Romeu dans l’exercice de ses pouvoirs de police.
L’ensemble des arguments de la famille Beaufils se voient, donc, rejetés, soit pour des questions de compétence, soit pour des questions de fond. L’arrêt Beaufils n’en a pas moins le mérite de simplifier, pour l’avenir, les démarches contentieuses des skieurs accidentés.