En raison des nombreux conflits qui parsèment le monde, la question des réfugiés occupe une place centrale de nos jours. Si l’autorité politique n’a pas, encore, pris la mesure de la gravité de la situation, la jurisprudence administrative s’est, elle, de longue date enrichie d’un corpus de règles leurs apportant des garanties élémentaires, même si, bien sûr, ces dernières ne peuvent, à elles seules, pallier leurs souffrances. L’arrêt présentement commenté marque une étape de plus dans la construction de cet édifice jurisprudentiel.
Dans cette affaire, M. Bereciartua-Echarri, ressortissant espagnol d’origine basque, a fui l’Espagne pour trouver refuge en France suite à des poursuites de la part de la justice espagnole liées à des faits intervenus entre février 1979 et juin 1981. Il dispose, à ce titre, du statut de réfugié en vertu d’une décision du 21/06/1973. Cette décision, devenue définitive, a été confirmée le 30/07/1984 par la Commission des recours des réfugiés, sans que le directeur de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ne s’y oppose. Le Gouvernement espagnol n’a pas délaissé sa volonté de poursuivre l’intéressé pour autant. Il a donc demandé à la France son extradition. Par un décret du 30/01/1987, le Gouvernement français a fait droit à cette demande. M. Bereciartua-Echarri a, alors, saisi le Conseil d’Etat, compétent en premier et dernier ressort, pour faire annuler le décret. Par un arrêt d’assemblée du 1°/04/1988, la Haute juridiction a annulé le décret contesté sur la base d’un nouveau principe général du droit (PGD) au terme duquel l’Etat ne peut extrader un réfugié vers son pays d’origine.
Avec cette décision, le Conseil d’Etat apporte une garantie essentielle aux réfugiés puisqu’il interdit à l’Etat français de remettre une personne disposant de ce statut à l’Etat qui est, justement, à l’origine des persécutions. Illustration parfaite de la finalité protectrice des PGD, définis comme des principes non écrits applicables même en l'absence de texte, cet arrêt enrichit la jurisprudence éminemment libérale du juge administratif en matière de droit des réfugiés et, plus généralement, de droit des étrangers. La portée du nouveau principe n’est pas absolue pour autant, puisque l’Etat peut s’en délier s’il invoque des motifs de sécurité nationale.
Il convient donc d’étudier, dans une première partie, la protection procurée aux réfugiés par le nouveau principe (I) et de démontrer, dans une seconde partie, en quoi sa portée est limitée (II).
Avec l’arrêt Bereciartua-Echarri, le Conseil d’Etat apporte une protection essentielle aux réfugiés : cette solution, qui se veut conforme à la raison d’être des PGD (A), enrichit la prolifique jurisprudence relative aux droits des étrangers de la Haute juridiction (B).
Comme n’importe quel PGD, le principe interdisant d’extrader un réfugié vers son pays d’origine doit sa consécration à la conjonction de deux facteurs.
Le premier tient à l’existence d’un vide juridique. En pareille situation, le juge administratif est, en effet, contraint, pour donner un fondement juridique à ses décisions, à faire œuvre prétorienne : les PGD apparaissent, alors, comme l’instrument privilégié utilisé dans cette tâche. C’est ce qui est advenu à la fin de la Seconde guerre mondiale, lors de l’épuration, lorsque les premiers PGD ont été énoncés : le Conseil d’Etat a très vite été confronté à l’absence de textes sur lesquels s’appuyer pour censurer les nombreux abus commis par l’administration dans la mise en œuvre de l’action disciplinaire. Pour ce faire, il décida de se doter lui-même des instruments lui permettant de soumettre l’administration au droit. C’est l’acte de naissance des PGD. Le premier à être reconnu fut le principe général des droits de la défense : il fit, d'abord, l'objet d’une consécration implicite (CE, sect., 5/05/1944, Dame veuve Trompier-Gravier) avant d’être énoncé explicitement (CE, ass., 26/10/1945, Aramu).
L’affaire Bereciartua-Echarri présente des similitudes avec cette situation. Il existe, en effet, un texte : la Convention de Genève du 28/07/1951 sur le statut de réfugié. Son article 33 prévoit, ainsi, qu’« aucun des États contractant n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée ». Mais, cet article ne vise que les procédures d’expulsion (reconduite à la frontière motivée par la protection de l’ordre public) et de refoulement (mesures interdisant à un étranger l’entrée sur le territoire national). La procédure d’extradition est, elle, une procédure tierce par laquelle un État accepte de livrer un individu se trouvant sur son territoire à un autre État qui le demande pour permettre à ce dernier de juger l’individu ou lui faire exécuter sa peine s’il a déjà été jugé et condamné. Cette procédure n’est, donc, pas couverte par la convention. Or, dans le cas de M. Bereciartua-Echarri, le décret litigieux est un décret d’extradition. En l’absence de norme écrite applicable à l’intéressé, le juge doit, alors, s’il veut pouvoir régir sa situation, recourir à la création jurisprudentielle.
Le juge administratif ne s’engagera, cependant, dans cette voie que s’il estime légitime d’apporter à l’intéressé une protection. C’est, là, le second facteur qui conduit le Conseil d’Etat à consacrer un nouveau PGD. En effet, dans cette tâche, le juge a pour dessein de reconnaître aux justiciables certains droits dans leurs rapports avec l'administration, de manière à endiguer les manifestations d'arbitraire dont celle-ci peut être l'auteur. Pour déterminer le point d’équilibre entre garanties des administrés et prérogatives de l’administration, le juge se fait l'interprète de la conscience collective et traduit au plan juridique les valeurs présentes et reconnues à un moment donné dans la société française.
La décision Bereciartu-Echarri est, là encore, caractéristique de cette situation. Elle s’inscrit dans un contexte marqué, depuis la fin du siècle dernier, par de forts mouvements migratoires. Le Conseil d’Etat en prend acte et prévoit des garanties destinées à prémunir les réfugiés contre les abus dont ils pourraient faire l’objet, conformément à la tradition libérale qui caractérise la jurisprudence administrative française. Dans le cas d’espèce, il s’agit d’éviter qu’un réfugié soit livré aux autorités de son pays d’origine, c’est-à-dire celles qui l’ont persécuté ou dont il craint d’être persécuté.
Ce principe reprend l’intégralité des éléments retenus par la Convention de Genève pour définir la qualité de réfugié : la persécution (du fait de sa race, de sa religion, … ou de ses opinions politiques), la présence dans un pays autre que son pays d’origine et la volonté de ne pas retourner dans ce dernier. La référence audit texte faite dans l’arrêt ne doit, cependant, pas tromper. S'il y a bien une proximité conceptuelle entre le PGD et la Convention, le premier ne doit pas son existence à la seconde. Tout au contraire, la Convention de 1951 apparaît comme un simple support à l’expression d’un corps de principes qui lui préexistent. Le Conseil d’Etat s’en saisit pour ouvrir les portes du monde du droit positif à l’un d’eux. C’est, en effet à la seule volonté du juge administratif que les PGD doivent leur existence en tant que norme juridique.
Le Conseil d’Etat ne ferme, d’ailleurs, pas la porte à la consécration ultérieure de nouveaux PGD en la matière puisqu’il parle des « principes généraux du droit applicables aux réfugiés ». Le principe consacré en l’espèce n’est donc pas exclusif. Bien au contraire, il s’inscrit dans une œuvre jurisprudentielle bien plus large.
Avec l’arrêt Bereciartua-Echarri, le Conseil d’Etat enrichit le corpus de règles protectrices des des réfugiés et, plus généralement, des étrangers. En effet, à côté de l’apport majeur des conventions internationales, le juge administratif a dégagé de multiples principes garantissant les droits des intéressés. Dans un contexte où les crises économiques et politiques que traversent un grand nombre de pays amènent de plus en plus de personnes à migrer vers les pays européens, et notamment vers la France, il est apparu essentiel au juge administratif que ces personnes, sujets de droit à part entière, bénéficient de garanties élémentaires. Cette exigence est d’autant plus cruciale que l’administration peut, parfois, être instrumentalisée par un pouvoir politique qui, pour des raisons électorales, peut se révéler sensible à l’idéologie xénophobe. La récente crise migratoire, notamment liée à la guerre en Syrie, est là pour témoigner, si besoin en était, de l’impérieuse nécessité de cette protection.
S’agissant spécifiquement des réfugiés, la Haute juridiction a, ainsi, reconnu le principe selon lequel, au nom de l’unité familiale, la qualité de réfugié doit également être attribuée au conjoint et aux enfant mineurs de l’étranger bénéficiant déjà de cette qualité (CE, ass., 2/12/1994, Mme. Agyepong) ou, encore, le principe prévoyant que l’étranger qui sollicite la reconnaissance de la qualité de réfugié a le droit de demeurer en France jusqu’à ce qu’il ait été statué sur sa demande (CE, ass., 13/12/1991, Dakoury). Prolongeant l’arrêt Bereciartu-Echarri, le Conseil d’Etat a, récemment, jugé que les principes généraux du droit de l’extradition font obstacle à ce que puisse faire l’objet d’une extradition vers son pays d’origine une personne qui, sans avoir la qualité de réfugié politique, bénéficie de la « protection subsidiaire » accordée à tout individu établissant, soit qu’il est menacé dans son pays de la peine de mort, de tortures ou de traitements inhumains ou dégradants, soit qu’il est exposé à une menace grave contre sa vie ou sa personne en raison d’une violence généralisée résultant d’une situation de conflit armé (CE, 30/01/2017, Gjini).
S’agissant, plus globalement, des étrangers, le Conseil d’Etat a consacré, par un célèbre arrêt GISTI, le principe général du droit de mener une vie familiale normale au profit des étrangers résidant régulièrement en France, lequel comprend, notamment, le droit au regroupement familial (CE, ass., 8/12/1978). Il reconnaît de tels principes régulièrement : ainsi, du principe selon lequel le système juridique de l’Etat requérant l’extradition d’un étranger doit respecter les droits et libertés fondamentaux de la personne humaine (CE, ass., 26/09/1984, Galdeano) ou, plus près de nous, du principe interdisant l’extradition d’un étranger si elle est susceptible d’avoir des conséquences d’une gravité exceptionnelle pour l’intéressé, notamment en raison de son état de santé (CE, 13/10/2000, Kozirev).
A côté de ces principes qui leurs sont spécifiques, les étrangers bénéficient, bien sûr, comme n’importe quel sujet de droit, des principes généraux du droit généralistes. Ainsi, le Conseil d’Etat a censuré, pour méconnaissance du principe d’égalité, une décision réservant une prestation sociale d’assistance aux nationaux (CE, 30/06/1989, Ville de Paris et bureau d’aide sociale de Paris).
Bien qu’ambitieux, cet édifice connaît, cependant, des limites comme en atteste l’arrêt Bereciartua-Echarri.
Comme tout principe général du droit, le principe interdisant l’extradition d’un réfugié vers son pays d’origine s’applique sous réserve de loi contraire (A). Le Conseil d’Etat prévoit également la non application du principe lorsqu’existent des motifs de sécurité nationale justifiant l’extradition : celle solution est logique puisque cette dérogation est prévue par le Convention de Genève du 28/07/1951 dont l’autorité s’impose aux lois et, a fortiori, aux PGD (B).
Si les principes généraux du droit représentent la quintessence de la création jurisprudentielle du Conseil d’Etat, leur autorité n’est pas absolue pour autant. En effet, selon le professeur Chapus, ces principes ont une valeur supra-décrétale, mais infra-législative.
Plus appuyer sa théorie, l’éminent professeur se base sur un principe très simple : selon lui, la valeur d’une norme juridique dépend de la place qu’occupe dans l’ordonnancement juridique l’organe qui l’a créée. Ainsi, le Conseil d’Etat se situe à un rang inférieur par rapport au législateur, puisqu'il ne peut placer ses propres principes au-dessus des lois. En revanche, il peut censurer les actes de l’administration, y compris les actes les plus solennels que sont les décrets. Dans la hiérarchie des sources formelles du droit, le juge administratif se situe donc entre le législateur et le pouvoir réglementaire. Comme le note le professeur Chapus, « serviteur de la loi, il est censeur des décrets ». Par conséquent, les normes qu’il édicte ont une valeur infra-législative et supra-décrétale.
Il s’ensuit que, dotés d’une autorité inférieure à celle des lois, les PGD peuvent, logiquement, être tenus en échec par les normes bénéficiant d’une valeur supra-législative, ce qui inclue tant la Constitution que les conventions internationales dont le respect s’impose aux lois selon les termes de l’article 55 de la Charte fondamentale. Cette considération est importante en ce qu’elle permet de comprendre pourquoi le Conseil d’Etat prévoit la non application du PGD consacré en l’espèce lorsqu’existent des motifs tenant à la sécurité nationale justifiant l’extradition d’un réfugié.
Dans l’arrêt Bereciartua-Echarri, le Conseil d’Etat prévoit que le principe interdisant l’extradition d’un réfugié vers son pays d’origine s’applique « sous la seule réserve des exceptions prévues pour des motifs de sécurité nationale par ladite convention [Convention de Genève du 28/07/1951] ». En d’autres termes, si un étranger présente des risques pour la sécurité nationale, l’Etat pourra, malgré sa qualité de réfugié, procéder à son extradition vers son pays d’origine. Cette dérogation à l’application du principe rejoint, bien que sous un angle plus restrictif, les motifs habituellement retenus par le juge administratif pour limiter le droit des étrangers à résider en France.
Ainsi, dans l’arrêt GISTI précité, le Conseil d’Etat a admis que le droit au regroupement familial comportait des limites et devait se concilier avec les intérêts généraux auxquels il pourrait être de nature à porter atteinte. La Haute juridiction en avait retenu deux : d’une part, l’ordre public, ce qui vise l’hypothèse où la venue des membres de la famille d’un étranger présenterait un risque pour, par exemple, la sécurité publique, et, d’autre part, la protection sociale de l’étranger et de sa famille, ce qui fait référence à l’exigence pour l’étranger déjà présent en France d’offrir à sa famille un minimum de garanties matérielles. Le motif tenant à l’ordre public est classique en matière de droit des étrangers : le Conseil d’Etat exige, ainsi, que les mesures d’expulsion soient justifiées de la sorte.
L’exception à l’application du PGD consacré en l’espèce apparaît, cependant, plus spécifique que ces solutions. Elle ne vise, en effet, que la « sécurité nationale », alors que la notion d’ordre public comprend, outre la sécurité publique, la salubrité et la tranquillité publiques. Plus même, le juge retient la notion de sécurité « nationale » et non celle de sécurité « publique », ce qui semble n’englober que les risques affectant la sécurité de l’Etat.
Outre la conciliation des intérêts, ceux du réfugié et ceux de la société, cette limitation de la portée du principe s’explique aussi par une raison purement formelle. Comme cela a été indiqué, les principes généraux du droit ont une valeur juridique inférieure à celle des lois, et, par voie de conséquence, aux normes dont l’autorité s’impose à ces dernières, parmi lesquelles figurent les conventions internationales. Or, la Convention de Genève prévoit qu’un réfugié peut être extradé vers son pays d’origine lorsqu’existent des motifs de sécurité nationale. Cette convention ayant une autorité supérieure à celle des lois, elle s’impose, alors, logiquement au PGD et vient, ainsi, limiter sa portée.
Cependant, en l’espèce, le Conseil d’Etat relève que le ministre de la justice n’invoque aucun motif tenant à la sécurité nationale. Dès lors, la dérogation au principe ne s’applique pas et ce dernier garde toute sa portée. M. Bereciartua-Echarri, basque espagnol, dispose du statut de réfugié en France, il ne peut donc pas être extradé vers l’Espagne. La Haute juridiction annule, en conséquence, le décret du 30/01/1987 accordant son extradition au Gouvernement espagnol. La seule solution offerte au Gouvernement pour pouvoir procéder à l’extradition aurait été de demander à l’OFPRA de cesser de reconnaître à l’intéressé la qualité de réfugié avant que la décision lui accordant ce statut ne soit définitive.