Conseil d'État et Conseil constitutionnel : un dialogue renouvelé par l'instauration de la QPC
(CE, ass., 13/05/2011, Mme M'Rida ; CE, ass., 13/05/2011, Mme Delannoy et M. Verzele ; CE, ass., 13/05/2011 Mme Lazare)

Introduction

Certaines affaires judiciaires relèvent des sagas. Ce qu’elles nous disent des évolutions de la société et des mœurs est extrêmement révélateur. Face à elles, le droit ne peut rester insensible. Il s’adapte et offre, sur le plan de la stricte technique juridique, des avancées majeures. Les affaires commentées ci-après en témoignent. La question de la « cristallisation » des pensions des anciens militaires français des colonies a longtemps constitué un point de crispation. Le Conseil constitutionnel avait rendu sa première décision QPC sur ce problème. C’est à l’occasion d’un litige subséquent qu’a été rendu l’arrêt CE, Ass, 13 mai 2011, Mme M’Rida. Le Conseil d’État a publié, le même jour, deux autres arrêts, respectivement Mme Delannoy et M. Verzele (req. n°317808) et Mme Lazare (req. n°329290). Ils font suite aux décisions du Conseil constitutionnel, qui avait été saisi de contestations contre la loi du 4 mars 2002. Cette dernière était revenue sur l’arrêt Perruche de la Cour de cassation (C.Cass, Ass., 17 novembre 2000. La loi avait posé le principe selon lequel « nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance »). Ces contestations avaient donné lieu à la deuxième décision QPC.

En 2006, Mme M’Rida avait introduit un recours demandant l’annulation du jugement du tribunal administratif de Poitiers ayant rejeté sa demande d’annulation de la décision du Ministre de la Défense lui refusant l’attribution d’une pension de réversion. Son époux décédé avait servi, entre 1938 et 1953 dans les forces militaires françaises au sein des contingents coloniaux. La « cristallisation » évoque le principe établi par l’article 71 de la Loi de finances pour 1960, selon lequel le montant des pensions versées aux anciens militaires des colonies est bloqué à leur niveau de 1960. Ce procédé créait, de façon évidente, une rupture d’égalité entre les militaires français et ceux des outre-mer, alors même qu’ils avaient exercé les mêmes fonctions (CE, 30 novembre 2001, Ministre de la Défense). Les deux autres décisions relèvent du contentieux de la responsabilité pour faute des établissements hospitaliers publics. À l’origine de l’arrêt Mme Delannoy se trouve le recours engagé, en 1999, par les parents d’enfants nés trisomiques. S’agissant de l’arrêt Mme Lazare, il s’agissait d’un enfant né atteint  de la maladie de Duchenne.

Toute la problématique des arrêts commentés réside dans l’articulation du dialogue des juges et les conséquences que doit tirer le juge administratif des décisions QPC du Conseil constitutionnel. Dans sa toute première décision QPC, ce dernier avait prononcé l’abrogation de la disposition législative litigieuse, mais avait laissé au législateur un délai pour adopter de nouvelles dispositions. Le Conseil d’État pose les règles d’articulation de son contrôle avec celui du Conseil constitutionnel. Il tire ainsi toutes les conséquences de la décision d’inconstitutionnalité, qui complètent la nouvelle architecture du dialogue des juges. L’intérêt de ces affaires avait justifié que soit saisie l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État. Les trois décisions proposent au Conseil d’État un large panel de situations différentes. Dans certaines, le requérant est l’auteur de la QPC, alors que dans d’autres, non. Dans deux d’entre elles, la décision du Conseil constitutionnel intervient en cassation et dans la troisième, en appel. Dans la première décision QPC, le Conseil constitutionnel avait modulé dans le temps les effets de son abrogation contentieuse, mais pas dans la deuxième.

Le cadre que pose le Conseil d’État vise à protéger les prérogatives du Conseil constitutionnel (I), tout en assurant l’effectivité du contrôle du juge administratif (II).

I - Le respect de la compétence du Conseil constitutionnel

Les risques d’ineffectivité sont liés au fait que le juge constitutionnel n’est pas le maître du litige. Il n’intervient, dans le cadre de la QPC, qu’en suivant le chemin d’une question préjudicielle (A). De ce fait, toute la problématique réside dans l’assurance de voir préservée l’autorité de la chose jugée qui s’attache à ses décisions (B).

A - La structure du contentieux de la constitutionnalité des lois

Les arrêts commentés visent à tirer les conséquences des décisions d’inconstitutionnalité, totales ou partielles, prononcées par le Conseil constitutionnel. Cette nécessité résulte directement de l’introduction, par la réforme constitutionnelle de 2008, d’un contrôle a posteriori de constitutionnalité des lois. L’article 61-1 de la Constitution dispose désormais que : « Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ». Ce mécanisme est appelé Question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Il prend la forme d’une question préjudicielle du juge a quo au juge constitutionnel. Les questions résolues par les arrêts commentés sont apparues car ce contrôle intervient alors que la loi est déjà en application. Les situations de conflits sont bien moins prégnantes lorsque le contrôle est réalisé avant la promulgation de la loi, c’est-à-dire, avant son entrée en vigueur, et avant donc qu’elle ne produise des effets. Au contraire, la QPC émerge « à l’occasion d’une instance ».  La solution dépend bien de la décision du juge constitutionnel, alors que ce dernier ne connaît pas des faits du litige. Son contrôle demeure réalisé in abstracto et l’appréciation des faits d’espèce et de la solution au problème posé au juge saisi en première intention demeure dans les mains de ce dernier.

I - Le respect de la compétence du Conseil constitutionnel

B - L'exigence de l'article 62 de la Constitution

L’article 62 de la Constitution offre de larges pouvoirs et une autorité incontestée aux décisions du Conseil constitutionnel (1). Lorsqu’il les met en œuvre, le Conseil doit demeurer attentif à la préservation de la sécurité juridique (2).

1 - Des pouvoirs larges au mains du juge constitutionnel

C’est l’article 62 de la Constitution qui délimite le pouvoir du Conseil constitutionnel et qui détermine l’étendue de l’autorité qui s’attache à ses décisions. Il dispose à ce titre qu’« Elles (les décisions) s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. ». S’agissant plus spécifiquement des pouvoirs du juge constitutionnel dans le cadre de la QPC, il dispose qu’« Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause. ». La première partie de cet article pose le principe de l’abrogation immédiate. La seconde établit une exception, en laissant le Conseil juge de l’opportunité d’une modulation dans le temps des effets de l’abrogation contentieuse. Le principe est intéressant en ce qu’il limite pour l’avenir uniquement la sortie de vigueur de la disposition législative, en cas d’inconstitutionnalité. Il évoque bel et bien une « abrogation » et non une annulation qui aurait été, elle, rétroactive. La possibilité de moduler dans le temps les effets de sa décision est liée à la nécessité de préserver une certaine sécurité juridique. Que l’on pense à une disposition annulée alors qu’elle régit, par exemple, une attribution pécuniaire, des traitements de fonctionnaires, et c’est l’ensemble des agents publics qui ne sont plus rémunérés du jour au lendemain.

2 - La nécessité d’assurer la sécurité juridique

Le Conseil d’État avait ouvert la voie à cette possibilité de modulation dans son arrêt d’Assemblée du 11 mai 2004, Association AC !. Toutefois, les problèmes posés étaient différents. L’arrêt AC ! a été rendu dans le cadre des recours en excès de pouvoir, pour pallier les inconvénients d’une annulation rétroactive des actes contentieux. Auparavant, les seuls moyens juridiques disponibles pour « sauver » un acte administratif illégal résidaient soit dans une tolérance excessive du juge face à une illégalité soit dans l’adoption d’une loi de validation par le Parlement. On retrouve l’esprit de la première solution dans d’autres décisions telle que la substitution de motif (CE, Sect, 6 février 2004, Mme Hallal) ou dans une forme de subjectivisation des vices de forme ou de procédure (CE, Ass, 23 décembre 2011, Danthony). Dans le second cas, on peut citer l’exemple de l’annulation par le Tribunal administratif de Paris du contrat de concession destiné à la réalisation du Stade de France, qui avait donné lieu à l’adoption, in extremis, de la loi du 11 décembre 1996. Signe de la fragilité du procédé, cette loi a été abrogée par le Conseil constitutionnel…dans le cadre d’une QPC (CC, 11 février 2011, Alban Sélim B.).

En Europe, deux systèmes coexistent : soit la disparition de la disposition législative inconstitutionnelle intervient in futuro (ex nunc), comme c’est le cas en France, en Italie ou au Luxembourg ; soit, à l’inverse, elle est annulée rétroactivement (ab initio ou ex tunc), comme en Allemagne. Le législateur constitutionnel français a opté pour la première solution, plus propice au maintien de la sécurité juridique : l’annulation rétroactive d’une loi qui a déjà produit des effets produit elle-même plus d’effets et se trouve susceptible de remettre en cause un nombre plus important de situations juridiques acquises ou en cours. D’autant que le contrôle de constitutionnalité a posteriori n’a été que tardivement introduit en France, contrairement aux États-Unis où il existe depuis 1803 ou à l’Autriche qui connaît ce contrôle depuis 1920. Le risque d’une introduction tardive, en France, conduit à la remise en cause de certaines dispositions datant de l’adoption du Code civil en 1804 ! 

C’est cette nécessité de sécurité juridique qui a conduit le législateur constitutionnel à offrir la possibilité au Conseil constitutionnel de moduler lui-même dans le temps les effets de ses décisions. Il se trouve ainsi en position d’établir un délai de maintien « sous respirateur artificiel » de la disposition inconstitutionnelle, le temps pour le Parlement d’adopter une nouvelle loi. C’est exactement la position qu’il a suivi dans l’affaire liée à l’arrêt Mme M’Rida. Il appartient au législateur de tirer les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel. Le délai accordé par le ce dernier dispose d’un terme fixe. Si, à cette date, le Parlement n’a pas adopté de nouvelle disposition, l’ancienne disposition disparaît.  Mais la préservation du droit des justiciables demeure bien la fonction première de toute institution juridictionnelle. Aussi, afin de préserver l’effet utile de sa décision d’abrogation retardée, le Conseil constitutionnel peut exiger des juges judiciaires et administratifs qu’ils sursoient à statuer « dans les instances dont l’issue dépend de l’application des dispositions déclarées inconstitutionnelles ». C’est le chemin suivi dans la QPC mobilisée dans l’affaire M’Rida. Le Conseil a par ailleurs exigé du législateur qu’il prévoie une application des nouvelles dispositions aux affaires suspendues.

II - L'effectivité de l'office du juge administratif après QPC

Une fois la QPC rendue, le juge administratif doit assurer un plein effet juridique à la décision du Conseil constitutionnel. Il mobilise à cette fin deux techniques essentielles (A). Le juge administratif se trouve au centre du croisement des instruments juridiques internes et externes. Il doit donc assumer la tâche d’harmoniser les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité de la loi (B).

A - La préservation de l'autorité des décisions QPC dans la conduite du procès

Pour réaliser cet objectif, le juge administratif mobilise les techniques du relevé d’office et du moyen d’ordre public (1) et l’interprétation raisonnée des décisions du Conseil constitutionnel (2).

1 - Le relevé d’office

Le relevé d’office est une technique contentieuse à la disposition du juge administratif qui l’autorise à dépasser le cadre posé par les moyens et prétentions des parties. Lorsque, le plus souvent, des principes de haute valeur le commandent, le juge administratif soulève par lui-même des moyens juridiques. Ces moyens sont appelés « moyens d’ordre public » et doivent être soumis aux observations des parties avant que le juge ne statue. Dans le cas présent, le Conseil d’État juge que l’inconstitutionnalité de la loi déclarée par une décision du Conseil constitutionnel constitue un moyen que le juge administratif doit soulever d’office. L’importance que le Conseil d’État attache à ce mécanisme le pousse à préciser (dans sa décision Mme Lazare notamment) qu’il peut être mobilisé y compris pour la première fois en cassation. Cette solution n’est pas étonnante. Le juge étant tenu d’appliquer la loi, il vérifie de lui-même que la disposition légale invoquée est toujours en vigueur (CE, sect., 15 juillet 1964, Sté papeteries Metenett et Sté papeteries Souche). Il vérifie notamment qu’une disposition législative n’a pas été implicitement abrogée par l’entrée en vigueur d’une loi ou d’une norme supérieure plus récente (CE, Ass, 16 décembre 2005, Syndicat national des huissiers de justice). Le fait que la disposition législative ait été déclarée inconstitutionnelle n’est qu’une forme de sortie de vigueur ; aucune raison n’aurait justifié que le juge procédât autrement. Elle mérite cependant d’être soulignée car l’article 23-1 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958 dispose que le moyen tiré de l’inconstitutionnalité d’une loi ne peut être soulevé d’office par le juge a quo. Autrement dit, le juge administratif ni le juge judiciaire ne peuvent, d’eux-mêmes, décider de saisir le Conseil constitutionnel. En revanche, avec la solution de l’arrêt Mme Lazare, une fois que le Conseil constitutionnel a statué, la validité constitutionnelle de la loi n’est plus hypothétique. Il existe une certitude, dont le juge doit assurer le plein effet.

2 - L’interprétation raisonnée des décisions du Conseil constitutionnel

Le Conseil d’État emprunte un second chemin visant à assurer la pleine autorité de la décision du Conseil constitutionnel. Il prend en compte non seulement le dispositif de la décision, mais également « les motifs qui en sont le support nécessaire ». C’est en ce sens que l’interprétation du dispositif de la décision du juge constitutionnel est raisonnée. Par les décisions commentées, le Conseil d’État étend à la QPC la solution qu’il avait retenue dans le cadre de la réception des décisions du Conseil constitutionnel rendues au titre du contrôle a priori des lois, aux termes de l’article 61 de la Constitution (CE, Ass, 11 mars 1994, SA La Cinq). Là où il faisait application implicite du principe, il prend soin désormais d’expliciter l’étendue de cette prise en considération, plus précisément qu’il n’avait pu le faire auparavant (CE, 23 mars 2005, Ministre de l’économie). En réalité, le Conseil s’aligne sans dévier sur l’interprétation ancienne et constante qu’adopte le Conseil constitutionnel de l’article 62 de la Constitution. Il juge depuis 1962 « que l'autorité des décisions visées par cette disposition s'attache non seulement à leur dispositif mais aussi aux motifs qui en sont le soutien nécessaire et en constituent le fondement même »(CC, 16 janvier 1962, Nature juridique des dispositions de l’article 31 de la loi d’orientation agricole). Cette position est logique et saine. Elle est d’autant plus importante que le Conseil constitutionnel parvient parfois à « sauver » une loi, à la maintenir en vigueur, en se contentant de « neutraliser » les interprétations qui pourraient la rendre contraire à la Constitution. Cette technique des « réserves d’interprétation » est fondamentale dans le contrôle de constitutionnalité de la loi.

II - L'effectivité de l'office du juge administratif après QPC

B - Une articulation mesurée des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité

L’articulation entre ces deux contrôles est rendue nécessaire par la géographie particulière du dialogue des juges (1). Elle emprunte des formes concrètes et efficaces dans les arrêts commentés (2).

1 - La géographie du dialogue des juges

Si le Conseil d’État se montre attentif à donner plein effet aux décisions du Conseil constitutionnel, il ne cantonne pas son rôle à celui d’un « simple exécutant ». Parce que le contrôle qu’effectue le Conseil constitutionnel est abstrait et ne concerne que la question spécifique de la conformité d’une disposition législative à la Constitution, il se trouve « désincarné » du litige. Il est, de fait, beaucoup moins riche que le contrôle exercé par le juge a quo. Ce dernier doit apprécier concrètement les faits et statuer sur tous les autres moyens soulevés devant lui. Notamment, il doit répondre aux griefs tirés de la violation des instruments internationaux. Le Conseil d’État rappelle l’impératif de ce contrôle dans son arrêt M’Rida en des termes qui ne souffrent aucune ambiguïté : : « les juridictions administratives et judiciaires, à qui incombe le contrôle de la compatibilité des lois avec le droit de l’Union européenne ou les engagements internationaux de la France, peuvent déclarer que des dispositions législatives incompatibles avec le droit de l’Union ou ces engagements sont inapplicables au litige qu’elles ont à trancher ».On sait que depuis la décision IVG (CC, 15 janvier 1975, Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse), le Conseil constitutionnel confirme la compétence des juges ordinaires pour connaître des moyens d’inconventionnalité soulevés contre une loi. On sait également que le juge administratif assume pleinement cet office depuis la décision Nicolo du Conseil d’État (CE, 20 octobre 1989, Nicolo). La complémentarité, sinon la similitude, du corpus des droits fondamentaux protégés par la Constitution et ceux protégés par les instruments internationaux, et particulièrement par la Convention européenne des droits de l’Homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, invite largement les requérants à mobiliser dans le même temps ces différents corpus. Il n’est donc pas rare qu’en plus de la QPC, une disposition législative soit contestée sur le fondement de la Convention européenne ou de la Charte.

La conjonction de ces deux éléments – contrôle de conventionnalité de la loi exercé par le juge administratif et mobilisation simultanée des moyens constitutionnels et conventionnels – conduit à des risques de « chevauchement » du contrôle.  Une loi constitutionnelle est-elle nécessairement conforme au traité international ?  Cette question rend au juge administratif une marge de manœuvre substantielle. Elle a dû être résolue dans deux des affaires commentées (M’Rida  et Mme Delanoy).

2 - Les formes de l’articulation

L’articulation entre ces deux contrôles est établie par l’arrêt M’Rida : « il appartient, par suite, au juge du litige, s’il n’a pas fait droit à l’ensemble des conclusions du requérant en tirant les conséquences de la déclaration d’inconstitutionnalité d’une disposition législative prononcée par le Conseil constitutionnel, d’examiner, dans l’hypothèse où un moyen en ce sens est soulevé devant lui, s’il doit, pour statuer sur les conclusions qu’il n’a pas déjà accueillies, écarter la disposition législative en cause du fait de son incompatibilité avec une stipulation conventionnelle ou, le cas échéant, une règle du droit de l’Union européenne dont la méconnaissance n’aurait pas été préalablement sanctionnée ». Le juge administratif préserve le caractère « prioritaire » de la question de constitutionnalité. Ce n’est qu’à la condition que la loi n’ait pas été abrogée qu’il examine, ensuite, sa conventionnalité. Deux raisons, l’une théorique, voire dogmatique, l’autre pragmatique, expliquent cette hiérarchie ou cette chronologie. La première réside dans la préséance accordée à la Constitution. Il s’agit de préserver la hiérarchie des normes. En préservant en premier lieu la conformité de la loi à la Constitution, on s’assure de sa validité dans un cadre normatif purement interne. La seconde raison tient à ce que, du fait des exigences de la procédure et des délais prévus aux articles 23-3 et 23-4 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958, le Conseil d’État doit examiner le bien-fondé de la demande de transmission dans les trois mois et, lorsqu’il transmet la QPC, doit surseoir à statuer dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel. Dans ces conditions, il lui est impossible d’examiner la conventionnalité de la loi avant que le juge constitutionnel n’ait statué.

Le recours au droit de la Convention européenne des droits de l’Homme est, dans l’affaire Mme Delanoy, assez subtil. La décision du Conseil constitutionnel avait partiellement annulé la loi du 4 mars 2002 qui limite la possibilité d’introduire certains recours en responsabilité médicale (litiges « Perruche »). Il avait jugé que la loi ne pouvait être applicable aux recours introduits antérieurement à l’adoption de la loi. Plus précisément, il refusait la rétroactivité de la loi aux « instances en cours ». Le Conseil constitutionnel n’avait pas défini cette notion. Le juge administratif interprète celle-ci au regard du droit de la Convention européenne des droits de l’Homme – et particulièrement de l’article premier du premier protocole additionnel. C’est bien « pour l’application des stipulations de l’article 1er du premier protocole » que le Conseil d’État délimite la notion « d’instance en cours ». On trouve dans cette position deux points qui méritent attention. D’une part, le Conseil d’État tente d’assurer une conciliation, à son niveau, entre les différents corpus de droits fondamentaux. En appliquant la décision du Conseil constitutionnel à la lumière de la Convention européenne des droits de l’Homme, il assure une cohérence bienvenue et un dialogue constructif des ordres juridiques. D’autre part, il démontre sa capacité à préserver une marge d’appréciation dans l’application des décisions du Conseil constitutionnel.

Dans l’affaire M’Rida, la mobilisation du droit de la Convention européenne est plus franche. L’architecture spécifique du recours avait conduit le juge administratif à distinguer deux périodes : celle antérieure à la date de la demande faite à l’administration, et celle lui étant postérieure. La seconde période entrait dans le champ d’application de la norme dégagée par le Conseil constitutionnel et par les nouvelles dispositions. La première en revanche en était exclue. Le Conseil d’État fait pourtant droit à la demande de la requérante, en fondant ses motifs uniquement sur le droit de la Convention. Il écarte donc l’application de la loi antérieure. Le droit de la Convention complète ainsi le droit constitutionnel, là où ce dernier n’est pas applicable.